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L’actualité des personnes intersexuées
La Cour de cassation a rejeté jeudi 4 mai 2017 (n° 16-17.189) la demande d’une personne d’inscrire la mention de « sexe neutre » sur son état civil. Pour comprendre les enjeux de cet arrêt, la rédaction de Dalloz Actu Étudiant s’est tournée vers Benjamin Moron-Puech, docteur en droit, chercheur associé au Laboratoire de sociologie juridique (Université Panthéon-Assas) et à l’Institut d’ethnologie méditerranéenne européenne et comparative (CNRS – Aix-Marseille Université), maître de conférences à l’Université Paris II.
Quelle est la situation des personnes intersexuées ?
Les personnes intersexuées — lesquelles recoupent en partie ce qu’on appelait autrefois les personnes hermaphrodites — ne sont guère reconnues dans notre ordre juridique. Leur situation n’est prévue dans aucun texte de loi et en particulier pas dans le Code civil qui n’en traite pas. Cela résulte moins d’un oubli ou d’une volonté d’exclusion que de l’ignorance de ce problème par les rédacteurs de ce code. En effet, à l’époque où le Code civil a été rédigé, l’état de la science médicale était tel qu’on pensait que les « hermaphrodites vrais » n’existaient pas (Wilhelm E., « L'hermaphrodite et le droit », Revue d'anthropologie criminelle 1911), seule était reconnue l’existence de « pseudo-hermaphrodites masculins » et des « pseudo-hermaphrodites féminins », qui n’étaient donc perçus que comme des « erreurs de la nature », que l’on pouvait assigner dans l’un des deux sexes connus. Néanmoins, les médecins et les officiers d’état civil se sont progressivement rendu compte qu’il existait des « hermaphrodites vrais » ou à tout le moins des cas où il n’était pas possible de déterminer à la naissance si l’enfant devait être plutôt rattaché à la catégorie des hommes ou à celle des femmes. Ces situations ont ainsi conduit ces professionnels — en pratique d’abord, dans des instructions et des circulaires administratives ensuite — à permettre aux parents, de manière provisoire, de n’inscrire aucun sexe à l’état civil (V. le §55 de la circulaire du 28 oct. 2011 relative à l’état civil). Ainsi, espérait-on, les médecins pourraient à terme donner aux parents, le « vrai sexe » de leur enfant. Aujourd’hui encore, une circulaire permet provisoirement de n’inscrire aucun sexe ce qui, en pratique (cela dépend des logiciels d’état civil utilisés dans les mairies…), peut se traduire soit par l’absence de mention soit par la présence de la mention d’un sexe indéterminé. Ces situations sont même comptabilisées par l’INSEE qui reçoit des bulletins de naissance de toutes les mairies de France. En février dernier, lorsque j’ai interrogé les services de l’INSEE, il m’a été indiqué qu’une cinquantaine de personnes avaient la mention « i» renseigné pour leur sexe (« i » pour « sexe indéterminé »).
Cette absence de reconnaissance juridique se double d’une absence de reconnaissance de la normalité de leur corps. Aujourd’hui, ces personnes sont en pratique considérées comme des personnes malades qui doivent être soignées. D’où la réalisation dans leur très jeune âge d’opérations génitales dont de plus en plus d’auteurs et d’institutions estiment qu’elles constitueraient des mutilations, comparables à l’excision.
Que dit la Cour de cassation dans son arrêt ?
La Cour de cassation nous délivre deux messages. Le premier c’est que la loi française ne permet pas de reconnaître un sexe neutre. Cela peut sembler une évidence, mais en réalité la question pouvait être discutée. Certes, à s’en tenir à une analyse mot à mot de certains textes, y compris de la Constitution, l’on pouvait penser que seuls deux sexes existaient en droit français. Cependant, aucun de ces textes n’ayant été édictés en pleine connaissance de l’existence des personnes intersexuées, cela pouvait être discuté. En outre, aucun de ces textes — du moins ceux ayant une valeur législative — ne concernait l’état civil ; le seul texte mentionnant le sexe à l’état civil indique en effet seulement que la mention du sexe doit être inscrite, mais il ne dit pas laquelle ! Cela pouvait être d’autant plus discuté compte tenu des éléments historiques précédemment rappelés, à savoir la croyance des rédacteurs du code qu’il n’existait pas d’hermaphrodites vrais. Dès lors, une interprétation dite historique aurait pu conduire à défendre de nos jours leur reconnaissance, compte tenu de l’évolution des savoirs médicaux. Enfin, à l’heure où a été consacré par la Cour européenne des droits de l’homme un droit à l’autodétermination de son identité sexuée (CEDH 6 avr. 2017, A. P., Nicot et Garçon c/ France, n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13), droit qui semble désormais sous-jacent à la nouvelle procédure française de modification du sexe à l’état civil (C. civ., art. 61-5 s.), il aurait été tout à fait compréhensible de soutenir que ce droit à l’autodétermination impliquait la reconnaissance d’un sexe neutre. Telle n’a pourtant pas été l’interprétation de la « loi française » retenue par la Cour de cassation.
Le deuxième message délivré par la Cour est que cette absence de reconnaissance d’une identité sexuée ne constitue pas une violation du droit à la vie privée du demandeur. Pourquoi ? Premièrement, cette atteinte répond à un but légitime, en ce sens qu’elle constitue un « élément fondateur » de notre « organisation sociale et juridique ». Deuxièmement car, dit la Cour de cassation, cette atteinte est proportionnée, en ce sens que « la reconnaissance par le juge d’un « sexe neutre » aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français construites à partir de la binarité des sexes et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination ».
