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L’artiste et son œuvre : quelles différences ?
Peut-on publier des textes antisémites de l’écrivain Céline ? Faut-il les lire ? Dieudonné est-il condamné pour ses œuvres ou pour sa vie ? Peut-on rire avec lui ? Écouter Bertrant Cantat ? ou ne pas l’écouter ? Aller voir Le film de Polanski ou ne pas y aller ? Confusion et choix personnels pour les lecteurs et les spectateurs… Pour un regard juridique sur ce questionnement, c’est Dany Cohen, professeur des universités à Sciences Po, qui s’y colle !
Peut-on publier des textes antisémites de l’écrivain Céline ? Faut-il les lire ?
Non seulement on peut les publier mais on le doit, aussi répugnants soient-ils. Deux raisons à cela : d’abord, ne pas publier ces textes alors que des œuvres majeures comme Voyage au bout de la nuit le sont reviendrait à enjoliver Céline en dissimulant à ses lecteurs une face effroyable de sa personne et donc à les tromper. Ensuite, la liberté d’expression proscrit à juste titre la censure, nos lois permettant à chacun de s’exprimer librement à charge d’en assumer ensuite les conséquences devant les tribunaux s’il est vivant ou de subir le jugement de l’Histoire s’il n’est plus. Interdire ces textes reviendrait à la fois à une censure et à déguiser Céline, écrivain majeur, en un personnage honorable qu’il n’est pas. Je ne dirais pas qu’il faut les lire : la décision relève de la liberté de chacun.
Même réponse pour Mein Kampf — c’est une part de notre histoire et la Justice a eu la sagesse d’imposer l’insertion d’un avertissement (essentiel) plutôt que de l’interdire — ou pour les propos où Dieudonné regrette à mi-mots les chambres à gaz. J’ai d’ailleurs critiqué (La liberté de créer, in Droits et libertés fondamentaux, Dalloz, 2019, n° 634) l’arrêt par lequel le Conseil d’État — réformant le jugement du tribunal administratif qui avait statué en sens contraire a approuvé l’interdiction de son spectacle. Quant à rire avec lui… ayant écouté l’extrait que j’évoque, je n’y ai rien trouvé de drôle mais un épais et bête premier degré. Ma réaction ne tient d’ailleurs pas au sujet : on peut rire de n’importe quel sujet, le tout étant de savoir comment, dans quelles conditions, avec qui… À preuve, avec La vie est belle, Roberto Benigni a superbement réussi un film comique sur les camps de concentration (Oscar du meilleur film étranger 1999) ; et les jeux verbaux de Pierre Desproges sur les juifs, en référence notamment à la Seconde Guerre mondiale, témoignent de sa virtuosité dans le maniement du deuxième degré et de la finesse avec laquelle il ridiculisait le racisme.
Quelles sont les limites juridiques entre l’œuvre et son auteur ?
Ne pas séparer l’œuvre de son auteur (ou plus précisément du comportement de celui-ci) pose d’insurmontables problèmes et est à bien y réfléchir absurde. D’abord par les conséquences d’un tel choix : un singulier appauvrissement de ce qu’il est permis de lire, voir ou écouter et donc de l’éventail culturel autorisé : impossible de lire Heidegger – il adhéra au parti nazi — Sade, Rousseau – il abandonna ses enfants – Céline, Simenon – qui affirmait avoir couché avec un millier de femmes, dont de nombreuses prostituées – d’écouter Maurice Chevalier, de regarder, entre autres, les films de Leni Riefenstahl, voire ceux où apparaissent des acteurs ou actrices qui ont versé dans la Collaboration – ce qui oblige à scruter à l’avance les génériques, un dictionnaire historique à la main – et peut-être aussi les quelques films russes qui furent produits grâce à l'argent du régime stalinien ; et l’on pourrait allonger la liste. Quid des livres d’anciens bagnards comme Papillon (Henri Charrière) ? La question s’énonce simplement : faut-il réduire au silence les réprouvés ?
Répondre par l’affirmative c’est en outre – deuxième problème – procéder à l’ablation et du droit – il n’y a pas de procès équitable sans contradiction, c’est-à-dire sans libre expression d’opinions contraires – et de toute dimension historique, en s’inscrivant dans un « présentisme » qui tient pour universellement acquis que les conceptions en vigueur à l’instant présent sont d’évidence ; chaque époque réagissant de même, on aurait, à suivre ce principe de censure, légitimement interdit Proust, Yourcenar, Gide ou Virginia Woolf, puisqu’ils avaient des goûts sexuels jugés déviants, malsains – pour employer des mots bien plus feutrés que ceux utilisés en leur temps.
Enfin, cette approche ajuridique est déroutante : si l’on prétend ne plus s’en remettre à la Justice et à ses jugements (ou plus tard à celui de l’Histoire) et subordonner la lecture, la vision ou l’audition d’une œuvre à une rectitude morale de l’auteur, comment s’accorder sur le contenu de cette morale et le degré de rectitude exigé ? Qui en décidera ? Qui peut se prétendre investi de la légitimité (en clair de la supériorité morale) autorisant à décider si un créateur est digne d’être lu, vu ou écouté ? Si c’est chaque individu en son for intérieur et pour lui-même, rien de nouveau sous le soleil – encore que pour ma part, j’en éprouve toujours un embarras qui s’exprime en peu de mots : qui suis-je pour juger les autres ? Si c’est l’opinion et afin de prescrire aux autres leur comportement, n’y a-t-il pas, sur le principe, de quoi s’alarmer… outre les questions sans réponse : à partir de quel pourcentage d’opinions défavorables sur l’auteur faut-il proscrire l’œuvre ? L’opinion minoritaire a-t-elle toujours tort ?
