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[ 15 mai 2025 ] Imprimer

Les émotions, le droit et l’intelligence artificielle

La Commission européenne a précisé le 4 février 2025 quels systèmes d’intelligence artificielle, jugés trop dangereux, étaient désormais interdits au sein de l’Union européenne par le règlement européen sur l’intelligence artificielle (AI Act) adopté en mai 2025. Sont notamment interdits des systèmes d’Intelligence artificielle permettant de détecter les émotions des collaborateurs d’une entreprise sur leur lieu de travail. Dans un cheminement de pensées, je m’interroge sur les relations entre les émotions et le droit. Emmanuel Jeuland, professeur à l’École de droit de la Sorbonne (Paris 1), auteur notamment d’un passionnant article sur ce thème, a bien voulu me répondre.

Quelle est la conception française spontanée des relations entre le droit et les émotions ?

Je ne suis pas certain que l’on puisse parler de conception française spontanée de relations entre le droit et les émotions. Un historien a montré que les conceptions de l’émotion évoluaient sous forme de changement de régime émotionnel, ces évolutions internationales ont nécessairement un impact sur le droit (W. Reddy, La navigation des sentiments, trad. 2019, Les presses du réel). Pendant la Révolution française, le régime de l’émotion était si peu distancié, qu’un certain manque d’authenticité dans son engagement pour la Révolution pouvait conduire à l’échafaud. Selon cet historien, cela a sans doute conduit à un changement de régime émotionnel au début du xixe siècle impliquant une distanciation entre les juges et l’émotion et donc dans une certaine mesure entre le droit effectif et l’émotion. On peut encore rappeler que dans l’Antiquité aller devant un juge déclenchait sa colère et que le procès avait pour but de calmer sa colère (dans Histoire des émotions, G. Vigarello (dir.), vol. 1, Seuil, 2001). Aristote admet d’ailleurs que le juge puisse exprimer sa colère de manière proportionnée et au bon moment. 

En tous les cas, depuis deux siècles et jusqu’à il y a 10 ans environ, le régime émotionnel entre le juge et les affects était resté distancié. Le juge devait juger à froid et se « blinder » pour juger rationnellement et objectivement. En parallèle, le juge devait se contenter d’appliquer la loi de manière syllogistique. Le droit était donc lui-même formellement et méthodologiquement rationnel laissant peu de place aux émotions, sauf en amont éventuellement au moment du vote des lois. La voie décrétale pouvait même avoir été imposée dans certains domaines pour éviter des réformes difficiles comme en procédure civile. La voie réglementaire était donc considérée comme plus rationnelle et plus contrôlable. Or, depuis au moins trente ans environ, on est sorti d’un positivisme formaliste impliquant que le juge se contente d’appliquer le droit comme « bouche de la loi ». Même si l’expression a sans doute été mal interprétée dans l’œuvre de Montesquieu (car il parlait probablement de la loi naturelle et non du droit positif), son usage récurrent exprimait bien la conception du rôle du juge en droit français et donc des rapports entre droit, juge et émotions. Je ne parle ici que des émotions qui s’expriment dans le cadre judiciaire mais elles sont si centrales pour la conception du droit que je pense pouvoir en déduire que les relations entre droit et émotions étaient très distanciées en général, jusqu’à une dizaine d’années. 

Je reprends le cours de l’histoire : dans les années 1990 la doctrine démontre (voir par exemple le livre collectif La force du droit, Mare & Martin, 2023) que le juge est en réalité créateur de droit et qu’appliquer le droit n’a rien de mécanique, implique des interprétations, des qualifications et des évaluations que, seul, le juge peut faire. C’était depuis longtemps une évidence en common law qui est un droit tourné vers le juge, mais cela devient également une certitude en droit des pays de civil law. Les juges français eux-mêmes continuaient cependant d’estimer qu’ils étaient là pour appliquer le droit le plus scrupuleusement possible tout en reconnaissant qu’ils avaient des marges de manœuvre (c’est le sentiment que j’ai eu en participant plusieurs années de suite à un séminaire de formation continue à l’ENM sur le juge et l’émotion). Mais il a fallu encore 15 ans avant d’admettre que, si le juge avait des marges de manœuvre et qu’il participait à la création du droit, ses émotions et celles des parties pouvaient jouer un rôle important (voir le numéro des Cahiers de la justice sur « L’émotion dans le prétoire » en 2014). 

