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Le procès de Monte-Cristo
Et pourquoi pas une littéraire qui s’intéresse à la justice, voire au droit ? Caroline Julliot, professeure à la Faculté des Humanités, Lettres et Sociétés de l’Université de Lyon 3, présidente et grande enquêtrice d’InterCriPol (Internationale de la critique policière), procède à la mise en examen du Comte de Monte-Cristo dans son livre drôle et passionnant paru aux CNRS éditions en 2023, Monte-Cristo, le procès . Anatomie en bonne et due forme d’une vengeance aussi célèbre qu’obscure.
Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas est-il un roman populaire selon la science de la littérature ?
La notion de « roman populaire » est aujourd’hui très discutée, du fait du jugement de valeur négatif qu’il implique. Le Comte de Monte-Cristo est néanmoins considéré comme l’un de ses chefs-d’œuvre – ce qui explique qu’Umberto Eco, qui aimait pourtant beaucoup ce roman, le prenne pour archétype du « roman populaire », paradigme qu’il oppose au « roman problématique » pour proposer sa définition de la « vraie » littérature : les grandes œuvres sont faites, pour lui, pour créer un malaise, pour nous « mettre en guerre avec nous-mêmes » ; là où la littérature « populaire », au contraire, nous plonge dans un univers idéologiquement simpliste, qui conforte nos préjugés, où le bien et le mal sont clairement définis et où, comme dans les contes pour enfants, le bien triomphe toujours. Dans mon essai, je prends appui sur cette définition pour proposer une analyse de Monte-Cristo comme un personnage complexe et, justement, très délicat à juger. La lecture « consolante », qui fait du personnage un héros justicier sans défaut, est bien sûr possible, mais n’est pas celle qui rend le plus justice à la richesse et à la densité du texte de Dumas. L’un des enjeux de mon livre était de mettre en lumière les nombreuses ambivalences de l’œuvre, que cette lecture réductrice héritée du mépris ancien pour le roman-feuilleton a eu tendance à ignorer.
Sur quelles sources juridiques s’appuie votre mise en examen du Comte ?
D’abord, le Code pénal en vigueur sous la monarchie de Juillet, complété par des manuels d’histoire du droit comme ceux d’Émile Garçon. Pour être en mesure de juger le personnage, j’avais avant tout besoin de bien comprendre le fonctionnement juridique de l’époque : non seulement la lettre de la loi, mais aussi les pratiques concrètes, qui n’étaient pas toujours en adéquation avec le Code (sur la question du duel, par exemple). Mais, comme ce qui m’intéressait dans le personnage était d’explorer la façon dont sa vengeance faisait apparaître les insuffisances de la Justice institutionnelle, et prétendait elle-même à une forme supérieure de justice, j’ai beaucoup lu en philosophie du droit – sur les différentes formes de justice, sur la question de l’individualisation des peines, sur l’articulation entre justice et vengeance, etc... Enfin, pour affiner ma rhétorique, je me suis inspirée des traités d’éloquence judiciaire comme ceux de Maurice Garçon – à qui je dédie l’ouvrage, puisqu’il a été, avec Jacques Hamelin, l’un des premiers à écrire des plaidoiries pour des personnages de fiction.
Selon quelles modalités y procédez-vous ?
L’essai est construit comme un dossier d’instruction à destination de plusieurs cours de justice – le procès rebondissant plusieurs fois en appel. Il vise à clarifier l’impression ambivalente que, en tant que lectrice, m’a laissé le personnage, et à enfin offrir à ce héros de plus en plus sombre et torturé à l’idée d’avoir « outrepassé les droits de la vengeance » ce qu’il réclamait dès son incarcération au Château d’If : être équitablement jugé, pouvoir regarder en face quels délits et quels crimes il a commis. Je ne suis pas d’ailleurs la première à constater que, pour mener à bien ses plans, Monte-Cristo franchit à de nombreuses reprises la ligne rouge de l’illégalité. Je commence donc par imaginer comment son cas serait appréhendé au regard de la loi de l’époque. Mais, l’un des principaux intérêts du roman étant de mettre en concurrence plusieurs principes juridiques, il était inconcevable de m’en tenir à ce mode de jugement – puisque, le parcours du personnage le démontre avec éclat, la Justice en tant qu’institution est faillible et peut elle-même être source d’injustice. J’essaie donc d’élargir le questionnement à la norme que le personnage revendique lui-même pour légitimer sa vengeance (la loi du talion), en essayant de déterminer si Monte-Cristo agit conformément à ce principe. Enfin, j’essaie d’analyser la crédibilité de la prétention du personnage à incarner la Providence divine – statut qui instituerait définitivement sa vengeance comme entreprise de justice absolue.
Pourquoi instituer la lectrice juge du personnage d’Alexandre Dumas ?
