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L’association Sherpa
Sherpa, association loi de 1901, a déposé une plainte en mars 2015 contre Vinci Construction, pour travail forcé, réduction en servitude et recel sur des chantiers au Qatar. Laetitia Liebert, directrice de la structure créée en 2001, a bien voulu nous éclairer sur la défense des victimes de crimes économiques.
Quelles sont les principales activités de l’association Sherpa ?
Sherpa utilise ses compétences et son savoir-faire juridiques pour prévenir et combattre les crimes économiques générés par les acteurs économiques affectant des groupes de populations soit :
– les atteintes aux droits humains (économiques, sociaux, culturels, civils, politiques) et les dommages environnementaux ;
– et les flux financiers illicites (l’argent gagné, transféré ou utilisé illégalement ou de façon illicite notamment du fait de corruption, blanchiment d’argent ou évasion fiscale).
Pour prévenir et combattre ces crimes économiques, Sherpa utilise 3 moyens d’action :
– le renforcement des cadres juridiques : Sherpa sensibilise les autorités publiques, les acteurs économiques, et l’opinion publique afin de promouvoir une régulation juridique efficace des activités commerciales et financières au niveau national, européen et international ;
– le contentieux : Sherpa appuie le renforcement des cadres juridiques par des actions judiciaires ou extrajudiciaires, et utilise les outils juridiques disponibles pour lutter contre l’impunité des acteurs économiques, ouvrir la voie à des jurisprudences pionnières, et permettre l’accès à la justice des populations victimes ;
– le transfert de compétences (« caravanes juridiques ») : Sherpa transmet son expertise aux acteurs et experts locaux dans les pays en développement, afin que les communautés puissent faire valoir leurs droits et s’organiser pour améliorer les lois et les procédures juridiques locales.
Quels sont les faits pour lesquels vous avez porté plainte contre Vinci ?
Nous avons mené une enquête au Qatar en novembre 2014, à la suite de l’alerte donnée par la Fédération nationale des salariés de la construction, bois et ameublement de la CGT. Les enquêtes menées sur place ont conclu à l’utilisation, par la filiale qatarie de Vinci Construction et ses sous-traitants, de menaces diverses pour contraindre une population vulnérable à des conditions de travail et d’hébergement indignes et à une rémunération dérisoire.
En effet, les preuves dénoncent des conditions de travail inhumaines et dangereuses, en violation des lois internationales (et même locales), qui expliquent les fréquents accidents et décès sur les chantiers au sein d’une population jeune. Les passeports sont confisqués par l’entreprise et les travailleurs subissent des menaces s’ils revendiquent leur droit à de meilleures conditions de travail ou de logement, s’ils désirent démissionner ou changer d’employeur. Ils sont ainsi contraints d’accepter des conditions de travail indignes et sans rapport avec la rémunération qu’ils reçoivent.
Ceci est d’autant plus ironique que beaucoup d’ouvriers signent leur contrat avec Vinci parce qu’ils pensent qu’étant une entreprise française, pays des droits de l’homme, ils bénéficieront de conditions de travail respectueuses de leurs droits.
Auprès de quelle juridiction et selon quels fondements juridiques la plainte fut-elle déposée ?
Sherpa a déposé plainte le 23 mars 2015 pour les infractions de travail forcé, réduction en servitude, et recel contre Vinci Construction Grands Projets (VCGP) et les dirigeants français de sa filiale Qatarie (QDVC), commises à l’encontre des migrants employés sur leurs chantiers au Qatar.
Cette plainte a été déposée auprès du parquet de Nanterre, localisation du siège de VCGP, l'un des défendeurs, conformément à l’article 42 du Code de procédure civile.
Nous espérons que cette plainte puisse créer une jurisprudence et soit le début de la fin des violations des droits des travailleurs dans le Golfe, par les entreprises du bâtiment et les multinationales en général.
En effet, Vinci est la première entreprise de construction au monde et celle qui a remporté le plus de marchés pour les chantiers autour de la Coupe du monde au Qatar. De son côté, le Qatar est le pays le plus riche du monde. Ces deux acteurs puissants ont les moyens de montrer l’exemple.
Quel est le contenu et quelles sont les chances d’aboutir de la proposition de loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et donneuses d’ordres actuellement en cours d’adoption devant le Parlement ?
La mondialisation est à l’origine de nouvelles formes d’impunité : celle des acteurs économiques et financiers ayant une activité transnationale. Sherpa a identifié, depuis 2001, la nécessité de responsabiliser légalement les maisons mères par rapport à leurs filiales et sous-traitants pour les violations de droits humains et dommages environnementaux que peuvent provoquer leurs activités ainsi que celles de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs à l’étranger.
Le 30 mars 2015, l’Assemblée nationale a adopté, en première lecture, une proposition de loi représentant un premier pas, et donc une avancée historique en ce sens. Leur responsabilité pourra ainsi être engagée devant le juge en cas de manquement à cette obligation de vigilance.
Le contenu du texte comporte malheureusement certaines limites : la loi ne vise que les grands groupes (5 000 salariés en France ou 10 000 en France et à l’étranger), et ne concernera donc pas certaines entreprises à hauts risques comme celles impliquées dans des drames humains tels que celui du Rana Plaza.