Là encore la doctrine nord-américaine avait pris de l’avance car un mouvement appelé law and emotion s’était constitué dans les années 2000. Toutes ces influences ont conduit à un changement de régime émotionnel dans la magistrature et plus largement dans les relations entre droit et émotion (voir notre séminaire collectif publié : Droit et émotion, IRJS, 2023). On ne peut plus dire que ces relations soient distanciées, l’émotion est intégrée dans la pratique juridique et judiciaire ainsi que dans la théorie du droit (V. le grand congrès sur le droit et l’émotion en 2015 à Washington). 

On admet l’importance des émotions en droit et dans le travail du juge, cependant on le voit sans doute plus comme un problème à « gérer » que comme un élément positif. Il s’agit donc de manager ses émotions pour qu’elles ne nuisent pas aux décisions des juges ou des juristes en général (le commissaire de justice gère aussi des émotions et se retrouve parfois confronté à des personnes souffrant de maladies mentales tels qu’un Diogène ou un Noé ; les avocats notamment au pénal mais pas seulement sans parler du travail pacifiant du notaire, etc.). Dans un monde où l’approche managériale est prégnante et centrale dans les entreprises et les administrations, il s’agit avant tout de reconnaître ses émotions pour ne pas être perturbé par elle et prendre les bonnes décisions. Je le vois à l’œuvre dans le sport où l’on peut entendre dire un coach avant un grand match : « tout va dépendre de notre aptitude à gérer nos émotions ». Le sport est en général un bon miroir de notre société. 

Mais cela peut se retourner et j’en vois une bonne expression dans l’interdiction de détecter par l’IA les émotions des employés. C’est la conclusion d’une séquence complexe qui mêle la question plus générale du rapport entre l’IA, les émotions, le management et le droit. 

L’approche managériale s’est développée dans la justice à partir de la LOLF (loi de finance) en 2001. Il s’agissait alors de mettre en place le management développé dans les entreprises impliquant des indicateurs, des évaluations, des objectifs et des budgets correspondants. Les tribunaux ont alors reçu des objectifs chiffrés qui se sont répercutés sur les juges. Plusieurs expressions collectives de magistrats ont montré qu’il y avait une souffrance au travail dans la justice et parfois une perte de sens lorsqu’il s’agissait de rendre une justice en mode dégradé. Lorsqu’un magistrat est en souffrance car la charge est trop lourde et que certains dossiers sont aussi éprouvants émotionnellement, il ne va pas spontanément l’exprimer et va plutôt avoir une approche individuelle : aller voir un psy, faire du yoga, etc. Il ne faut pas montrer ses faiblesses vis-à-vis des collègues. Consciente du problème, le ministère de la Justice a communiqué un numéro vert permettant au magistrat en souffrance d’avoir accès à un psychologue. Il s’agit donc de gérer individuellement les émotions tout en maintenant une approche managériale qui est à l’origine d’une partie des souffrances ressenties par les juges. On voit ainsi comment se rencontrent l’approche managériale, la question des émotions et le droit dans la justice. Il me semble que l’on peut le généraliser aux entreprises d’où proviennent ces méthodes de management. Depuis plusieurs décennies, les consultants ont pris conscience de l’importance des émotions dans le management et les thèmes de l’empathie, de la bienveillance et de la résilience ont fait florès. Cela correspond au changement de régime émotionnel : il convient de pouvoir gérer les émotions comme on gère les finances, la communication, l’informatique, etc. Or, cela se fait sur un fond juridique : le respect du droit du travail qui tente d’encadrer le management pour l’empêcher de devenir harcelant. J’ajouterai que le changement de régime émotionnel ne se résume pas au passage d’une distanciation à une gestion. La manière d’exprimer ses émotions a aussi changé. 

