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[ 2 novembre 2017 ] Imprimer

Le déboulonnage de statues de soldats confédérés aux États-Unis

Cet été 2017, les États Unis ont connu un nouvel épisode de la lutte des militants des droits civiques contre les suprématistes blancs américains autour du déboulonnage des statues de soldats confédérés au temps de la guerre de Sécession. Vincent Michelot, professeur de civilisation américaine à Sciences Po Lyon, a bien voulu répondre à nos questions sur ce sujet.

Quel est le contexte du déboulonnage des statues de soldats confédérés par les militants des droits civiques ?

Dans le cas précis de la ville de Charlottesville, il s'agit d'une décision du conseil municipal qui, à l'instigation de plusieurs organisations de défense des droits civiques, a entrepris de déboulonner la statue de Robert E. Lee, le chef des armées de la Confédération pendant la guerre de Sécession, et de débaptiser le parc municipal qui portait son nom pour le renommer « Parc de l’Émancipation ». Comme dans de multiples autres villes du Sud (Baltimore, Birmingham...) où l'on a, essentiellement pendant les années 1920, érigé des monuments à la gloire de ce que l'on appelait de manière à la fois nostalgique et rebelle la « Cause perdue », on assiste depuis plusieurs années à un débat qui oppose :

– d'un côté les conservateurs qui estiment que Lee, Stonewall Jackson et d'autres généraux ou figures politiques de la Confédération, telles son président Jefferson Davis, font partie intégrante de l'histoire de la région et donc du patrimoine culturel et identitaire de ses habitants ;

– de l'autre, des militants des différentes organisations de défense des Noirs américains pour lesquels il est inacceptable que, plus de 150 ans après la fin de la guerre et l'abolition de l'esclavage, des symboles de la défense armée de « l'institution particulière», qui avaient de manière répétée affirmé la « supériorité de la race blanche » et donc justifié la pratique de l'esclavage et les violences insoutenables qui l'avaient accompagné comme « naturelles », trônent toujours dans les espaces publics américains.

L'affrontement s'est longtemps fait autour du drapeau confédéré, que certains États de l'ancienne Confédération comme la Caroline du Sud ont remis au goût du jour en le faisant flotter sur leur assemblée législative au moment du mouvement des droits civiques, en particulier en 1961, le centième anniversaire du déclenchement de la guerre. Le drapeau, les statues des « héros » de la Confédération, les monuments aux morts des soldats du Sud prennent donc une signification symbolique très particulière en fonction du moment où ils ont été érigés ou déployés mais aussi des rituels mémoriels auxquels ils sont associés. La statue de Robert E. Lee à Charlottesville, commandée en 1917 et installée en 1924, participe de la même célébration d'un Sud mythifié que le célèbre mais très controversé film Naissance d'une Nation (1915), qui présente le combat du Sud comme une « noble cause ». Pendant les années 1920, le Ku Klux Klan, qui rassemble plus de 4 millions d'Américains, affirme « la suprématie de la race blanche » et lutte contre tout ce qui, selon « l'Empire invisible », la menace, immigrants, Juifs, Catholiques ou encore Bolcheviques.

Après la Deuxième Guerre mondiale et alors que la déségrégation raciale s'amorce (le président Truman met par exemple fin en 1948 à la ségrégation raciale dans l'armée des États-Unis), le drapeau confédéré et les symboles associés vont devenir un hymne à la résistance du Sud contre une « deuxième occupation » par le Nord, le point de ralliement contre les politiques d'intégration raciale, dans les écoles, les universités, les assemblées législatives ou les conseils municipaux... Aujourd'hui, ces symboles sont une forme d'attrape-tout protestataire, contre un État fédéral soit disant dictatorial, contre les politiques « d'action positive » (affirmative action), contre le « politiquement correct », contre l'égalité des sexes et finalement contre tout ce que l'on apparente au progressisme.

L’interdiction de l’esclavage est-elle inscrite dans le corpus constitutionnel américain ?

