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Le droit de grâce
En janvier 2016, le Président François Hollande a choisi de gracier Jacqueline Sauvage, femme battue condamnée à dix ans de prison pour avoir assassiné son mari. Michel Lascombe, professeur agrégé de droit public à l’Institut d’études politiques de Lille et auteur du Code constitutionnel et des droits fondamentaux Dalloz, a bien voulu répondre à nos questions sur cette prérogative présidentielle de l’article 17 de la Constitution de la Cinquième République.
Quel est le fondement historique de la grâce présidentielle ?
Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire, le mécanisme de la grâce existe. Il est un élément de la puissance. C’est la mise en œuvre du droit de vie et de mort qu’un individu peut exercer sur un autre. Dès lors qu’il a le pouvoir de le tuer, il a aussi le pouvoir de lui laisser la vie. L’exercice du pouvoir suprême montre la magnanimité de celui qui l’exerce et lui accorde, non seulement la reconnaissance du gracié, mais aussi de tous ceux qui sont sous son autorité et qui ont vu dans ce geste un acte de bonté. On le comprend, la grâce est un attribut du pouvoir, permettant d’asseoir une autorité. Qu’on se souvienne des grâces accordées, à la demande de la foule, par les empereurs romains aux gladiateurs vaincus.
La grâce existe ainsi pratiquement à tous les âges. Elle perdure sous l’ancien régime et est exercée par le Roi. Supprimée à la Révolution (art. 13 du Titre VII de la Première partie du code pénal des 25 septembre - 6 octobre 1791), elle est rétablie par l’article 86 du Sénatus-Consulte du 16 thermidor An X et se retrouve dans toutes nos constitutions depuis lors y compris lorsque celles-ci instaurent un régime républicain (Constitution du 4 novembre 1848, art. 55). Simplement, la Constitution de 1946 (art. 35) en organise quelque peu l’exercice puisque le Président de la République la prononce « en Conseil supérieur de la magistrature ». C’est donc très logiquement qu’on la retrouve dans la Constitution de 1958 à l’article 17. Pourtant celui-ci ne maintient pas l’exigence de 1946, rétablissant ainsi le droit de grâce dans sa tradition la plus ancienne.
Deux remarques encore. D’une part, si le droit de grâce est très lié à la peine de mort, son usage n’est pas limité à cette seule sanction. Il est possible d’accorder la grâce pour toute condamnation pénale et cette grâce, dans ce cas, peut n’être que partielle, c’est-à-dire se limiter à une partie de la condamnation. De manière assez curieuse, on oublie de préciser que le droit de grâce est un pouvoir contresigné du Président de la République. Plus précisément, la V° République n’a pas dispensé ce droit du contreseing (V. Const. 58, art. 19 et C. pén., art. R. 133-2). Ce qui était normal lorsque tous les actes des chefs d’État étaient contresignés, est plus curieux sous notre régime actuel. Dès lors, si le Premier ministre refuse de contresigner le décret présidentiel, la grâce n’est pas accordée. Cette situation n’a rien de théorique. Ainsi, E. Balladur n’a pas contresigné une grâce présidentielle dans les dernières semaines de la deuxième cohabitation (Le Monde, 22-23 sept. 1996 : grâce de Philippe Maurice). Aucune explication n’est pourtant donnée sur cet incident qui peut résulter autant d’un « cafouillage » dû au désordre des derniers jours de cohabitation que constituer un acte volontaire du Premier ministre.
Quelles sont ses limites depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 ?
Jusqu’à la révision de juillet 2008, la possibilité d’accorder des grâces collectives était ouverte. À l’occasion, par exemple, de la fête nationale ou des fêtes de fin d’année, le Président de la République permettait ainsi à de nombreux détenus, généralement libérables dans les semaines ou les mois à venir, de retrouver la liberté. Même si les personnes qui pouvaient bénéficier de cette clémence étaient de moins en moins nombreuses, par une définition de plus en plus stricte des délits ou des crimes exclus de cette clémence, cette utilisation de la grâce, dont le but essentiel était de réguler l’importance de la population carcérale (on a parlé de « gestion hôtelière »), était critiquée. Elle n’est désormais plus possible. En revanche, il est toujours possible d’accorder le même jour plusieurs grâces individuelles comme ce fut le cas en décembre 2008 pour une quarantaine de détenus « méritants ».
Quels sont ses effets ?
