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Le droit peut-il sauver l’humanité, en protégeant le climat et en éradiquant la pauvreté ?
C’est la question en filigrane posée par Diane Roman, professeure à l’École de droit de la Sorbonne (Paris I - Panthéon-Sorbonne) et chercheuse à l’ISJPS (Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne), dans son essai La cause des droits (Dalloz, 2022). Cette question n’est-elle pas à la source de beaucoup des vocations des juristes ? Voici les réponses de l’auteure à nos questions.
Qu’est-ce que les « droits humains » ?
Avant tout, cet ouvrage s’intéresse aux droits sociaux et environnementaux, c’est-à-dire, par exemple, au droit à un travail décent, au droit au logement, au droit à des conditions de vie dignes, au droit à vivre dans un environnement sain, au droit à la préservation de la stabilité climatique, et à la façon dont ils sont invoqués devant le juge ainsi qu’aux effets pour l’ordre juridique résultant de leur reconnaissance. J’ai choisi, pour les désigner, d’employer la notion de « droits humains », assez peu utilisée par les juristes français qui préfèrent celle historique de « droits de l’homme » ou celle plus technique de « droits fondamentaux ». Parler, pour désigner les droits sociaux et environnementaux, de droits humains me paraît préférable pour deux raisons. D’abord, une logique pragmatique : les droits humains sont les droits de tous les êtres humains, femmes comme hommes, mais ils renvoient aussi à des titulaires « contextualisés », incarnés. Par opposition au titulaire des droits de l’Homme, conçu par la Déclaration de 1789 comme un être abstrait et de pur esprit, les droits humains sont aussi ceux de certains groupes sociaux vulnérables ou marginalisés, qui réclament — dans la rue ou devant les tribunaux — la protection effective de leurs conditions de vie. À cette logique pragmatique et contextualisée s’ajoute une seconde raison : alors que l’expression « droits de l’homme », issue de 1789, renvoie à des droits naturels, absolus et permanents, les droits humains s’inscrivent dans une perspective relative, celle de droits construits, non pas fondés sur une « nature humaine », mais sur une activité humaine et les revendications politiques et sociales qui l’accompagnent. Non pas idéaux transcendants antérieurs au fait social, les droits humains sont une conquête politique et juridique !
Comment comprendre l’expression de « cause des droits », qui est le titre de l’ouvrage ?
Le mot « cause » a une double signification, à la fois ensemble de valeurs et raison ou origine de quelque chose. Les droits humains, et spécialement les droits sociaux et environnementaux, sont d’abord un idéal au nom duquel des actions et des mobilisations sont entreprises. Cet ouvrage entend justement étudier ces différentes manifestations, et analyse un nombre important de contentieux menés, dans différents pays ou devant différents tribunaux, pour la défense de l’environnement ou du progrès social. D’où la mise en avant, dans l’ouvrage, d’un certain nombre de procès célèbres, qu’il s’agisse par exemple de la protection du climat devant le juge administratif français ou le juge européen, des conditions matérielles de vie décentes, des droits des peuples autochtones, de l’accès aux ressources naturelles… Les droits sociaux et environnementaux sont bien ici une « cause » défendue en justice, même si cette cause judiciaire est une cause politique, celle de la justice sociale et écologique. Ce faisant, l’analyse s’intéresse aussi aux conséquences résultant de l’invocation en justice des droits sociaux et environnementaux. Et c’est ici rejoindre la deuxième signification, celle de « causalité », de phénomène produisant un effet. Quels sont les effets, à la fois institutionnels et substantiels, de ces actions en justice ? Quelles transformations en résultent pour l’ordre juridique — notamment s’agissant de l’étendue des droits, de leurs titulaires, des obligations qui en résultent ? Ce sont les questions étudiées dans l’ouvrage.
Faut-il renouveler l’articulation des droits les uns avec les autres ?
La question de l’articulation des droits humains est en effet cruciale : comment concilier, par exemple, la liberté d’entreprendre et la protection de l’environnement et/ou des droits des travailleurs ? C’est tout l’enjeu de la responsabilité des entreprises, qui se dessine dans la loi française du 27 mars 2017 et dans le projet de convention internationale sur les entreprises multinationales et les droits humains. Et l’on voit que cette question est au cœur de nombreuses actions en justice, devant les juges nationaux (comme par exemple, aux Pays-Bas, le procès contre Shell Petroleum : Tribunal de la Haye, 26 mai 2021, Milieudefensie et al. c. Shell, aff. C/09/571932 / HA ZA 19-379) ou en France celui contre Total : Com. 15 déc. 2021, Assoc. Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD Terre solidaire) et a. c. Total, n° 21-11.957) ou devant les organes d’arbitrage internationaux, comme par exemple les célèbres contentieux de l’accès à l’eau en Argentine. En la matière, il y a fort à penser que l’état d’urgence climatique, qui sera vraisemblablement un jour ou l’autre reconnu, nous amène à redéfinir l’étendue des droits et libertés. La transition écologique pourrait nous conduire à plus de frugalité et à articuler les droits autour d’un nouveau projet collectif : la protection de la collectivité, voire celle de l’humanité... Sur un autre terrain, comment concilier les libertés individuelles avec l’émergence d’un « droit du vivant » qui pourrait passer par la consécration – comme c’est le cas dans certains ordres juridiques – de droits au profit des animaux ou de la Nature ? Ou encore comment articuler le principe d’égalité avec la reconnaissance de droits des minorités ou des peuples autochtones, particulièrement exposés à la pauvreté et à la dégradation de leur environnement de vie ? « La cause des droits » s’attache à analyser les conséquences d’ores et déjà tangibles de la proclamation de droits sociaux et environnementaux, qu’il s’agisse de l’engagement de la responsabilité des acteurs publics ou privés, du recours au droit pénal (je pense notamment à l’incrimination de l’écocide), ou encore à la responsabilité des organisations internationales. Par exemple, peut-on imaginer une action en justice contre le FMI en raison des politiques d’austérité qu’il a promues ?