Je perçois deux questions distinctes dans votre formulation : d’abord, pourquoi penser la lecture sur le modèle juridique ; ensuite, pourquoi faire usage du féminin lorsque je m’adresse à l’instance qui, à partir du dossier d’instruction que j’ai élaboré, jugera le personnage. Pour répondre à la première, parce que mon travail vise à élargir à un lectorat non spécialiste un constat déjà bien établi par les juristes dans le courant Droit et littérature, dans sa branche anglo-saxonne (Nussbaum) comme européenne (Ost) : par les cas singuliers qu’elle invente, la littérature permet de former l’esprit à juger équitablement, en expérimentant la bonne distance entre empathie et distance critique – et surtout à mesurer combien l’exercice du jugement est difficile. Apprendre à juger n’est pas, ne doit pas être réservé aux juristes ; c’est une compétence essentielle à tout citoyen ou toute citoyenne – qui a besoin de se forger son « intime conviction » pour participer à la vie de la cité, et pas seulement lorsqu’il ou elle est tiré-e au sort comme juré-e lors d’un procès d’assises.
Ensuite, comme je m’en explique dans l’introduction, ne sachant pas quel serait le genre de mon juge, j’ai pris la décision d’alterner le féminin et le masculin lorsque je lui parlerai. Ce parti-pris allait pour moi au-delà de la coquetterie formelle et d’un engagement républicain qui me pousse à essayer d’incarner le plus naturellement et le plus efficacement possible, dans la langue, l’idéal paritaire (prenant acte du fait que de nombreuses études en neurosciences concluent que le cerveau humain n’intègre pas le masculin « neutre » ou « universel ») ; il faisait écho, de façon profonde, au projet de l’ouvrage, qui s’efforçait de développer une vision du personnage différente de celle, de pure adhésion et identification, jusque-là dominante. Il se trouve que cette perception s’est révélée elle-même assez genrée : un critique, dans les années 1950, a ainsi défini le « monte-cristisme » comme « le bovarysme des hommes »… Ne pas préjuger que le seul juge légitime sera masculin, c’était aussi affirmer le droit à d’autres manières de percevoir et d’aborder le personnage.
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiante ?
Il y en a eu beaucoup ! L’enthousiasme que j’ai ressenti à suivre certains cours en tant qu’étudiante a été inversement proportionnel à mon expérience scolaire, où je me suis beaucoup ennuyée. Plus qu’un souvenir particulier, c’est cette impression vivace, au moment de sortir de l’amphi, d’être devenue plus intelligente que quand j’y étais rentrée, qui reste gravée en moi. Que l’on m’avait, certes, transmis un savoir, mais, surtout, qu’on m’avait ouvert des perspectives, donné des outils pour, moi-même, me l’approprier, et, surtout, l’envie de continuer à l’approfondir. J’avais d’ailleurs surpris un jour un de mes professeurs, qui m’avait vue prendre frénétiquement des notes alors qu’il avait fini son laïus ; c’est que je consignais non seulement ce qu’il disait, mais aussi les réflexions et les pistes que son cours faisait naître en moi.
Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?
Ce n’est peut-être pas la plus fréquentable pour des juristes, puisque, comme l’amour, elle « n’a jamais jamais connu de loi », mais mon héroïne de fiction préférée, celle dont le chant m’accompagne presque tous les jours de ma vie, c’est la Carmen de Bizet. Pour sa liberté, son audace, et surtout sa capacité à ne jamais se laisser enfermer dans un registre. Aussi bien à rester joyeuse et impertinente dans les situations graves, et, inversement, à s’engager pleinement dans le choix apparemment le plus insignifiant. Pour mon héros, je dirais Aliocha Karamazov. C’est très difficile de créer un personnage aussi positif, aussi lumineux et bienveillant, sans qu’il en devienne mièvre, surtout quand on le place face à un personnage aussi séduisant, aussi complexe, aussi radical dans sa révolte philosophique et métaphysique, que son frère Ivan. Si j’avais moi-même eu un frère, j’aurais aimé qu’il ressemble à Aliocha.
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
La liberté de pensée, à distinguer de la liberté d’exprimer ses opinions : c’est pour moi la condition sine qua non, le fondement absolu de l’idéal démocratique – qui se construit sur le renoncement de la prétention du politique à incarner ici-bas l’omnipotence et l’omniscience divine. Sacraliser l’espace du for intérieur, des intentions profondes, obscures parfois au sujet lui-même, refuser les prérogatives de la justice religieuse à qui il incombait de sonder les cœurs et les âmes, et délimiter le champ de la responsabilité pénale à la manifestation, objectivement analysable, des opinions et des actes, constitue, à mon avis, la ligne de fracture symbolique qui garantit, de la façon la plus essentielle, l’état de droit. Pour moi, tous les autres droits humains découlent de ce partage entre intérieur et extérieur, de l’affirmation de ce bastion impénétrable de la conscience individuelle, sur laquelle plus aucune juridiction ne peut plus désormais prétendre régner.
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