Il faut rappeler à ce stade ce qu’est une émotion : mes lectures m’ont conduit à retenir six éléments, 1.- Un objet (ex l’araignée qui fait peur, l’angoisse qui n’a pas d’objet n’est pas de ce point de vue une émotion) 2.-Un phénomène physique (rougeur, chair de poule, cœur qui bat, tremblement, etc.) 3.- Une conscience de ressentir une émotion en raison de ces éléments physiques (une émotion n’est pas inconsciente même si elle peut être refoulée) 4.- Une délibération intérieure ultra rapide (est-ce que je saute à l’eau pour sauver un inconnu au risque de me noyer ou est-ce que j’appelle les secours ou est-ce que je tourne la tête ?) 5.- Une réaction : fuir, se battre, être inhibé, ne plus ressentir l’émotion car elle était sans objet (il n’y avait pas d’araignée mais une simple tâche) 6.- Un aspect collectif et donc culturel. 

Ce dernier point n’est pas présent dans tous les ouvrages sur le sujet et a surtout été dégagé par les sociologues et anthropologues (L. Feldman Barrett, How Emotions are Made: The Secret Life of the Brain, Houghton Mifflin Harcourt, 2017) : s’il existe des contagions émotionnelles ou des bulles émotionnelles (une cour d’assises en est une), c’est bien qu’une émotion d’une personne entraîne celle d’autres personnes. On est éduqué à ressentir et à exprimer les émotions d’une certaine manière et cela varie selon les cultures, si bien que certaines émotions n’ont pas de mot dans certaines cultures (la colère chez les Inuits par ex.), n’ont un mot que dans quelques cultures (par ex. la rumination en Chine, la joie honteuse en Allemagne) et parfois ne sont pas détachées de la raison dans le langage (une langue à Bali n’opère pas la distinction entre raison et émotion ; il se peut que ce soit aussi la pente contemporaine car on parle de plus en plus de raison dialogique conforme à l’idée initiale de logos, or l’émotion est intégrée dans la rhétorique). L’émotion a donc un fond biologique mais aussi une expression culturelle ce qui permet de dire qu’elle peut être qualifiée d’objective dans un environnement donné et une culture donnée (qui peut être une culture d’entreprise). 

Ainsi les magistrats avaient traditionnellement une culture de distanciation vis-à-vis des émotions qu’il ne fallait pas montrer et il fallait juger sans tenir compte des émotions suscitées par les parties, à froid. Aujourd’hui cette culture a changé : les émotions des parties sont prises en compte pour juger et les émotions ressenties par les juges sont « gérées ». Pour autant, les juges dans un même panel ressentent généralement les mêmes émotions et dans le délibéré peuvent en discuter. Des divergences de degré et parfois de nature peuvent apparaître (ce justiciable met en colère un juge mais un autre le comprend, etc.), mais globalement les émotions sont « objectives » et les divergences peuvent s’expliquer par des différences dans les histoires des juges (et peuvent donc devenir plus « subjectives »). Les émotions sont donc objectives même s’il peut exister des biais émotionnels (liés à l’histoire d’un juge, ex un juge maltraité par son père et toujours en colère contre les pères dans sa pratique de Juge aux affaires familiales) comme il existe des biais cognitifs (des erreurs dans une démarche rationnelle). Elles sont aussi culturelles et évoluent avec la culture. Or un sociologue a pu observer que les émotions étaient aujourd’hui exprimées beaucoup plus fortement et vivement qu’autrefois sous l’influence notamment de la téléréalité (on sait depuis Guy Debord que le spectacle comme le sport et, du coup, encore plus le sport télévisé, font partie de l’économie et des changements culturels qui vont avec, d’autant que le flot d’images fait partie de ce nouveau régime émotionnel). Il parle d’« extimité » : ce qui relevait de l’intime est davantage exprimé publiquement (on peut penser à ces personnes en colère au bout de leur téléphone portable dans la rue). C’est pourquoi l’on peut dire que la manière d’exprimer les émotions a évolué et fait partie du nouveau régime émotionnel, qui pour résumer implique à la fois une gestion des émotions et une exposition publique. La diffusion des audiences depuis la loi pour la confiance dans l’institution judiciaire de 2021 fait sans doute partie de ce changement de régime émotionnel qui vise à exposer des émotions et a scruté les réactions des juges par un jeu de caméra. 

