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[ 14 février 2019 ] Imprimer

La représentativité en politique

Puisque la France traverse une grave crise de la représentation politique, nous avons souhaité interroger sur ce sujet Élodie Djordjevic, docteur en philosophie, secrétaire général de l'Institut Michel Villey, directrice-adjointe de Droit & Philosophie, secrétaire de rédaction de Jus Politicum.

La représentation en politique est-elle la rencontre de l’individualité et du collectif ?

Il me semble en effet que le rapport qu’elle met en jeu entre l’individuel et le collectif, entre le particulier et le commun, mais aussi entre la diversité – la multitude – et l’unité, est l’un des aspects fondamentaux de la représentation dans sa dimension politique, et peut-être ce qui spécifie la représentation politique comme telle. On doit en premier lieu à Thomas Hobbes une telle conception de la représentation (politique), concept qui, dans le Léviathan, permet de penser la manière dont une diversité d’individus mus par leurs intérêts particuliers peut se faire corps politique ou totalité véritable : pour le dire en termes hobbésiens, la représentation est ce par quoi la multitude devient peuple. Toutefois, chez Hobbes, cette idée de la représentation ne peut être saisie – et opératoire – que dans sa liaison essentielle avec la théorie de l’autorisation que ce penseur élabore et la sujétion qu’implique aussi son entente de la représentation : c’est parce que les individus consentent tous à se soumettre à une même « personne », le souverain (qui peut indifféremment être « un homme ou une assemblée »), parce que chacun autorise à parler et agir en leur nom ce Léviathan constitué par le consentement de tous, qu’est rendue possible l’unité du corps politique comme celle de l’État. C’est ainsi en se faisant sujets que les individus instituent le peuple et que, pluriels et d’abord liés par des rapports conflictuels, ils en viennent à composer ce collectif d’un type très particulier – car il s’agit d’une totalité dotée d’un principe de cohésion interne, non d’un tout agrégatif – qu’est le corps politique. Or, à l’égard de la constitution de ce « tout », la représentation joue un rôle essentiel, puisque « c’est l’unité de celui qui représente, non l’unité du représenté, qui rend une la personne » (Léviathan, chap. XVI).

Cet aspect de la représentation politique par lequel elle est non seulement rapport de l’individu au collectif, mais modificationtransformation du particulier en universel (ou, pour le dire moins pompeusement, en « commun » comme plan du politique), se retrouve également, quoi qu’au prix d’inflexions importantes, dans une pensée telle que celle de Hegel. Ce dernier refuse certes la forme « atomistique » de la représentation politique moderne selon laquelle chacun devrait, isolément et abstraction faite de toute détermination, « choisir » un député qui le représentera (dans une lignée ici rousseauiste, ce sont, comme assez traditionnellement, les Anglais et leur conception de la représentation qui sont visés par Hegel). Mais il voit aussi dans la députation, assise sur les différentes branches de la production produites par la division du travail (les « corporations) et les communes, ce par quoi les intérêts privés présents dans la société civile peuvent être « politisés », hissés au plan de ce qui, en eux, relèvent de l’intérêt général. Ainsi la « chambre basse » dont les § 301 et suivants des Principes de la philosophie du droit donnent les traits se présente-t-elle, dans sa dimension représentative, comme ce par quoi la particularité (des intérêts sociaux, notamment relatifs à la sphère de la production) peut être « universalisée » : est alors souligné le caractère proprement médiatisant (entre les individus particuliers et l’universel de l’intérêt général) de la représentation.

Quelles sont les conditions pour la mise en œuvre de la représentation dans un État de droit ? Quelles doivent être les qualités d’un représentant en politique ?

Je prends ici la liberté de grouper deux questions auxquelles il me paraît difficile de répondre séparément.