Le Treizième Amendement à la Constitution des États-Unis, adopté et ratifié en 1865, abolit officiellement l'esclavage. Son texte est simple et limpide : « Ni esclavage ni servitude involontaire, si ce n’est en punition d’un crime dont le coupable aura été dûment convaincu, n’existeront aux États-Unis ni dans aucun des lieux soumis à leur juridiction. » Il sera complété par deux autres amendements en 1868 et 1870, les Quatorzième et Quinzième. Le premier, qui ne fait nulle référence à l'esclavage ou à l'appartenance raciale, renverse la grammaire constitutionnelle des États-Unis en établissant une double citoyenneté pour tous les Américains et en plaçant clairement la citoyenneté fédérale au-dessus de la citoyenneté fédérée ; par ailleurs deux clauses fondamentales, « l'égale protection des lois » et la « procédure légale régulière » vont devenir les instruments juridiques de la lutte pour l'égalité, contre les discriminations et contre les menées liberticides des États à l'encontre leurs citoyens. De la fin du XIXe siècle jusqu'à aujourd'hui, la Cour suprême des États-Unis en étendra progressivement le sens (avec bien entendu certains moments de recul conservateur) et, en « incorporant » les droits des huit premiers amendements de la Constitution dans la clause de « procédure légale régulière », rendra la Déclaration des droits (1791) progressivement applicable aux États fédérés. Libertés d'expression ou de culte, droits des justiciables vont ainsi s'appliquer de la même manière aux deux niveaux de l’État américain. Quand bien même il n'y a pas, au lendemain de la guerre de Sécession, de passage à un nouveau régime ou à de nouvelles institutions, la rupture constitutionnelle introduite par ces trois amendements est telle que l'on doit parler de Deuxième ou de Troisième République américaine, selon que l'on compte ou non les Articles de confédération (1777-1788) comme une Première République.

Faut-il craindre cette guerre mémorielle ?

Les affrontements de Charlottesville en août 2017 ne sont malheureusement ni une aberration, ni un incident isolé. Il serait pourtant exagéré de parler de « guerre » au sens français du terme, mais le mot a aux États-Unis un sens plus malléable puisque l'on parle par exemple de « guerres culturelles ». Depuis la fin de la guerre de Sécession, l'histoire américaine est jalonnée d'affrontements parfois très violents autour des questions raciales (et donc des enjeux mémoriels), des exactions des Sudistes pour réimposer la ségrégation raciale pendant la période de la Reconstruction (1865-1876), jusqu'à la montée du Ku Klux Klan et la consolidation de la doctrine de « la séparation dans l'égalité » dans les années 1920 ; de la résistance au mouvement des droits civiques jusqu'aux émeutes urbaines entre 1965 (Watts) et 1968, après l'assassinat de Martin Luther King ; des émeutes de Ferguson à l'été 2014 jusqu'à la protestation du mouvement Black Lives Matter aujourd'hui.

Ce qui rend Charlottesville unique c'est l'agrégation hétéroclite de multiples groupuscules à la frange extrême de la droite américaine dans un lieu hautement symbolique de l’histoire américaine : néo-nazis, croisés de la guerre contre « le grand remplacement », suprémacistes blancs, alt-right, mouvements antisémites, nostalgiques de la « Cause perdue », nationalistes blancs, libertariens et survivalists rassemblé sur le campus de l'Université de Virginie, un établissement fondé en 1819 par Thomas Jefferson, l'auteur de la Déclaration d'indépendance mais surtout du Premier Amendement qui garantit les libertés d'expression et de culte. Ces événements sont inquiétants d'abord en raison du contexte politique et institutionnel dans lequel ils interviennent qui est caractérisé par une levée des tabous rhétoriques et lexicaux dans la sphère publique à la suite de la campagne électorale de 2016 et de l'élection de Donald Trump (beaucoup des slogans entonnés à Charlottesville avaient déjà été entendus lors de ses meetings de campagne dans le Sud), par l'effondrement inquiétant de l'establishment du Parti républicain qui est aujourd'hui dans l'incapacité absolue de tracer des lignes ou frontières ou de poser des interdits à sa droite, et par une campagne virulente et très bien organisée des médias de la droite nationaliste qui vise à paralyser les institutions et à créer le chaos dans les appareils partisans, à l'instar de Breitbart News, aujourd'hui de nouveau sous la direction d'un Steve Bannon qui a retrouvé sa liberté de parole depuis son éviction de la Maison Blanche.

Ces affrontements se font qui plus est dans un contexte partisan de très forte polarisation dans lequel Démocrates et Républicains s'écartent chaque élection un peu plus les uns des autres avec une disparition concomitante du centre au Congrès, et donc la très faible productivité législative qui en est la conséquence directe. Ces « guerres mémorielles », si l'on retient le terme, doivent donc surtout être vues comme un symptôme bruyant et nauséabond du délitement et du dérèglement du système politique américain, ainsi que bien sûr de la résurgence de la question raciale dans un contexte de montée en puissance d'un populisme blanc et nationaliste qui se voit légitimé par l'élection de Donald Trump.