Plusieurs évolutions se croisent : le droit qui devient davantage une discipline dans laquelle les acteurs créent et co-créent les solutions, l’approche managériale des entreprises, des services publics et de la justice qui accroît la rationalisation et crée des souffrances psychiques qui elles-mêmes deviennent objet de souffrance et bien sûr l’Intelligence artificielle. Selon Ellul, on ne produit des inventions techniques que lorsque l’on en a besoin en fonction de l’évolution d’une société, ainsi l’avion n’a été inventé et en tous les cas réalisés que lorsqu’il a fallu organiser de vastes empires et la globalisation. L’auteur ajoutait, visionnaire, que la technique allait devenir un système redoublant le système social tandis que Debord voyait un doublement aussi avec le spectacle. L’Internet et l’IA qui paraissent aller ensemble, fusionne donc deux systèmes virtuels : le système technique d’Ellul et la société du spectacle de Debord. On peut penser que le besoin de contrôler ces empires virtuels, de voyager virtuellement d’un bout à l’autre du net implique une technique de « transport » particulière pour gérer ces milliards d’informations et donc les moissonner.

Comment l’IA peut-elle modifier les relations entre le droit et les émotions ?

Ce qui est paradoxal est que l’IA ne peut ressentir réellement d’émotion puisqu’elle n’a pas de corps mais peut les détecter et agir en conséquence en fonction de ce qu’elle aura pu apprendre des grandes quantités de données qu’elle absorbe. Or, une bonne décision ne peut être rendue que si elle mêle raison et émotion comme l’a démontré Damasio (in L’Erreur de Descartes, Odile Jacob, 1994). Il n’est pas complètement impossible que l’on puisse mettre en algorithme les émotions mais il semble que la limite de l’IA sera de ne pas pouvoir combiner réellement émotion, intuition et raison pour choisir la bonne décision. Il se pourrait donc qu’elle reste un assistant sans doute de plus en plus performant pour réaliser une recherche rationnelle en droit, rédiger un mémo de synthèse, et peut-être même détecter des concepts émergents, mais il reste à voir comment elle pourra intégrer des éléments émotionnels dans un raisonnement judiciaire. Pour autant, elle peut apprendre à détecter les émotions chez les humains dans la mesure où il existe des aspects biologiques dans les processus affectifs. Cependant contrairement à ce que Darwin pensait, les émotions ne sont pas purement biologiques et identiques chez tous les humains et elles sont tout autant culturelles. La détection des émotions peut donc s’avérer discriminatoire.

À noter également qu’une norme peut être vue sous l’angle des émotions par les réalistes scandinaves notamment (on parle d’émotivisme) : elle fait appel à l’émotion du récepteur de la norme qui s’y conforme sans chercher à questionner les raisons d’être de la norme. Même si le droit n’était fait que de normes et de droits et non pas de relations comme je le crois, il ne s’agirait pas d’une discipline purement rationnelle et d’application mécanique car les émotions sont aussi dans la structure des normes. Un droit totalement maîtrisé par l’IA qui préviendrait les solutions jurisprudentielles et conduirait à transiger supposerait donc de maîtriser non seulement le corpus juridique mais aussi la détection des émotions et en retour leur expression. Il me semble que pour ces raisons l’IA ne pourra et ne devra restée que l’assistant du juge (comme la VAR – assistance vidéo - pour l’arbitre de football).

Comment les émotions sont-elles finalement prises en compte dans la méthode judiciaire française ?