Si l’on s’en tient à une définition générale de l’État de droit comme étant d’abord cet État dans lequel la puissance publique est soumise – et donc limitée – par le droit et qui, partant, subordonne la politique au droit, il faudra dire que, dans ce contexte, la représentation, les représentants politiques et les modalités de désignation comme d’exercice de ceux-ci devront eux-mêmes avant tout satisfaire au principe de légalité, de distinction des pouvoirs et, plus généralement, au respect de règles de droit telles que fixées par la loi et, ultimement par la constitution. Ces critères restent toutefois formels et, plus avant, l’une des composantes traditionnellement posée comme fondamentale s’agissant du lien entre représentant et représenté est la confiance (dont John Locke fait un trait essentiel du trust – concept majeur de sa philosophie politique), de telle sorte qu’il importe au plus haut point, dans un système représentatif, que, d’une part, les conditions institutionnelles de mise en œuvre de la représentation soient à même de garantir et de soutenir cette confiance des représentés envers leurs représentants, mais aussi, d’autre part, que le fait d’être fiable se présente comme une qualité essentielle de ces derniers. Mais la confiance est aussi de l’ordre du sentiment et si des dispositions institutionnelles peuvent être conçues qui doivent la produire, elle est fragile et ne se décrète pas. De fait, il me semble que la crise actuelle (ou plutôt, peut-être, qui se manifeste pleinement actuellement, mais qui est en réalité ancienne) est précisément liée à cette exigence si essentielle de confiance pour la représentation politique, son efficace et la reconnaissance de sa légitimité.

Toutefois, il faut ici souligner que les conditions de la mise en œuvre de la représentation et les difficultés qu’elle est susceptible de poser dans un État de droit ne recoupent pas nécessairement les enjeux soulevés par la représentation dans sa liaison avec la démocratie (non, bien entendu, qu’État de droit et démocratie soient opposées, mais ils ne s’impliquent pas nécessairement l’un l’autre – des tensions entre leurs principes est possible – et, en tout cas, ils ne sauraient en toute rigueur être identifiés). Or, il me semble que la crise actuelle de la représentation relève plus spécifiquement des liens très compliqués qu’entretiennent entre eux démocratie et représentation. Comme le relève B. Manin dès les premières lignes de son ouvrage devenu classique, Principes du gouvernement représentatif, la « démocratie représentative », pour évidente que la locution soit pour nous afin de désigner nos régimes politiques, recèle un paradoxe, voire une contradiction, ce que les pères du « gouvernement représentatif », d’ailleurs assez hostiles à la démocratie, avaient bien en tête. D’où, peut-être, le fait que la « crise de la représentation » soit presque aussi ancienne que la démocratie représentative elle-même, c’est-à-dire de ce type de forme politique assise sur l’idée que le rapport de commandement/obéissance ou encore gouvernants/gouvernés que met en œuvre la politique est dans le même temps exercé sur des êtres libres et égaux entre eux, et qui place en son centre la volonté des individus, conçue comme consentement (conception qui permet de penser la volonté comme délégable dans son exercice), comme base de la légitimité.

