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[ 15 avril 2021 ] Imprimer

Le marché unique numérique

La Commission européenne a fait le 15 décembre 2020 deux propositions de règlements sur le marché unique numérique : le Digital Services Act et le Digital Markets Act. C’est hyper dense ! Ici mes questions seront donc limitées en attendant qu’ils soient définitivement adoptés ! Cécile Crichton, doctorante en droit de l’intelligence artificielle, diplômée d’un Master 2 Droit des activités numériques et d’un Master 2 Droit de la concurrence et des contrats me répond.

■ Pourquoi la Commission européenne souhaite réguler le contenu en ligne ?

Ce n’est pas exagérer que d’affirmer que le numérique a bouleversé nos vies. En 2019 et au sein de l’Union européenne, neuf personnes sur dix disposaient d’un accès à Internet et plus de la moitié l’utilisait pour se rendre sur les réseaux sociaux (Eurostat, Statistiques sur l’économie et la société numériques, sept. 2020). Notre manière de communiquer, de s’informer et de consommer dépend pour beaucoup d’entre nous de notre ordinateur ou de notre téléphone. Or si la toile était autrefois considérée comme un espace de liberté absolue (v. J. P. Barlow, Déclaration d’indépendance du Cyberespace, 9 févr. 1996, trad. éd. Hache), ce modèle est aujourd’hui remis en cause. Prétendre que le web n’est peuplé que de bienfaiteurs est illusoire. La concentration de milliards de personnes sur une poignée de réseaux favorise la diffusion de contenus illicites. Produits contrefaits, contenu violant le droit d’auteur ou ses droits voisins, diffamation, harcèlement, incitation à la haine, apologie du terrorisme ou pédopornographie sont autant de contenus pouvant être accessibles à tous.

Ces contenus sont bien souvent diffusés sur des services d’intermédiation : ils ne sont pas directement mis en ligne par l’exploitant du site web, mais pas ses membres ou par des tiers qui publient à travers ce site le contenu illicite. Imaginons par exemple une personne qui upload un film sur YouTube. Au sein de l’Union européenne, Youtube est considéré comme un hébergeur au sens de la directive « commerce électronique » (Dir. 2000/31/CE, 8 juin 2000). Son comportement est purement technique, automatique et passif, de sorte qu’il ne peut pas jouer de rôle actif de nature à lui confier une connaissance ou un contrôle des données hébergées (CJUE 23 mars 2010, Google c/ Louis Vuitton Malltetier, aff. jtes C-236/08 à C-238/08 CJUE 12 juill. 2011, L’Oréal c/ eBay, aff. C-324/09). Au regard de notre droit actuel, Youtube n’est pas responsable de la publication d’un contenu illicite sur sa plateforme tant qu’il n’en a pas connaissance. Et heureusement, vu que les derniers chiffres font état de 30.000 heures de vidéos publiées chaque heure dans le monde (V. les chiffres Youtube actualisés sur le Blog du modérateur) !

Toutefois et vue l’ampleur de certaines plateformes, il s’est avéré crucial pour l’Union européenne de réfléchir à un cadre harmonisé de règles permettant d’assurer correctement la modération de ces contenus illicites sans entraver ni la libre concurrence, ni les droits et libertés fondamentaux des personnes, avec en premier lieu la liberté d’expression. C’est la raison pour laquelle le 15 décembre 2020, la Commission européenne a proposé un règlement relatif à un marché intérieur des services numériques, communément appelé Digital Services Act ou DSA.

■ Quelles règles préventives sont prévues en matière de modération des contenus illicites ?

Le terme « préventif » est important puisque l’objectif n’est pas de « censurer Internet » mais bien de trouver un juste équilibre entre plusieurs intérêts en présence : régulation des contenus illicites, libre concurrence, et droits et libertés fondamentaux des personnes. Le Digital Services Act (DSA) impose ainsi des obligations aux différents acteurs du web sans avoir un impact fort sur la liberté des utilisateurs. À grands traits, les politiques de modération devront être plus transparentes. Plus en détail, le DSA fait le choix d’intensifier les obligations à mesure de l’importance que ces acteurs du web ont sur la société de l’information. 

Le DSA encadre l’activité des fournisseurs de services intermédiaires qui regroupe des réalités multiples. Reprenant la directive « commerce électronique » qu’elle abrogerait, la proposition y inclurait les services de simple transport, qui consistent à transmettre des informations à travers un réseau de communication, comme un fournisseur d’accès à Internet ou téléphonique, mais aussi des services plus récents comme le VoIP qui permet de téléphoner via un réseau IP. Sont également inclus les services de mise en cache qui permettent le stockage automatique, intermédiaire et temporaire d’une information afin de faciliter la transmission de l’information, ce qui arrive par exemple pour les services de streaming où une partie de la vidéo est mise en cache avant la lecture afin d’éviter une lecture saccadée. Sont enfin inclus les services d’hébergement qui consistent à stocker une information sur un serveur (rappelons aux néophytes que tout contenu, même en ligne, doit être stocké « physiquement », sur un disque dur, pour qu’il puisse exister !).