L’émotion est présente dans tout le déroulé de la méthode judiciaire que l’on ne devrait pas pouvoir appeler raisonnement judiciaire pour cette raison. L’interprétation des faits et l’appréciation des preuves (notamment des auditions de témoins ou de parties) impliquent de tenir compte de ses émotions : un témoignage est-il crédible ? convaincant ? etc. La qualification juridique des faits suppose de classer des faits : par exemple qualifier des faits de faute intentionnelle. Cela implique d’apprécier les émotions des parties à l’aune de ses propres émotions en tant que juge, même si elles ne doivent pas être montrées notamment parce qu’elles peuvent évoluer au cours du procès et que l’argumentation (des conclusions, des plaidoiries) peut générer des émotions différentes tout autant qu’une compréhension nouvelle des faits et du droit. Tirer les conséquences juridiques d’une qualification paraît assez mécanique (puisqu’une norme prévoit des effets en fonction de la réunion de certaines conditions) mais comporte des marges de manœuvre importante pour le juge qui peuvent impliquer les émotions : par exemple, une infraction a-t-elle des circonstances atténuantes, aggravantes, etc. Les effets de l’application (terme complexe qui recouvre tout le processus) de la norme impliquent une évaluation qui elle aussi suppose de prendre en compte à la fois la raison et l’émotion notamment afin que le jugement soit bien accepté par les parties. On sait d’ailleurs que prévoir des dommages et intérêts dans les domaines émotionnels (préjudice d’anxiété notamment) est délicat.

Ainsi, dans les affaires de droit du travail concernant le harcèlement et la discrimination se posent des questions d’appréciation des faits et des preuves tout autant que des difficultés de qualification (quand commence le harcèlement moral ou sexuel ?) et d’évaluation des conséquences juridiques, notamment en termes de dommages et intérêts. On imagine que les IA de détection des émotions sur le lieu de travail, si elles n’étaient pas interdites, pourraient à la fois servir à des formes de harcèlement managérial et pourquoi pas comme mode de preuve de ces harcèlements (étant donné l’existence du droit à la preuve). 

On pourrait imaginer qu’une IA détecte les émotions pour établir un préjugé dans une affaire, ce serait une forme de sérum de vérité. On ne peut juger sans émotion donc il se peut qu’un juge ait un a priori contre une partie. Les juges sont formés à ne rien laisser paraître, mais un outil utilisant en même temps une mesure des battements du cœur, de la tension, de la chaleur du corps, etc. pourrait y parvenir. Il n’y aurait plus d’impartialité apparente possible. Or l’impartialité objective n’a justement pas à s’occuper de l’intimité des juges et l’impartialité subjective ne peut reposer que sur une preuve de l’expression de cette impartialité. 

Quel est le fondement de l’interdiction par la Commission européenne des systèmes d’Intelligence artificielle de détection des émotions des collaborateurs d’une entreprise sur leur lieu de travail ?

On répète à l’envi que ce sont des techniques d’IA trop dangereuses et qu’il faut les interdire ce que fait le règlement IA Act. On devine pourquoi l’IA détectant les émotions seraient dangereuses : repérer une personne malheureuse voire déprimée dans un service pourrait conduire à un licenciement ; le contrôle des employés serait si élevé qu’ils perdraient toute intimité et liberté réelle ; savoir que les émotions sont détectées pourrait accroître les émotions négatives ; sans compter les biais pouvant exister dans la détection des émotions (erreur d’interprétation, malentendu, etc.). Ce sont donc ces atteintes aux droits fondamentaux (liberté et intimité de la vie privée) qui expliquent ces interdictions. 

Cependant, plusieurs auteurs dont Foucault ont bien montré que le développement des droits fondamentaux accompagne l’approche managériale dite néo-libérale (fondée sur des indicateurs, des évaluations, des objectifs, des notations, etc.) rien que parce que cela coûte cher de respecter les droits fondamentaux (ex rendre des jugements dans des délais raisonnables). Une liberté gagnée implique de renforcer les contrôles (on le voit avec le télétravail qui met en place des contrôles tout en donnant plus de liberté apparente). Il faut bien sûr se réjouir d’une interdiction qui préserve les droits fondamentaux mais il faut être bien conscient que le management et les droits fondamentaux forment un ensemble fondé sur la même philosophie : l’individualisme méthodologique. Les droits de l’homme sont attribués à des individus et le management vise les mêmes individus. Dans les deux cas, on prend en compte des individus isolés les uns des autres, éventuellement en compétition. Ce que l’on interdit permet le développement de ce que l’on n’interdit pas. On dit même que tout le capitalisme repose avant tout sur la mise en place de règles, de cadres (Q. Slobodian, Le Capitalisme de l’apocalypse, Seuil, 2025, p. 223). 