Si la démocratie est pouvoir du peuple, et que, en démocratie, on pose que chaque citoyen est simultanément, mais sous deux aspects distincts, à la fois gouvernant (en tant qu’il participe à l’élaboration des lois, directement ou indirectement) et gouverné (en tant qu’il est soumis à ces lois et à la puissance qui les garantit), la difficulté du lien entre démocratie et représentation vient en partie de cela que, de fait, les gouvernants se « distinguent » des gouvernés. Que ceux-ci soient élus ou tirés au sort (comme Platon affirmait, dans Les Lois, qu’il s’agit du mode de désignation cohérent pour une démocratie, régime dans lequel tout citoyen a un titre égal à gouverner) ne change pas la nature de la chose, qui consiste en ce que certains exercent pour d’autres le pouvoir de décider des lois qui doivent valoir pour tous et dont tous doivent pouvoir se reconnaître co-auteurs. Or, non seulement il ne va pas de soi que le pouvoir de vouloir puisse être ainsi délégué, c’est-à-dire que l’on puisse vouloir à ma place – c’est l’objection du Contrat social (III, XV) –, mais, en outre, il faut bien ajouter que la sélection des représentants par l’élection ajoute à la difficulté en contexte démocratique, car l’élection relève, comme telle, du principe aristocratique – d’ailleurs toujours susceptible de dégénérer en quelque chose de purement oligarchique, voire ploutocratique. C’est cette présence irréductible en elle d’un élément aristocratique qui fait écrire à B. Manin que la « démocratie représentative » est la « constitution mixte des modernes », qui mêle sans réduction possible principes démocratiques et aristocratiques, mélange qui ne va pas sans tension. Mais si la représentation introduit un élément hétérogène à la démocratie, la démocratie, de son côté, peut aussi conduire à infléchir le sens de la représentation. Si, comme Tocqueville l’a montré, la démocratie est tout autant un fait social marqué par l’égalité (et l’égalisation) des conditions qu’un régime politique, ce mouvement par lequel chaque homme voit en tout autre un semblable et qui proscrit la distinction tend à substituer à l’idée de médiatisation – et donc, possiblement de transformation de l’immédiat – impliquée par la représentation une exigence de ressemblance, par laquelle se trouve partiellement évacué son sens pleinement politique : on exige alors du représentant qu’il soit « représentatif » des individus qu’il est censé représenter, ce qui correspond à une sorte de perversion du principe représentatif dans sa dimension proprement politique, suivant laquelle la représentant n’est pas uniquement – voire pas du tout – censé représenter les individus et leurs intérêts privés, mais la représentation a une vocation médiatisante et possiblement constitutive, voire instituante (ainsi du sens qu’a la représentation, notamment, dans les conceptions mentionnées précédemment).

La vérité en politique n’est-elle qu’un jeu relationnel ?

C’est là une question qui intéresse au plus haut point le philosophe, et le plonge assurément dans l’embarras, tant les enjeux liés aux rapports de la vérité à la politique sont aussi importants que difficiles à résoudre ! De fait, de Platon à certains philosophes politiques les plus contemporains (je pense notamment aux théories de la « démocratie épistémique », initiées par les travaux de David Estlund), ils font l’objet d’une littérature abondante et d’un questionnement tenace. Comme il serait bien présomptueux – si cela même m’était possible ! – de prétendre résoudre ici en quelques lignes les difficultés que recèle cette question qui me semble fondamentale pour la philosophie politique, je me contenterai d’énoncer le double écueil dans lequel nous sommes susceptibles de tomber quand il s’agit de concevoir ces rapports :

D’un côté, affirmer que, en politique, la vérité n’est purement et simplement qu’un jeu relationnel revient à faire des rapports de force l’instance ultime de ce qui doit être tenu pour bon ou mauvais, juste ou injuste, s’agissant des affaires humaines et des décisions que les hommes ont à prendre concernant leur vie en commun. En effet, si j’entends bien la locution « jeu relationnel », elle renvoie à cela que, dans l’espace social et politique, des positions sont occupées et des points de vue – pour part relatifs à ces positions – sont tenus par les individus, que ces points de vue s’affrontent et que cet affrontement même constitue l’espace social et politique. Faire de la vérité ce qui résulte de ce jeu revient alors à la reléguer au champ de la relativité (des positions, des points de vue et de ce qui émerge de leur affrontement). Toutefois, non seulement cela implique que, en dernière instance, il n’y a tout simplement pas de vérité en politique (car qu’est-ce qu’une vérité posée comme relative ?), mais, chose plus grave peut-être sous l’aspect proprement politique de la chose, c’est la légitimité même des décisions appuyées sur une telle conception qui se présente comme douteuse. En effet, malgré les précautions institutionnelles que l’on pourrait prendre, comment faire en sorte que, dans les faits, la position qui sort victorieuse de ce jeu relationnel ne soit pas tout simplement celle qui est la plus puissante et la plus forte, mais dont rien ne garantit qu’elle soit ultimement la meilleure politiquement ou, pour le dire plus clairement : la plus juste ? Il semble que cela revienne à reconduire purement et simplement dans le champ politique des dominations qui trouvent leur origine et ont leur terrain d’exercice en dehors de lui, sans que celles-ci puissent véritablement être politiquement fondées, au sens aussi où elles seraient pleinement collectivement voulues.