De plus, l’accès à la justice des victimes reste précaire : il leur revient toujours de prouver la faute de l’entreprise et le lien de contrôle entre la maison mère et ses filiales et sous-traitants.
Enfin, la loi prévoit la publication d’un décret dont le contenu risque d’affaiblir la portée du texte, voire d’en annuler les effets si ce dernier tarde à paraître.
Malgré les limites de ce texte, l’adoption de cette proposition de loi reste un premier pas important, et nous espérons que cela stimulera l’adoption d’une directive au niveau européen prochainement, et d’un traité international à plus long terme, suite à la saisie du Conseil des droits de l’homme de l’ONU en juin 2014 par l’Équateur et l’Afrique du Sud en ce sens.
L’opinion publique est informée grâce aux réseaux sociaux et à Internet des violations commises partout dans le monde, et les acteurs économiques sont obligés de tenir compte de cette opinion publique dans leur stratégie pour ne pas perdre leurs consommateurs, voire leurs investisseurs.
L’histoire est en marche et la France, pays des droits de l’homme, pourrait montrer l’exemple, grâce à cette proposition de loi.
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? Ou le pire ?
Mon meilleur souvenir d’étudiant reste mon année ERASMUS en Andalousie à Cordoba. À mon époque, les étudiants voyageaient peu, contrairement à ce qui leur est offert maintenant dans le cadre de leurs études, et j’étais donc la seule de ma grande école à pouvoir bénéficier de ce privilège. Le plongeon dans un mode de vie et une philosophie différents, empreints de 700 ans de domination arabe, qui a permis des échanges scientifiques entre les diverses civilisations et la cohabitation des trois religions juives, chrétiennes et musulmanes, m’ont enrichie et ouvert à d’autres modes de vie et de pensée. C’est aussi cette empreinte qui m’a permis de travailler et vivre de longues années au Moyen-Orient, par la suite dans différents pays.
Quel est votre héros de fiction préféré ?
Enfant, je dévorais un livre par jour, alors il m’est difficile de choisir…
Je crois que mon héros préféré est un anti-héros : Ahmed, le narrateur de La nuit sacrée de Tahar Ben Jelloun, est une jeune fille marocaine que son père a fait passer pour un homme toute sa vie, afin de ne pas connaître le déshonneur de ne pas avoir d'héritiers masculins. Après la mort de son père, lors de la « nuit sacrée » (la 27e nuit du Ramadan), elle reprend son identité féminine, et décide de partir, en laissant tous ses mauvais souvenirs derrière elle.
Avant de provoquer des changements, on les imagine d’abord. Notre monde se limite à ce qu’on est capable de concevoir. Par ailleurs, avant toute grande réalisation, à la source existait une utopie. Pour cette raison, j’apprécie et valorise particulièrement le mélange de réalisme parfois brutal et violent qui décrit durement certains aspects de la société marocaine, et le surréalisme lyrique de ce conte. Cent ans de solitude du Colombien Gabriel Garcia Marquez fait appel au même réalisme magique.
Et puis je pense que la poésie, la beauté et l’art en général, que peuvent apporter l’imaginaire et la sensibilité, sont un luxe et le privilège ultime de l’homme, auquel chacun n’a malheureusement pas toujours accès.
J’ai aussi été très marquée dans mon enfance par l’enfant de Black Boy de Richard Wright. Son histoire permet de comprendre dans quelles conditions les Noirs vivaient dans les années 1930 aux États-Unis. Une énorme prise de conscience de l’inégalité des humains sur cette terre.
Il est clair pour moi qu’on ne naît pas « héros » mais que seules des circonstances de vie difficiles mettent à jour une personnalité héroïque (ou pas). Il y a peut-être beaucoup d’héros en puissance qui s’ignorent, parce qu’ils ont la chance de connaître des conditions de vie agréables et aisées !
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
Le droit à l’égalité de traitement quel que soit la race, la religion, le sexe, la nationalité, etc..
La mondialisation actuelle, dérégulée, autorise un dumping social généralisé des multinationales qui profitent de lois locales moins protectrices dans certains pays pour maximiser leur profit (et non le générer, la nuance est importante). Ce qui scandalise chez nous, est admis chez les autres.
Je ne veux pas vivre dans un monde à deux vitesses où la justice n’existe que pour certaines populations.
La recherche du profit et la cupidité doivent trouver leurs limites a minima dans le respect élémentaire des droits fondamentaux. C’est seulement à ce prix que le « vivre ensemble » redeviendra possible.
Références
■ Code de procédure civile
« La juridiction territorialement compétente est, sauf disposition contraire, celle du lieu où demeure le défendeur.
S'il y a plusieurs défendeurs, le demandeur saisit, à son choix, la juridiction du lieu où demeure l'un d'eux.
Si le défendeur n'a ni domicile ni résidence connus, le demandeur peut saisir la juridiction du lieu où il demeure ou celle de son choix s'il demeure à l'étranger. »
■ Proposition de loi M. Bruno Le Roux relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre.
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