Que pensez-vous de son argumentation ?
Sur le premier message — l’existence d’une loi française empêchant de faire figurer l’indication d’un sexe neutre —, il me semble que la combinaison de l’ensemble des méthodes d’interprétation aurait dû conduire à une autre réponse que celle retenue par la Cour. Comme je l’ai montré plus haut, il y avait plus d’argument juridique en faveur de la reconnaissance, qu’en défaveur de celle-ci.
Sur le second message, le raisonnement de la Cour est encore plus discutable. En effet, lorsque la Cour de cassation décide de rechercher elle-même si l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales a été respecté en l’espèce, elle commet un certain nombre d’erreurs de droit au regard de la méthode utilisée par la Cour européenne des droits de l’homme dans un raisonnement en termes d’ingérences au droit à la vie privée. Premièrement, la Cour de cassation ne vérifie pas si l’atteinte au droit du requérant était prévue par une loi accessible et prévisible. Or, c’est là une condition nécessaire à la licéité de l’atteinte au droit à la vie privée. Deuxièmement, le but légitime avancé par la Cour ne fait pas partie tel quel de la liste — limitative — des buts énoncés par l’article 8 et il est loin d’être certain qu’on puisse le faire rentrer dans les buts existant. Troisièmement, le contrôle de proportionnalité mené par la Cour est mené in abstracto, c’est-à-dire de manière générale, sans tenir compte de la situation particulière du requérant. Or, la Cour européenne exige de réaliser un contrôle in concreto.
Quel est le contexte européen en ce domaine ?
Cette décision de la Cour de cassation est rendue dans un contexte de reconnaissance progressive des personnes intersexuées en droit international et en droit comparé. En droit international, plusieurs organisations internationales reconnaissent des identités sexuées non binaire, c’est-à-dire autres que masculin ou féminin : l’ONU, le Conseil de l’Europe (Résolutions nos 1728 [2010] et 2048 [2015] de l’assemblée parlementaire), l’Union européenne ou encore la Commission internationale de l’état civil (spéc. les conventions nos 25 et 34). Quant au droit comparé, plusieurs pays ont reconnu l’existence d’identité sexuée qui ne soit ni masculin ni féminin, en particulier l’Australie dans une décision de sa Haute Cour en 2014. Le cas de l’Australie est particulièrement intéressant dans la mesure où, devant la Haute Cour, le ministère public avait soutenu que la reconnaissance d’une troisième identité perturberait gravement le système juridique. La Haute Cour, cependant, examinant dans le détail cet argument, a été forcée de le rejeter compte tenu du peu de règles dépendant du sexe. Or, devant la Cour de cassation, qui n’a pas semble-t-il procédé à un examen aussi approfondi, l’argument a été jugé pertinent et a conduit la Cour à conclure que cette reconnaissance d’un sexe neutre perturbant notre « ordre social et juridique », il n’était pas possible d’y procéder par la voie jurisprudentielle.
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?
Je ne sais pas si c’est le meilleur, mais en tout cas c’est un souvenir marquant, le souvenir d’un regard…
Cela se passait lors de l’inauguration de la salle de droit civil, laquelle est une bibliothèque accessible aux étudiants de Master II. À l’occasion de cette inauguration, une petite fête avait été organisée et, Pierre Catala, que vos lecteurs de deuxième année doivent connaître (c’est sous sa direction qu’avait été rédigé le premier projet de réforme français du droit des obligations), avait été invité pour dire quelques mots. À un moment, lors de ce magnifique discours, où Pierre Catala nous narrait l’histoire des locaux de l’Université et notamment de cette salle de droit civil, j’ai quitté un instant des yeux Pierre Catala pour observer l’assistance. Et c’est alors que je les ai vus : les regards de mes professeurs. Ceux-là même que j’admirais, que je plaçais au-dessus de tout dans mon « Panthéon des Professeurs » et qui faisaient briller mes yeux lorsque je les écoutais, et bien eux aussi, à leur tour, devant Pierre Catala, avaient ce même regard empli d’admiration ! Et, l’espace d’un instant, j’ai aperçu dans mes Professeurs admirés, les étudiants captivés qu’ils avaient eux aussi été devant leur maître !
Quel est votre héros de fiction préféré ?
Sans aucune hésitation : Batman ! Ce justicier masqué agissant dans l’ombre, dont j’ai dévoré les aventures pendant de longues années le dimanche matin à la télévision et que j’ai retrouvé avec une grande joie dans les derniers films de Christopher Nolan !
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
Je crois que c’est l’interdiction des discriminations, version négative de l’égalité. Pourquoi ? Et bien car c’est à mes yeux à la fois le droit de l’homme le plus intuitif — la raison d’être du droit n’est-elle pas d’ailleurs l’égalité : poser des règles générales pour que les situations soient régies équitablement ? — , le plus général — l’interdiction des discriminations recoupe tous les autres droits de l’homme —, mais aussi peut-être le plus complexe, car comment savoir s’il y a discrimination ? À partir de quand deux objets sont-ils jugés identiques et vont-ils dès lors se voir appliquer ce principe. Voyez l’égalité des sexes : dire que l’homme est l’égal de la femme et que les traiter différemment est une discrimination, implique d’abord de penser que l’homme est comparable à la femme, mais s’il est comparable, pourquoi l’appeler différemment ? C’est donc ce caractère intuitif et général, mêlé d’une grande complexité, qui en fait à mes yeux tout le charme !
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