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Le lobbyiste
S'orienter, étudier, passer des concours, suivre des stages, découvrir un métier, décrocher un contrat... Autant d'étapes importantes qui soulèvent, pour chaque étudiant, un foisonnement de questions. Afin de démêler les réalités des idées reçues, Dalloz Actu Étudiant a décidé de décrypter tous les mois les spécificités d'un métier du droit à partir du témoignage d'un professionnel.
Ce n'est jamais sous ce titre-là que vous rencontrerez un lobbyiste. Il se présentera plutôt sous l'étiquette « chargé des relations publiques », « spécialiste en relations gouvernementales », « gestionnaire de projet » ou « consultant ». Pour autant, la réalité du métier n'est pas nécessairement opaque et synonyme d'influence machiavélique, même s'il s'agit bien toujours de défendre des intérêts communs à un secteur ou, plus rarement, particuliers. C'est ce que nous explique Magali Sartre, directrice de la communication externe et des affaires publiques pour le groupe BEL spécialisé dans le fromage de marque (La vache qui rit, Kiri, Babibel, Leerdammer ou Boursin).
Interview de Magali Sartre
Pouvez-vous nous raconter vos débuts ?
En 1997, j'ai fait une maîtrise de philosophie politique puis un DEA de philosophie du droit à l'Université Paris IV Sorbonne avant de terminer par un DESS (Master 2, ndlr) de Médiation et ingénierie culturelle à l'Université de Nice. Puis j'ai obtenu mon premier contrat, un CDD, à la Cité des sciences et de l'Industrie à Paris. Je travaillais au sein de la Direction scientifique du musée sur un concept assez nouveau à l'époque : les débats délibératifs, ce qui correspondait à mon cursus puisque cela portait sur les conditions de l'équité du débat dans la sphère publique.
Je suis ensuite partie dans une agence de communication et de relations presse, Point Virgule, en tant qu'attachée de presse. Assez vite, j'ai proposé à la directrice de l'agence de créer un pôle éditorial pour élaborer des contenus d'expertise pour les clients. Il a été créé et mon travail était de réaliser des livres blancs et des contenus de vulgarisation sur les activités de nos clients. Mais à l'époque, je n'étais pas encore sûre de ce que je voulais faire. En parallèle, j'ai écrit quelques piges de presse pour Management ou Capital. Et au cours d'une table ronde que j'organisais, j'ai été chassée par un recruteur pour le groupe Suez.
Vous avez occupé plusieurs postes importants avant d'arriver chez BEL (responsable des affaires gouvernementales chez Lexmark International, directrice des affaires publiques chez Diageo). Votre premier poste d'envergure était celui-là, chez Suez Environnement. Vous aviez 27 ans et êtes devenue tout à coup responsable de la communication de la filiale Teris qui était spécialisée dans le traitement de déchets dangereux. Quels étaient les enjeux de votre mission à l'époque ?
Les problématiques étaient liées à la nature même du métier car personne n'a envie d'avoir près de chez soi un centre de traitement des déchets dangereux. Il fallait communiquer autour de ce qui se passait dans les usines, vulgariser et rassurer les citoyens, les associations de riverains, les autorités locales, les représentants de l'État.
J'ai aussi travaillé sur le traitement des déchets du Prestige, ce tanker de pétrole qui s'est échoué sur les côtes françaises en 2002. Mon entreprise avait récupéré les plaques mazoutées auxquelles s’étaient mélangés du sable, des algues, des déchets plastiques... Par le traitement, l'entreprise a réussi à en faire du combustible pour les fours de cimenteries, et donc à obtenir une vraie valorisation énergétique de ces plaques mazoutées.
C'est très formateur de travailler sur un sujet complexe, mal perçu par l'opinion publique lorsqu'on sait que l'entreprise fait quelque chose de bien, qu'elle récupère des déchets dangereux, chimiques, qu'elle les retraite et les valorise. C'était beaucoup de responsabilités mais ça a été absolument passionnant.
Aujourd'hui vous travaillez pour le groupe BEL en tant que directrice des affaires publiques (lobbying) et de la communication externe (événementiel, relations presse, rapport d'activité). En quoi consiste votre activité de lobbyiste au quotidien ?
Mes fonctions de lobbyiste, qui vous intéressent plus particulièrement, touchent un peu tous les sujets de l'entreprise pour lesquels la solution n'est pas de nature administrative classique. Je travaille avec les comités exécutifs ou de direction du groupe sur des tactiques de lobbying selon les problématiques que ces derniers peuvent avoir dans les pays dans lesquels ils opèrent et qui peuvent impacter les résultats du groupe. Cela peut être des projets de loi, des projets d'autorégulation des entreprises, cela peut concerner des questions de commerce international, les « routes-to-market ». On privilégie toujours le dialogue avec les autorités dudit pays ou avec nos propres autorités pour qu'elles nous accompagnent.