Puisque ces opérateurs n’ont pas la maîtrise du contenu qui est transporté ou stocké par eux, la proposition de règlement maintient leur régime de responsabilité atténuée : d’une part, les fournisseurs de services de simple transport ou de mise en cache ne seront responsables que s’ils interviennent activement dans la transmission, et, d’autre part, les hébergeurs ne seront responsables que s’ils ont eu connaissance du caractère manifestement illicite du contenu et qu’ils n’ont pas agi promptement pour le retirer. Ils n’ont pas d’obligation générale de surveiller les contenus transportés ou stockés.

La proposition de règlement innove en ce qu’elle leur oblige à créer un point de contact à destination des autorités. Les prestataires doivent également publier en toute transparence ce qui est interdit sur leurs services, comment la modération est effectuée (par ex., si leur modération est faite par algorithme), et quelles sont les sanctions, étant précisé que les restrictions doivent être mises en œuvre de manière diligente, objective et proportionnée en tenant notamment compte des droits fondamentaux des utilisateurs. Un rapport annuel doit être publié par les prestataires sur la mise en œuvre de ces mesures de restriction.

Les seuls hébergeurs sont en outre soumis à des obligations supplémentaires s’agissant de la mise en œuvre d’un mécanisme de notification de contenu illicites, qui permettrait à toute personne de signaler la présence dudit contenu, avec un certain nombre d’obligations portant sur la procédure en elle-même, comme le fait pour l’hébergeur de devoir justifier sa décision auprès de l’utilisateur concerné s’il a choisi de retirer le contenu ou de désactiver le compte.

Certains hébergeurs sont qualifiés par le DSA de « plateformes en ligne » qui ont pour activité principale d’héberger et de diffuser au public des informations. Certains opérateurs se contentent en effet d’héberger pour un usage restreint, comme un service cloud (Google Drive ou DropBox). Les plateformes, elles, stockent en vue d’une diffusion au public (réseaux sociaux en premier lieu, mais aussi le cas échéant les sites web participatifs). Ces plateformes sont soumises à des obligations supplémentaires, comme celle d’instituer un système interne de traitement des réclamations efficace et gratuit qui permettrait de contester le retrait ou le blocage d’un contenu, la suspension ou résiliation temporaire ou définitive de la fourniture du service, ou la suspension ou résiliation du compte de l’utilisateur. Peuvent également être citées des obligations supplémentaires de transparence sur la modération de contenu ou sur la publicité en ligne.

Enfin, des obligations supplémentaires sont imposées à ce que le DSA nomme les « très grandes plateformes en ligne » qui dépassent un seuil fondé sur le nombre mensuel moyen d’utilisateurs actifs. Pour rappel, les très grandes plateformes en ligne restent des plateformes, qui sont elles-mêmes des hébergeurs. Elles sont donc soumises aux obligations précitées. S’agissant des obligations supplémentaires, la première évoquée par le DSA semble être la plus importante : une obligation de recenser, d’analyser et d’évaluer tout risque systémique important qui trouve son origine dans le fonctionnement et l’utilisation de leurs services. Nombreux sont les risques délétères que peuvent entraîner les plateformes qui sont utilisées massivement. L’affaire Cambridge Analytica, portant sur l’analyse des données de dizaines de millions d’utilisateurs de Facebook pour favoriser la campagne présidentielle de Donald Trump, en est un exemple, mais bien d’autres effets négatifs peuvent être recensés. À partir de cette évaluation des risques, les très grandes plateformes auront l’obligation de mettre en œuvre des moyens pour les atténuer. Parmi les autres obligations auxquelles sont soumises les très grandes plateformes en ligne, peut être relevée l’obligation de transparence renforcée sur le fonctionnement de ses systèmes de recommandation et de la publicité ciblée.

Pour résumer : les très grandes plateformes et les plateformes sont une catégorie particulière d’hébergeurs et ces hébergeurs font partie des fournisseurs de services intermédiaires. Les très grandes plateformes sont soumises à plus d’obligations que les plateformes, qui sont elles-mêmes soumises à plus d’obligations que les simples hébergeurs, eux-mêmes soumis à plus d’obligations que les fournisseurs de services de simple transport ou de mise en cache.

■ Pourquoi la Commission européenne souhaite réguler la concurrence entre les services numériques ?

À mesure que l’accès aux services numériques s’est démocratisé, certains opérateurs ont tiré d’énormes profits de ces nouveaux marchés. Ils agissent souvent sur des marchés « multiface » dans le sens où ils agissent simultanément sur deux ou plusieurs marchés distincts. À titre d’illustration, un réseau social capte à la fois une clientèle d’utilisateurs qui consultent ou partagent du contenu, et à la fois une clientèle d’annonceurs qui affichent de la publicité par le biais du réseau. Ce fonctionnement entraîne un phénomène dénommé « l’effet de réseau », où plus il y a d’utilisateurs sur le réseau social, et plus les annonceurs seront intéressés par l’affichage de publicités.