Faut-il craindre le recours à des voies autres que le droit pour les garantir ?
Le droit est une arme. Le constat n’émane pas seulement d’activistes désireux d’obtenir des changements politiques et sociaux d’ampleur. La cause des droits sociaux et environnementaux est largement plaidée en justice, devant chaque juge, qu’il soit français (du Conseil d’État à la Cour de cassation en passant par le Conseil constitutionnel) – ou international (Cour européenne des droits de l’Homme, Cour de justice de l’Union européenne, Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, Cour interaméricaine, Comités droits de l’homme des Nations unies, etc.). Même l’ancien vice-président du Conseil d’État le reconnaissait : « Le droit est une arme. Il est même l’arme de la civilisation » (J.-M. Sauvé, L’arme du droit, discours du 16 juillet 2010). Pourtant, à bien des égards, le recours au juge peut apparaître comme limité : il l’est en amont, par la difficulté à saisir le juge. Il l’est au moment du procès, par une délimitation stricte de l’office du juge. Il l’est, en aval du jugement, par la difficulté à obtenir l’exécution des décisions de justice. Dans ce contexte, l’arme du droit apparaît singulièrement émoussée, et d’autres peuvent être saisies : pensons aux happenings de Greenpeace ou d’Extinction Rebellion ou aux Zones A Défendre altermondialistes. Les mouvements militants invoquent ainsi la désobéissance civile et l’état de nécessité pour légitimer certaines actions. D’autres vont déjà plus loin et prônent l’appel à la rébellion voire à la légitime défense devant l’urgence écologique et sociale. Ces actions nous rappellent que tous les grands combats en faveur des droits humains des derniers siècles ont fonctionné sur deux pieds, l’un de non-violence, l’autre d’action radicale. Lutte contre l’esclavage, mouvement des suffragettes ou pour les droits civiques, décolonisation, renversement de l’apartheid en Afrique du sud n’ont abouti que parce qu’une frange radicale a obligé le pouvoir à des concessions avec les représentants pacifistes. Dans ce face-à-face, la question est donc de savoir quelle réponse nous, juristes, pouvons apporter à la garantie des droits humains… L’enjeu est majeur !
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiante ?
L’étude d’un précis Dalloz, celui de Claude-Albert Colliard, Les libertés publiques, qui fut pour beaucoup dans mon orientation académique. Mais plus généralement, mes années d’étudiante ont été une période de liberté, de curiosité et d’échanges. De la première année, marquée par la rentrée dans l’immense amphi du centre Assas, à la soutenance de ma thèse de doctorat au centre Panthéon, j’ai toujours mesuré combien l’université est un cadre unique pour découvrir, réfléchir et partager !
Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?
Gauvain, dans Quatrevingt-Treize, de Victor Hugo ! Un révolutionnaire idéaliste et humaniste, qui vit (et meurt) pour une certaine vision de la République et de l’être humain : « Soyons la société humaine. Plus grande que nature. (...) La société c'est la nature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce qui manque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, les héros, les génies. Porter des fardeaux éternels, ce n’est pas la loi de l’homme. Non, non, non, plus de parias, plus d’esclaves, plus de forçats, plus de damnés ! (…) Je veux la liberté devant l'esprit, l'égalité devant le cœur, la fraternité devant l'âme. (…) L’homme est fait, non pour traîner des chaines, mais pour ouvrir des ailes ». Tout est dit, non ? Et l’héroïne serait Fantomette, le personnage des romans de mon enfance, vive, malicieuse et indépendante. Une héroïne imaginée par Georges Chaulet, qui a nourri le féminisme de plusieurs générations de petites filles.
Quel est votre droit de l’Homme préféré ?
Le droit au bonheur, parce que le bonheur, individuel comme collectif, constitue la finalité des droits proclamés ou revendiqués.
Vous pouvez également entendre Diane Roman dans ce podcast.
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