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[ 8 décembre 2011 ] Imprimer

Le procès des anciens dirigeants du régime khmer rouge

Le 21 novembre 2011 a débuté devant les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC), l’audience au fond de l’un des procès à l’encontre d’anciens dirigeants du régime khmer rouge, à l’origine du massacre d’environ deux millions de Cambodgiens de 1975 à 1979. Philippine Sutz, avocate au Barreau de Paris, représente un groupe de parties civiles dans ce procès et a accepté de répondre à nos questions.

Pourquoi organiser des procès maintenant, trente ans après les faits ?

Un premier procès fut en réalité organisé dès 1979 par les Vietnamiens. Pol Pot et Ieng Sary furent condamnés à mort par contumace et la peine ne fut jamais exécutée. Il s’agit cependant d’un procès expéditif qui ne fut jamais reconnu par la communauté internationale.

Les raisons pour lesquelles un autre procès n’a pas eu lieu plus tôt sont multiples. À la libération, le pays était en proie au chaos, toute forme de système judiciaire avait par conséquent été anéantie. Si l’arrivée des Vietnamiens marqua la fin du cauchemar, le pays resta en réalité en proie à la guerre civile jusqu’en 1998, date de la mort de Pol Pot et de la disparition des derniers bastions khmers rouges. La reconstruction fut donc extrêmement lente et le semblant de système judiciaire mis en place, façonné à l’image de la confusion qui régnait. Personne n’était en mesure de juger les atrocités du passé. De plus, le gouvernement mis en place était en réalité (et est toujours) composé d’anciens khmers rouges ayant fui au Vietnam en 1977.

Rappelons aussi que les khmers rouges sont en réalité restés les représentants légitimes du Cambodge auprès de l’ONU jusqu’en 1992 du fait de la guerre froide. Il n’y avait donc pas de volonté de la communauté internationale de juger ce régime au moins jusqu’à cette date.

Ça n’est finalement qu’en 1997, à l’époque où les premiers tribunaux internationaux après Nuremberg et Tokyo voyaient le jour, que le gouvernement cambodgien demanda l’assistance de l’ONU afin de mettre en place un tribunal qui jugerait le régime de Pol Pot. S’ensuivit alors un long et complexe processus de négociations qui n’aboutit qu’en 2003, date de la signature de l’accord portant création des CETC entre l’ONU et le gouvernement Cambodgien. Le premier procès s’ouvrit six ans après, le 17 février 2009.

Qu’en attend le peuple cambodgien ?

Pour les victimes, même trente ans après, le traumatisme et la douleur sont toujours intacts. Beaucoup des parties civiles que je représente me racontent se réveiller encore la nuit en proie à des cauchemars. La plupart d’entre elles ont tout perdu pendant le régime, parents, enfants, biens ; elles ont été les témoins de scènes insoutenables. Il y a donc beaucoup d’attente de la part des victimes, même après tout ce temps.

Ces expectatives varient bien sûr selon l’histoire de chacun, on retrouve cependant des attentes communes. Il y a d’abord le désir de comprendre comment des khmers ont pu vouloir exterminer d’autres khmers. Les victimes attendent donc des accusés qu’ils parlent, qu’ils s’expliquent, qu’ils reconnaissent leur part de responsabilité. C’est très difficile en tant qu’avocat de leur faire accepter la notion de droit au silence.

Le procès est aussi pour les victimes l’occasion de raconter leur histoire et leur souffrance, il y a un côté cathartique à ce procès : « parler pour exorciser les démons du passé ». Malheureusement seulement certaines d’entre elles pourront être entendues par le tribunal. Et puis il y a évidemment une attente de justice, l’espérance d’une condamnation, d’une reconnaissance publique de culpabilité.

Pour une des premières fois dans l’histoire de la justice pénale internationale, les CETC permettent également aux victimes de demander réparation pour le préjudice qu’elles ont subi, il y a donc beaucoup d’attente à cet égard. Ces réparations ne peuvent être toutefois que morales et collectives. Nous travaillons actuellement avec les parties civiles à des projets de réparations notamment dans le domaine de la mémoire, de la réhabilitation et de l’éducation.

Qui a été jugé et qui va l’être ?

Un premier procès s’est achevé en juillet 2010, celui de Kaing Guek, Eav alias Duch, directeur de S-21, le centre de détention et de torture où sont morts plus de 10 000 prisonniers. Duch a été condamné à 35 ans d’emprisonnement pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Cette peine a été ramenée à 19 ans du fait, entre autre, de sa détention provisoire. Ce jugement a fait l’objet d’un appel, la décision devrait être rendue en février 2012.

Le second procès qui vient de débuter voit trois hauts dirigeants khmers rouges présumés au banc des accusés : Nuon Chea, « Frère n° 2 », bras droit de Pol Pot et présumé idéologue du régime ; Khieu Samphan ancien président du Kampuchéa Démocratique, et Ieng Sary, ministre des Affaires étrangères de l’époque. Jusqu’à récemment le procès concernait également Ieng Thirith, ministre des Affaires sociales et femme de Ieng Sary. Elle vient d’être déclarée inapte à être jugée par le tribunal du fait de troubles cognitifs, conséquences vraisemblables de la maladie d’Alzheimer. Son cas a été disjoint, la procédure à son encontre suspendue, et sa libération ordonnée. Cette décision fait actuellement l’objet d’un appel devant la Chambre de la Cour suprême des CETC.