Un autre fondement de l’interdiction est donc de cadrer les innovations, pour pouvoir les tester (avec les fameux bacs à sable réglementaires). L’émotion elle-même est mise en avant dans le système néolibéral actuel car il ne s’agit pas seulement d’avoir un contrôle disciplinaire sur les individus mais de faire en sorte que les individus s’autoproduisent notamment par l’expression extimes de leurs émotions (dans les médias sociaux en particulier), leurs émotions étant une part de leur data dont a besoin d’IA pour se développer. Non seulement quelques interdictions n’empêchent pas le développement mais le permettent (voir les premiers considérant du règlement IA Act qui présente l’IA comme devant contribuer au bien-être collectif) en le cadrant et le ciblant, car les dite « affective computing » (lié au « affective management ») vont pouvoir continuer de se développer notamment pour profiter de l’exception à l’interdiction.

Quel est le fondement de l’exception à l’interdiction ?

Une logique de principe/exception ne veut pas dire que la seconde est à peine admise, cela veut surtout dire qu’elle est cadrée ou que la Commission montre qu’elle la cadre car les questions de santé, de sécurité et de lieu de travail peuvent être conçues assez largement : « f) la mise sur le marché, la mise en service à cette fin spécifique ou l’utilisation de systèmes d’IA pour inférer les émotions d’une personne physique sur le lieu de travail et dans les établissements d’enseignement, sauf lorsque l’utilisation du système d’IA est destinée à être mise en place ou mise sur le marché pour des raisons médicales ou de sécurité » (art. 5-1 f Règlement IA Act du 13 juin 2024 et guidelines février 2025 IA : les lignes directrices de la Commission sur l’interdiction des systèmes de reconnaissance des émotions 6 février 2025). On ne discute pas les questions de santé et de sécurité qui sont aussi des droits, même s’ils peuvent aussi avoir bon dos pour permettre la mise en place d’IA de détection d’émotions, notamment pour éviter des maladies sur le lieu de travail mais peut-être aussi pour éviter de développer une dépression, on retombe alors dans les risques vus précédemment d’accroître le malaise de l’individu dépressif. L’interdiction empêche l’ingérence dans l’intimité et donc une forme de viol émotionnel, mais la structure principe/exception peut servir seulement à encadrer une IA de détection des émotions qui est d’autant plus dangereuse que l’IA peut développer en parallèle une aptitude à donner l’impression de ressentir des émotions et éventuellement à les manipuler (ex une personne qui demande des conseils matrimoniaux à une IA après une rupture).

Il convient de rappeler que toutes les IA liées à l’administration de la justice sont classées à haut risque. Le lieu de travail peut être un tribunal pour les gens de justice. L’administration de la justice peut passer par une volonté de « gestion » des émotions des juges et des auxiliaires de justice pour des raisons de sécurité et de justice. Or, la justice doit être le lieu d’expression de raisons et d’émotions liées à des litiges pour parvenir symboliquement à commencer à dépasser des litiges qui ont pu miner les justiciables. L’IA de détection des émotions concernent celles-ci en tant qu’elles font partie d’individus qui s’autoproduisent (les émotions ne sont pas définies mais présentées sous une forme de liste dans les lignes directrices de la Commission) tandis que dans la justice il s’agit de retrouver des rapports de droit sains. Il devrait s’agir de prendre en compte les affects des parties et du juge dans un contexte symbolique (palais de justice, salle d’audiences, robes, etc.) qui sert à accorder les émotions des personnes en conflits dans un cadre rituel sans qu’il soit question de production de data ou d’autoproduction de consommateurs-justiciables devenus narcissiques (voir notamment Byung-Chul Han, La Disparition des rituels, Actes Sud, 2025).