Les lobbyistes ont un travail très varié, en coopération avec les autres fonctions comme le réglementaire, la gestion des risques, le juridique, la supply chain, la finance. On réfléchit ensemble à la meilleure manière d’informer et influencer positivement les parties prenantes institutionnelles, les ONG, à expliquer les politiques du groupe, ses valeurs, ses engagements sociétaux. Par notre connaissance pointue des institutions, nous aidons aussi à identifier les personnes vers lesquelles se tourner pour résoudre leurs problèmes ou faire passer leur position.
C'est un métier qui demande une très bonne connaissance de l'entreprise et des métiers de l'entreprise. On doit être capable de comprendre un sujet extrêmement technique pour le rendre accessible à des parties prenantes externes.
Pouvez-vous nous donner des exemples ?
Je ne peux pas trop rentrer dans les détails mais nous essayons, en particulier, d'assurer du mieux possible l'exportation de nos produits dans le monde. En ce qui concerne notre activité en France, nous sommes très vigilants aux relations commerciales avec la grande distribution. Il y a une guerre des prix bas entre les grandes enseignes françaises qui fragilise tout le secteur agroalimentaire. C'est un sujet sur lequel le gouvernement a beaucoup légiféré mais pour l'instant cela n'a pas encore permis de résoudre le problème.
Toutefois nous ne sommes pas que sur du réactif. On est aussi proactif pour influencer positivement notre écosystème d’entreprise. Par exemple, nous avons un partenariat avec l'ONG WWF (Fonds mondial pour la nature, ndlr) pour faire évoluer les pratiques de production du soja au Brésil destiné à l’alimentation des vaches. Il s’agit d’arrêter la déforestation en Amazonie et de pousser à produire dans des conditions environnementales et sociales plus responsables, par l’achat de certificats RTRS (Round Table Responsible Soy). C'était une volonté de l'entreprise qui souhaite agir pour une filière laitière durable. Aujourd'hui, nous sommes les seuls en France dans notre secteur à faire cela. Nous espérons dans le futur que le maximum d'entreprises nous suivra dans la même démarche.
Quelles sont les caractéristiques de ce métier ? Et qu'est-ce qui vous anime personnellement ?
C'est un métier qui exige une bonne plume et une grande disponibilité.
Par exemple, si un membre de la direction a besoin qu'une note soit rédigée pour le lendemain parce qu'il va rencontrer un ministre et que ça n'était pas prévu, il faut être prêt à réagir. Il faut avoir beaucoup d’humilité et de discrétion, car on travaille avec des personnes qui sont à des niveaux très élevés dans la hiérarchie. Quant à notre rôle de médiation, c'est d'être capable de faire « l'hélicoptère » entre les détails techniques d'un texte de loi et la manière dont on va les retranscrire à une personne qui n'est pas spécialiste.
Il y a beaucoup de déplacements à travers le monde car BEL est un groupe mondial. Cela me va très bien, du moment que j'arrive à garder un équilibre avec ma vie de famille ; j'ai une grande passion pour les autres cultures, le voyage, mais encore plus pour mes enfants !
Dans ce métier, il faut beaucoup d'envie, de passion et de curiosité sur les autres, sur ce qui se passe dans le monde pour être au courant avant sa direction et l'informer, lui expliquer un contexte. Ce qui m'a toujours motivée c'est que j'avais une passion pour la vie politique, la géopolitique, les questions de santé et d'environnement. Après quinze ans de carrière, j'en apprends toujours sur ces sujets-là. Aujourd’hui, on est dans un dialogue avec les autorités car elles ont besoin de connaître les impacts sociaux et économiques possibles d'une loi ou d'une décision. Nous sommes alors des interlocuteurs clés pour leur donner des études et des données chiffrées, partager les points de vue de l’entreprise.
Comment fait-on pour prendre des responsabilités importantes aussi jeune ?
Il ne faut pas craindre d'avoir de l'audace. Moi j'en ai eu beaucoup, notamment en partant vivre à l’étranger plusieurs fois. J'ai eu un cheminement personnel au fil des années car ce n'est pas toujours évident pour une femme de se positionner dans les fonctions élevées de l’entreprise. La société nous formate dans certains stéréotypes ; on ne s'autorise pas à se voir comme des actrices du changement.
Ce qui est important c'est d'avoir beaucoup de pondération et d'intelligence dans ses jugements. Il faut essayer de prendre un maximum de hauteur. On devient bon quand on s'autorise à penser « out of the box », à proposer des conseils différents à son entreprise, qui ne sont pas que du type « expertise métier » mais plutôt sur la manière dont l'entreprise inter-réagit avec son environnement. Le plus gros risque qu'on puisse prendre c'est de se tromper. Et ça n'est pas la fin du monde. Donc oui, prenez ces responsabilités, essayez, faîtes de votre mieux et demandez quand vous ne savez pas. Mon conseil c'est de se voir avec bienveillance et modestie, de ne pas se mettre de limites et de réfléchir plus à soi-même qu'à son expertise métier. Pensez-vous en tant que leader et demandez-vous : qu'est-ce que j'apporte à l'entreprise et aux autres ? Quelle liberté je me donne de penser les choses autrement ?
Questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre pire ou meilleur souvenir d'étudiant ?
Mon meilleur souvenir je m'en rappellerai toute ma vie. C'est quand mon directeur de recherches Alain Renaut, professeur que je respecte énormément, m'a dit que j'avais la mention très bien à ma maîtrise de philosophie politique. Je suis sortie de La Sorbonne et j'ai descendu le boulevard Saint-Michel en souriant. J'avais une énergie incroyable.
Mon pire souvenir c'est la première fois que j'ai fait une conférence de philosophie en anglais. C'était à l'Université de Toronto, devant un parterre d'étudiants et de professeurs sur mon sujet de DEA (Master 2, ndlr). J'étais à un niveau de stress terrible car c'était en anglais et je n'avais jamais fait un discours de philosophie en anglais devant des anglophones. Je ne sais pas si j'ai connu ce niveau de stress après dans ma vie. Et pourtant ça c'est très bien passé. Mais pour les heures qui ont précédé cette conférence, ça reste pour moi un très mauvais souvenir.
Quel est votre héros de fiction préféré ?
Don Quichotte : chacun peut y retrouver ce qu’il veut. Je ne suis pas quelqu’un d’idéaliste, mais j’aime beaucoup dans ce personnage l’aspect « un individu peut avoir raison seul contre la société toute entière ». Et Jacques Brel, pour lequel j’ai une grande admiration, l’a interprété dans une comédie musicale.
Quel est votre droit de l'homme préféré ?
L'article 19 de la Déclaration universelle des droits de l'homme : « Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit. »
Les récents évènements contre la liberté d’expression en France et ailleurs m’ont profondément attristée. Je pense que les Français, et en particulier les jeunes, ont un rôle à jouer pour s’assurer que ce droit ne soit jamais banalisé, mais que l’on continue à le défendre, à le faire vivre dans nos paroles et dans nos actes.
Carte d'identité du lobbyiste
Si certains lobbyistes travaillent depuis le siège de leur association, entreprise ou collectivité depuis Paris. La France et Bruxelles demeurent le plus grand foyer de lobbyistes après Washington. Il n'y a qu'à traverser son grand quartier européen pour s'en rendre compte. Les lobbyistes d'un secteur travaillent très souvent en commun à travers des associations professionnelles de défense de leurs intérêts afin d'avoir plus de poids auprès des parties prenantes d'une problématique. Plus rarement, ils travaillent en solo, notamment lorsqu'une mesure va impacter seulement leur groupe ou collectivité.
■ Les chiffres
– Près de 30 000 lobbyistes travailleraient à Bruxelles selon l'association militante Corporate Europe Observatory (CEO).
– En 2005, la même association évaluait à 15 000 le nombre de lobbyistes.
– En 2005 toujours, selon le CEO, 70 % d'entre eux défendaient les intérêts d’entreprises, 20 % ceux de collectivités territoriales ou d'institutions internationales et 10 % ceux des ONG.
■ La formation et les conditions d'accès
Plusieurs voies sont possibles mais il existe aujourd'hui des masters spécialisés (affaires publiques, européennes, relations internationales). Il est également possible de devenir lobbyiste avec une formation de cadre, d'avocat, d'ingénieur, d'architecte, une expérience d'assistant parlementaire, de député...
■ Les domaines d'intervention
Ils dépendent du domaine de l'entreprise, de la collectivité territoriale ou de l'association défendue.
■ Le salaire
Entre 25 et 35 K€ bruts par an en début de carrière.
Plus de 50 000 K€ bruts par an à partir de quelques années d'expérience.
■ Les qualités requises
Réactivité, humilité, sang-froid, bonne plume, culture générale, curiosité, connaissance du fonctionnement des institutions politiques, pédagogie, capacité à se faire un réseau, à convaincre, à vulgariser, maîtrise de l'anglais, sens de l'écoute, aisance à l'oral, disponibilité, rigueur, dynamisme, autonomie.
■ Les règles professionnelles
L'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques (AFCL), créée en 1991, a édicté une charte pour ses adhérents qui comprend quelques principes clés comme le respect absolu des frontières entre les fonctions et le refus du mélange des genres, la transparence sur les intérêts représentés, le respect de l'enceinte et du travail parlementaires et l'intégrité de l'information. Sauf que l'association compte bien peu d'adhérents.
■ Le site Internet
– Le groupe BEL : http://www.groupe-bel.com/
– Le Corporate Europe observatory (CEA) : corporateeurope.org
– L'AFCL : www.afcl.net/presentation-de-lafcl/
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