Deux autres affaires sont toujours en phase d’instruction (Affaires 003 et 004), mais comme je l’expliquerai plus avant, il est probable qu’elles ne voient jamais le jour du fait de pressions politiques.

Pourquoi recourir à des « Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens » plutôt qu’à un tribunal pénal international, à l’image de celui du Rwanda ou de l’ex-Yougoslavie ? Quelles sont les spécificités de la procédure suivie pour ces procès (Civil Law) ?

Ainsi que je l’ai mentionné précédemment, la création des CETC résulte d’un accord entre l’ONU et le gouvernement Cambodgien. Lors des négociations, ce dernier avait imposé comme condition sine qua none que les responsables khmers rouges soient jugés au Cambodge par une juridiction nationale.

Ainsi, même si elles sont une juridiction « extraordinaire », les CETC font cependant partie du système judiciaire cambodgien. Le Cambodge ayant été sous domination française pendant près de 100 ans, son système judiciaire puise naturellement ses racines dans le système français de « Civil Law ». Aussi, comme devant les juridictions hexagonales, les deux grandes spécificités de la procédure devant les CETC sont : une procédure d’inspiration inquisitoire (présence d’un juge d’instruction et rôles des parties minimisé lors de la phase préliminaire ; importance du rôle du juge lors des débats…) même si certains éléments de Common Law sont également présents (i.e. techniques d’interrogatoires), et bien sûr la participation des parties civiles, pleinement parties au procès ; une première pour la justice pénale internationale.

Enfin, rappelons la dualité des CETC, juridiction qui applique concomitamment du droit national et du droit international et dont tous les organes ainsi que toutes les équipes d’avocats y travaillant sont constitués à la fois de Cambodgiens et d’internationaux.

Lenteurs, soupçons de corruption par le gouvernement cambodgien, problèmes de financement, démission en octobre 2011 du juge d’instruction étranger : quelles sont les conséquences de ces difficultés sur les procès ?

Les problèmes relatifs au bon fonctionnement des CETC et leurs conséquences sont multiples. Le plus flagrant est à mon sens celui des interférences politiques. L’indépendance du pouvoir judiciaire est en effet un concept qui semble relativement étranger au gouvernement Cambodgien : reversement présumé d’une partie du salaire des employés locaux au gouvernement, soupçons de partialité dans le processus de sélection des juges nationaux, multiplication des déclarations publiques de la part du premier ministre contre la poursuite des Affaires 003 et 004.

Ces allégations ont trouvé une résonnance bien réelle en avril 2011 lorsque les co-juges d’instruction (CJI), un tandem germano-cambodgien, ont annoncé la fin de l’instruction de l’Affaire 003 alors que les suspects n’avaient selon toute vraisemblance pas été interrogés et qu’aucun autre acte d’enquête sur le terrain n’avait été apparemment mené. Les soupçons devinrent alors de très fortes présomptions : il n’y aurait sans doute jamais d’Affaires 003 et 004. À la suite de cette annonce, les juristes internationaux travaillant pour les CJI adressèrent d’ailleurs un courrier au secrétaire général de l’ONU par lequel ils faisaient part à ce dernier de la partialité avec laquelle, selon eux, l’instruction avait été menée.

En octobre 2011, acculé, le juge allemand a finalement démissionné. Un nouveau juge d’instruction, Laurent Kasper-Ansermet, magistrat suisse spécialiste de la lutte contre la corruption, est attendu à Phnom Penh dans les semaines qui viennent. Espérons que sa venue redonne un second souffle aux Affaires 003 et 004, même si les pressions politiques sur la partie cambodgienne risquent malheureusement de perdurer…

Les problèmes de lenteurs et de financement quant à eux sont étroitement liés. Six années se sont écoulées entre la signature de l’Accord sur les CETC et le début du premier procès ; le jugement de Duch, lui, a été rendu près d’un an et demi après la première audience ; l’instruction de l’Affaire 002 s’est étalée sur plus de trois ans ; une autre année s’est encore écoulée avant que le procès ne débute réellement. Les bailleurs de fond sont fatigués d’attendre, ils deviennent pressants et menacent d’arrêter les financements. Ces pressions poussent par conséquent le tribunal à vouloir produire des résultats rapidement, trop peut-être. Les conséquences en sont un début de procès organisé à la hâte, alors qu’il s’agit peut-être du plus important procès international depuis Nuremberg. L’ensemble des parties se retrouvent ainsi confrontées à un procès accéléré lors duquel leurs droits sont souvent compressés, pour ne pas dire égratignés, sous couvert de l’exigence de célérité de la procédure… Ironie de la justice internationale !

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? Ou le pire ?

Mes deux premières années d’études à Florence, un sentiment de liberté totale.

Quel est votre héros de fiction préféré ?

Le mystérieux XIII, héros de la bande dessinée éponyme.

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

Sans hésitation le droit à la sûreté. Le droit à la liberté est le droit le plus élémentaire. En France on le donne trop facilement pour acquis en oubliant que les arrestations ou emprisonnements arbitraires sont encore monnaie courante dans de nombreux pays.

 

Auteur :M. B.


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