La grâce laisse subsister la condamnation, qui figure toujours au casier judiciaire ; seule la peine est affectée et n’est pas exécutée en tout ou partie (C. pén., art. 133-7). Les victimes des faits commis par la personne graciée peuvent donc toujours prétendre à réparation puisque la condamnation existe toujours (C. pén., art. 133-8). L’amnistie en revanche (qui résulte d’une loi adoptée par le Parlement et peut concerner des sanctions disciplinaires ou professionnelles, voire des déchéances ou des incapacités) fait disparaître la condamnation prononcée (C. pén., art. 133-9) qui disparaît du casier judiciaire. Du reste, il est interdit à toute personne qui aurait connaissance de condamnations amnistiées d’en rappeler l’existence sous quelque forme que ce soit (C. pén., art. 133-11).
Quelles sont ses motivations ?
Je suppose qu’il s’agit de trouver les raisons qui justifient le maintien de ce droit et non de deviner les motivations de celui qui en décide. Si c’est bien cela, il n’y a, à vrai dire, aucune motivation au maintien de ce droit si ce n’est la tradition. Montesquieu voyait dans la grâce « le plus bel attribut de la souveraineté d’un monarque » ; à l’heure où la souveraineté appartient au peuple, on comprend mal le maintien de ce pouvoir régalien. Qui plus est, l’indépendance de la justice est maintenant une réalité ; comment justifier que le Président, garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire (Const. 58, art. 64) puisse ainsi venir interférer dans l’exécution des décisions prises par les juges ? Et la chose est encore plus étonnante lorsque la décision juridictionnelle a été rendue par un jury d’assises, composé essentiellement de citoyens ; ici la souveraineté du peuple, proclamée par la Constitution (art. 3), que les jurés sont censés représentés, est directement remise en cause par la « souveraineté » présidentielle. Ainsi l’archaïsme du mécanisme ne peut que choquer. On retrouve pourtant ce droit dans de nombreux régimes politiques où il est en général l’apanage des chefs d’États. On voit bien ici encore, le poids de l’histoire et de la tradition.
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? Ou le pire ?
Mon meilleur souvenir comme étudiant (mais aussi comme enseignant) sont les spectacles organisés par les étudiants pour se moquer des enseignants et de leurs travers. Hélas, cette tradition de la dérision se perd. Peut-on encore rire de tout ?
Quel est votre héros de fiction préféré ?
Je suis assez fan d’Astérix. Il représente le bon esprit gaulois, râleur et résistant. Mais mon héros préféré est beaucoup moins connu. C’est pourtant lui que j’aurais aimé être : Raphaël Hythlodée. Il a eu la chance de découvrir et de vivre sur une île merveilleuse : Utopie. Enfin, c’est ce que nous raconte Thomas More…
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
Sans aucun doute la liberté d’opinion, de communication et d’expression garantie par les articles 10 et 11 de la DDHC mais aussi par l’article 10 de la Conv. EDH. Ce n’est pas bien original dans la mesure où cette liberté est souvent qualifiée comme étant « un des droits les plus précieux de l’homme ».
Références
■ Sénatus-Consulte du 16 thermidor An X
Article 86
« Le Premier consul a droit de faire grâce. - Il l'exerce après avoir entendu, dans un conseil privé, le grand-juge, deux ministres, deux sénateurs, deux conseillers d'État et deux juges du Tribunal de cassation. »
■ Constitution du 4 novembre 1848
Article 55
« Il [le président de la République] a le droit de faire grâce, mais il ne peut exercer ce droit qu'après avoir pris l'avis du Conseil d'État. - Les amnisties ne peuvent être accordées que par une loi. - Le président de la République, les ministres, ainsi que toutes autres personnes condamnées par la Haute Cour de justice, ne peuvent être graciés que par l'Assemblée nationale. »
■ Constitution de 1946
Article 35
« Le président de la République exerce le droit de grâce en Conseil supérieur de la magistrature. »
■ Constitution de 1958
Article 3
« La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum.
Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice
Le suffrage peut être direct ou indirect dans les conditions prévues par la Constitution. Il est toujours universel, égal et secret.
Sont électeurs, dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux français majeurs des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques. »
Article 17
« Le Président de la République a le droit de faire grâce à titre individuel. »
Article 19
« Les actes du Président de la République autres que ceux prévus aux articles 8 (1er alinéa), 11, 12, 16, 18, 54, 56 et 61 sont contresignés par le Premier ministre et, le cas échéant, par les ministres responsables. »
Article 64
« Le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire.
Il est assisté par le Conseil supérieur de la magistrature.
Une loi organique porte statut des magistrats.
Les magistrats du siège sont inamovibles. »
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