Quels actes politiques peut-on imaginer (lois mémorielles, statues, interdictions, etc.) ?

Beaucoup des slogans entonnés par les manifestants de Charlottesville seraient pénalement répréhensibles en France. Ils sont aux États-Unis protégés par le Premier Amendement. Dès lors il est totalement illusoire d'envisager des interdictions de manifester ou encore des lois mémorielles qui seraient inconstitutionnelles, qu'elles soient votées par le Congrès des États-Unis ou par les assemblées législatives des États ou édictées par les conseils municipaux. La question des statues restera posée municipalité par municipalité, non pas tant sur le principe que sur les modalités pratiques de maintien de l'ordre, sur l'encadrement des manifestants. Les villes, qu'il s'agisse de Baltimore, de la Nouvelle Orléans ou de Charlottesville s'efforcent à ne pas transformer ces événements explicitement construits et préparés comme des actes de provocation en autant d'occasions pour les militants de la droite extrême de se présenter comme des martyrs de la liberté d'expression. Il est très difficile de combattre dans une sphère médiatique elle-même hyper polarisée ce discours de relativisme moral qui entretient l’ambiguïté, met sur le même plan manifestants suprémacistes et contre-manifestants anti-fascistes ou militants des droits civils à Charlottesville, qui pose que l'on s'en prendrait aujourd'hui à Robert E. Lee et à Jefferson Davis pour mieux déboulonner demain les statues de George Washington ou de Thomas Jefferson. Dans le système politique américain, une seule parole a véritablement le pouvoir de réconcilier et d'exercer une forme de magistère moral sur la nation depuis ce que l'on appelle le « bully pulpit » : il s'agit évidemment du président. Il y a dans l'histoire américaine une longue tradition de ces occupants de la Maison Blanche, d’Abraham Lincoln à Ronald Reagan en passant par Franklin Roosevelt ou John Kennedy qui ont réussi à transcender les valeurs républicaines dans les moments de crise morale et politique que la Nation a traversés. Les tweets matinaux de Donald Trump ne participent pas de ce rituel présidentiel. Le seul acte politique efficace se situe donc dans le succès à (très) long terme de politiques publiques de lutte contre les inégalités économiques et contre les discriminations dans la formation et dans le travail. Elles ne pourront se mettre en place qu'à partir du moment où les États-Unis connaîtront ce que l'on appelle dans le jargon de la science politique une « élection de réalignement » qui verra un des deux grands partis humilié jusqu'à la quasi disparition et l'autre armé d'une large majorité au Congrès et dans le Collège électoral portée par une coalition électorale recomposée.

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? Ou le pire ?

C'est un souvenir à la fois drôle et cuisant qui me vient immédiatement : un petit matin de juin 1980 dans le beau bâtiment du Parc de Saint-Cloud où se déroulaient les oraux du concours d'entrée à l’École normale supérieure. C'était un mercredi, jour de sortie du Canard Enchaîné, et mes deux examinateurs de culture générale littéraire, visiblement peu intéressés par ma tentative peu inspirée et sans doute très pédestre de faire justice aux poètes parnassiens, riaient apparemment des dernières mésaventures de Valéry Giscard d'Estaing dans des volutes de fumée de tabac brun. J'ai vite compris que, cette année-là, la République ne voudrait pas de moi.

Quel est votre héros de fiction préféré ?

Deux noms me viennent naturellement à l'esprit : Willie Stark, le gouverneur populiste d'un État du Sud des années 1930 qui incarne magnifiquement toutes les contradictions, les reniements, les passions et les excès du politique américain dans le grand roman de Robert Penn Warren, Les Fous du Roi (1946), parce qu'il est profondément faillible, failli, un peu falstaffien et qu'il réinvente en permanence les codes. Mais aussi Malotru, le personnage de la série télévisée Le Bureau des légendes incarné par Mathieu Kassowitz. Le mélange de fragilité et de détermination, la confrontation des principes aux zones grises de l'action dans le domaine du renseignement et la ruse machiavelienne m'a très vite séduit.

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

Le droit de vote car, comme l'avait affirmé avec force le président de la Cour suprême des États-Unis, Earl Warren, au moment où, au début des années 1960, le haut tribunal allait poser le principe de « une personne, une voix » (one person, one vote), tous les autres droits dans une démocratie dérivent ou procèdent du droit de vote.

 

Auteur :M. B.


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