Cet ensemble de raisons, joint aux remarquables réflexions de Philippe Lançon dans Charlie Hebdo du 20 novembre 2019, m’a conduit à aller voir le film de Polanski ; avec, aussi, cette autre considération : mettre à l’index une œuvre qui a requis un travail d’équipe, c’est, de fait, étendre la stigmatisation à tous ceux qui d’une manière ou d’une autre y ont œuvré ; je ne suis pas sûr que cela soit juste.
Faut-il écouter Bertrand Cantat ?
Son cas se pose en des termes différents : il fut jugé coupable et condamné en justice ; mais il a purgé sa peine. Le choix individuel de ne plus l’écouter se comprend et relève de la liberté de chacun ; estimer qu’on doit le boycotter jusqu’à la fin de ses jours revient en revanche à dire que l’opprobre doit être éternelle, sa dette envers la société inextinguible et toute rédemption par principe impossible, en somme que la décision de justice est bienvenue en ce qu’elle l’a déclaré coupable mais insuffisante en ce qu’elle ne l’a pas définitivement retranché du groupe, en sorte que le fait qu’il veuille encore avoir une vie sociale fait scandale. Venu de l’Antiquité, ce mode de pensée fut jadis dominant : la marque au fer sur le corps du galérien puis du bagnard répondait à cette idée, de même que la mort civile – une fois libéré, le condamné était tenu pour mort et perdait donc sa personnalité juridique – qui figurait jadis dans bien des législations, dont notre Code pénal ; jugeant cette peine inhumaine trop cruelle, les hommes du XIXe siècle l’abolirent, en 1825 en Pologne, 1831 et Belgique, 1854 chez nous et 1906 au Québec.
Quelles peuvent être les responsabilités de l’auteur pour son œuvre ?
Question d’autant plus pertinente qu’elle emploie le pluriel, réponse difficile. De Gaulle écrivit « le talent est un titre de responsabilité », mais cette responsabilité peut être morale, politique ou juridique, donc se situer sur trois registres fort différents. Des exemples simples comme la Radio des mille collines – qui appela ouvertement à massacrer au moment du génocide au Rwanda et justifie indiscutablement une responsabilité pénale – ou le fait d’incriminer l’appel à la haine raciale ne doivent pas faire oublier que l’on chemine là sur une ligne de crête, puisqu’il s’agit ici de juger (lato sensu) non plus les actes de la vie de l’auteur mais le contenu de son oeuvre.
Que la liberté d’expression ne puisse certes pas être totale et absolue – l’idée qu’elle le serait aux USA n’étant qu’un trompe-l’œil, d’ailleurs truffé d’inconvénients – ne lui ôte pas son importance cruciale, tant pour la démocratie que pour la réflexion de chacun, laquelle impose une extrême prudence avant d’y toucher. À cet égard, la jurisprudence judiciaire française représente un modèle, spécialement en un temps de montée simultanée de l’outrance et du désir de censure. S’en affranchir substituerait à une rationalité assise sur des droits fondamentaux lentement acquis, bref à un socle commun, issu de délibérations, la subjectivité individuelle de l’instant et la pulsion, aussi fugace soit-elle, pourvu qu’elle soit forte. Cela conduirait à interdire les livres d’Ellroy, ceux de Dan Simmons, Lolita de Nabokov, certains textes de Verlaine, Les onze mille verges d’Apollinaire, au moins un tome d’À la recherche du temps perdu, etc.
C’est un contre-exemple de ce type que bâtissent les réseaux sociaux et notamment Facebook. Sous couvert de promouvoir une liberté d’expression totale, leurs algorithmes (écrits par des humains) laissent libre cours à la haine comme à des images de violences inouïes —retirant, parce qu’attentifs à quelques signaux forts, les vidéos de décapitation lorsque les gouvernements parviennent à s’unir pour le leur demander – mais censurent la moindre image de sein. Ainsi apparaît un double paradoxe : l’Index de l’Église, disparu depuis longtemps, fait place à celui de quelques entreprises, qui esquisse, notamment en direction des jeunes de plus de 15 ans, une gradation implicite du visible (donc acceptable) et du mal : ceux-ci ont, comme on a pu le dire, le droit de voir ce qu’ils n’ont pas le droit de faire (meurtres, violences) mais pas celui de voir ce qu’ils ont le droit de faire.
Questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?
J’en ai plusieurs, ayant eu la chance d’avoir, d’abord à Paris XIII, des professeurs éblouissants. Le cours de droit constitutionnel du Doyen Georges Lescuyer était dense, brillant, spirituel ; on en sortait avec l’impression d’être plus intelligent, de même que des TD de Michel Grimaldi, Francis Caballero, Jérôme Huet. Ce sentiment grisant d’accéder à une galaxie fut accentué en DEA par Prosper Weil et François Terré.
Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?
Sibel (dans le film du même nom), jeune femme qui résiste farouchement au machisme de son village d’Anatolie et Will, dont la condition n’entame pas la force de caractère, dans Le petit arpent du Bon Dieu, d’Erskine Caldwell.
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
J’hésite à marquer une préférence, car beaucoup d’entre eux forment à mes yeux un ensemble. S’il fallait vraiment choisir, ce serait et la liberté d’expression (et de création) et la liberté d’aller et venir. Bien que parfaitement distinctes, il me semble que, sans l’autre, chacune perdrait une partie de sa force. J’y ajouterais, car c’est pour moi une conquête essentielle des sociétés urbaines, hélas sérieusement remise en cause aujourd’hui, le droit à la vie privée.
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