La concentration de services en quelques points uniques n’est pas dommageable en soi. En revanche, le pouvoir dont bénéficie l’opérateur économique lui offre la possibilité d’abuser de sa position vis-à-vis des utilisateurs professionnels qui passent par leurs services pour atteindre le consommateur. Il existe déjà un certain nombre de règles à l’échelle de l’Union, avec en premier lieu les pratiques anticoncurrentielles (TFUE, art. 101 et 102), mais aussi d’autres plus spécifiques comme le règlement « platform to business » (UE) 2019/1150 du 20 juin 2019 qui assure une meilleure transparence des plateformes envers les professionnels.

Néanmoins, les pratiques déloyales semblent mal appréhendées à ce jour. Si chaque État membre de l’Union mettrait en œuvre son propre régime juridique, ce fractionnement de législations nuirait au développement des plus petites entreprises sans réellement entraver les plus grandes. C’est la raison pour laquelle, le même jour que le Digital Services Act, la Commission a publié une autre proposition de règlement relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique, dénommé également Digital Markets Act ou DMA.

■ Quelles règles préventives sont prévues pour permettre le respect de la libre concurrence ?

La Commission a fait le choix de créer une nouvelle catégorie d’opérateur et de lui imposer des obligations permettant de prévenir au mieux les dommages. Il s’agit des contrôleurs d’accès, entendus comme des fournisseurs de services de plateforme essentielle. Ces services recouvrent de nombreuses possibilités. Pour une liste non exhaustive, peuvent être cités les moteurs de recherche en ligne, les réseaux sociaux en ligne, les plateformes de partage de vidéos, ou les systèmes d’exploitation. En somme, il s’agit de services numériques proposant un point unique de rencontre entre une personne qui propose des biens, services ou contenus et des personnes qui en bénéficient, comme le ferait un centre commercial.

Parmi ces contrôleurs d’accès, le Digital Markets Act (DMA) ne visent que ceux qui pourraient avoir un impact significatif sur le marché. Ils doivent ainsi avoir un poids important sur le marché intérieur, jouir d’une position solide et durable, et proposer un service qui constitue un point d’accès majeur permettant aux entreprises utilisatrices d’atteindre leurs utilisateurs finals. Sans le nommer, bien sûr, nous pouvons supposer qu’un site internet mondialement connu permettant aux professionnels de vendre des biens en ligne et qui est utilisé par un nombre gigantesque de consommateurs peut être considéré comme fournissant un service de plateforme essentiel. C’est à la Commission elle-même qu’il appartient de désigner les contrôleurs d’accès.

La proposition DMA prévoit deux séries d’obligations : l’une est imposée à tous les contrôleurs d’accès tandis que l’autre est applicable dans certains cas, en fonction du service de plateforme essentielle visé. Pour cette première série, imposable à tous donc, les contrôleurs d’accès doivent par exemple accepter le fait que les entreprises qui utilisent la plateforme peuvent proposer leurs biens ou services à des tiers avec les prix ou conditions qu’ils souhaitent. Si l’entreprise envisage de proposer son produit ou service ailleurs, il arrive en effet que la plateforme lui impose de le revendre plus cher. Les consommateurs vont alors naturellement se fournir auprès de la plateforme qui propose le meilleur tarif.

Concernant les obligations spécifiques, applicables en fonction du service proposé, il est possible de citer une obligation qui résonne à travers l’affaire opposant Epic Games à Apple et Google. Le jeu Fortnite avait été banni des App Store et Google Play Store en raison du fait qu’Epic Games avait refusé les conditions tarifaires jugées abusives. Le procès devrait débuter aux États-Unis en mai 2021. Si la proposition DMA est adoptée en l’état et que les systèmes d’exploitation iOS et Androïd destinés aux smartphones sont considérés comme des services de plateforme essentielle, Apple et Google devront permettre l’installation et l’utilisation de toute application sur leurs systèmes, sans nécessairement passer par les boutiques d’applications imposées. Epic Games ne serait donc pas obligé de passer par les stores officiels pour mettre à disposition son application aux utilisateurs.

 

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? 

Très certainement le jour où j’ai obtenu ma licence. Une erreur informatique avait retardé l’annonce des résultats. Las d’attendre, nous avions décidé avec plusieurs autres étudiants de nous rejoindre afin de nous changer les idées et les résultats sont tombés lorsque nous étions réunis. C’est à ce moment-là que nous avions constaté tout le chemin parcouru et tout ce que nous pourrions accomplir à l’avenir.

Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ? 

Sam Gamegee, de la trilogie du Seigneur des anneaux de J. R. R. Tolkien, qui incarne des valeurs de bonté, de loyauté et de courage, tout en aspirant à une vie simple. Il représente le héros de tous les jours : ces personnes invisibles, qui pourtant sont indispensables.

Quel est votre droit de l’homme préféré ? 

La liberté d’opinion. La confrontation des idées est indispensable pour toute société démocratique.

 

Auteur :Marina Brillé-Champaux


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