Mais, d’un autre côté, si l’on tient que la vérité doit avoir partie liée aux décisions politiques et à la détermination de ce qui est juste ou injuste s’agissant de la pluralité des hommes et de la manière dont elle doit être réglée, il est bien difficile de déterminer le type de vérité duquel il est question en politique, ou encore de savoir selon quelle acception ce concept peut dans ce domaine légitimement prendre sens. Il est sans doute impropre – et même à certains égards dangereux – de faire jouer exclusivement en politique le paradigme de la vérité tel qu’il se déploie dans le champ théorique et qui répondrait de la double caractéristique de la nécessité et de l’universalité. Si le domaine des affaires humaines est celui dans lequel les choses arrivent et se produisent selon la modalité de la contingence et dans lequel de la normativité, du devoir-être, sont impliqués, et où nous avons à départager entre différentes fins et valeurs, il semble contestable, et en tous cas difficile, de penser la vérité “pratique” sur le modèle exclusif de la vérité « théorique ». Une telle conception, qui sous-tend au moins partiellement l’idée d’« expertocratie », de pouvoir des experts, conduit à réduire les enjeux politiques à des enjeux de connaissance. Or, non seulement il n’est pas du tout certain que ceux qui en savent plus savent nécessairement ce qu’il est mieux de faire, mais une telle position, qui s’appuie, pour reprendre les termes d’Hannah Arendt, sur le pouvoir coercitif de la vérité (lequel est en réalité très faible…), conduit sans doute à nier ce qui fait la spécificité de la politique – laquelle est aussi affaire de volonté, et de volonté collective, non de simple connaissance des choses – et à la réduire à une simple entreprise de gestion. En outre, sous couvert de se faire passer pour le « vrai » qui s’impose comme nécessaire et à quoi on ne peut opposer aucune autre possibilité (ainsi du fameux « TINA » de Margaret Thatcher : « There is no alternative »), il n’est pas certain qu’une telle réduction n’engage pas elle-même des valeurs, ni qu’elle soit en réalité moins partisane.

Bref, il me semble que si, en politique, il en va sans doute plus de la détermination de l’intérêt général que de la recherche de la vérité au sens strict, il est tout aussi problématique d’identifier que de séparer radicalement les deux.

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? Ou le pire ?

Ce n’est pas une question à laquelle il est évident de répondre. En la déplaçant un peu, je dirais que mon meilleur souvenir se rapporte à la découverte de la philosophie hégélienne, ou plus précisément au moment où j’ai commencé à la comprendre un peu (ce qui est loin d’avoir été immédiat !). De manière générale, mes meilleurs souvenirs sont liés à ces moments où l’on comprend, pour la première fois, quelque chose de nouveau, que l’on n’avait pas auparavant conçu et qui éclaire tout sous un nouveau jour. C’est la raison pour laquelle j’ai particulièrement aimé mes années de recherche, de la maîtrise aux années de doctorat : ce sont des années lors desquelles il arrive de connaître l’abattement parfois, l’inquiétude toujours, mais aussi, avec leurs éclairs de la découverte, des moments de joie à mon sens incomparable !

Quel est votre héros de fiction préféré ?

Voilà encore une question redoutable ! Si cela m’est permis, je tricherai un peu en donnant un homme et une femme, issus d’un roman russe et d’un de nos grands classiques français : le Prince Mychkine (L’Idiot) et Mathilde de La Mole (Le Rouge et le Noir). Ce sont deux personnages évidemment très dissemblables, mais qui, pour des raisons différentes, m’impressionnent tous deux beaucoup !

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

 

Il m’est difficile d’isoler ainsi un droit de l’homme qui aurait ma préférence, c’est pourquoi je tricherai (une dernière fois !), en répondant par l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune », qui marque pour moi la force de la politique dans sa dimension déclaratoire : l’affirmation est tout autant toujours partiellement contrefactuelle qu’elle est position d’une exigence à satisfaire et à réaliser.

 

 

Auteur :Marina Brillé-Champaux


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