Le médical et le handicap ont beau dos pour faire des exceptions qui ne paraissent pas si bordées que cela, d’autant que la notion d’émotion n’est pas non plus saisie dans sa profondeur. Il s’agit peut-être d’interdire le plus évidemment scandaleux pour autoriser ce qui à terme peut être dangereux. La technologie remplace le disciplinaire, on passe de la société de surveillance des comportements à celle de l’autosurveillance des émotions. On a dépassé le monde de Foucault et de Deleuze. On cache donc ces affects négatifs que l’on ne veut pas voir dans un régime extime d’émotions positives sauf pour prévenir les risques de maladies ou d’insécurité.

Dans un régime néo-managérial (supposant indicateurs, évaluations, objectifs individuels), l’émotion est gérée individuellement par chaque travailleur qui performe (c’est-à-dire s’autoproduit) grâce justement à ses émotions articulées à sa raison et qui pourrait être moins performant s’ils apprenaient que ses émotions mêmes sont évaluées. Cela nuirait au narcissisme montant (au sens simple de se regarder soi-même avant de se relier aux autres v. Byang-Chul Han, p.33) qui tient au fait que chaque personne s’observe elle-même physiquement et psychologiquement pour bien performer (par ex. en sport les marathoniens amateurs avec leur montre connectée, etc.). L’interdiction de l’IA détectant les émotions n’est donc pas tant un recul des innovations et leur expansion qu’une articulation entre l’IA et le nouveau régime managérial de l’émotion (quand les individus sont isolés les émotions prennent le dessus selon Byang-Chul). 

Pourtant fondamentalement le droit tel qu’il a été développé par les romains ne traite pas des individus mais des relations entre personnes (voire d’autres entités autonomes). Le droit doit jouer sa part dans une approche interhumaniste qui ne met pas seulement en avant les individus et leurs droits mais surtout leurs rapports entre eux. Vous parlez ici de relations de travail, or il faut que celles-ci par définition asymétriques ne tournent pas à des formes d’esclavage par l’utilisation de contrôles portant atteinte à l’autonomie relationnelle : celle qui doit naître et s’accroître dans une relation, comme entre un professeur et un élève, et qui implique un accordage des émotions notamment par des moments rituels et symboliques (pots de départ, galettes, etc.). Or je ne suis pas certain que le simple dispositif réversible principe/exception mise en place par le règlement IA Act tienne compte suffisamment de cette nécessaire distanciation entre employeur et employé, encadrement intermédiaire et employés, ce qui suppose de ne pas confondre le public et le privé ce qui semble être souvent le cas dans les nouvelles entreprises dites « start-ups ». Une sociologue note qu’en réalité le lien de subordination est de plus en plus intrusif et psychologisé (D. Linhart, L’Insoutenable subordination, Erès, 2021) ce qui pour elle est contraire au collectif (car la concurrence mise en place entre employés les isole). Je dirais d’un point de vue juridique que ce collectif n’est pas une entité autonome mais un ensemble de relations juridiques patiemment construites supposant l’autonomie relationnelle de chacun (en termes de tâches, de sens et d’organisation). 

Or, comment demander aux juges de contribuer à cette juste mise à distance, à cette autonomie relationnelle (en interdisant notamment le management harcelant) fondée sur le sens du travail bien fait et sur un métier acquis progressivement si eux-mêmes sont soumis à ce nouveau régime managérial qui les obligent assez souvent semble-t-il (selon leur témoignage à l’ENM) à juger en mode dégradé. Ils y parviennent quand même, je crois, mais au prix de souffrances individuelles, de stress et parfois de maladies. 

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?

Sans doute le jour où le professeur Didier Truchet dans un amphithéâtre comble à l’Université de Rennes (j’étais en 2e année, en 1987) a raconté les faits d’une affaire de responsabilité administrative concernant la marquise en verre d’une gare qui s’était effondrée sur un passant. Tout le monde a compris que la victime avait été écrasée par une marquise qui lui était tombée de dessus et un énorme fou rire a parcouru la salle pendant un long moment. Didier Truchet à qui je rappelais ce moment lors d’un colloque assez récemment m’a dit qu’il s’en souvenait très bien et que d’ailleurs il n’avait pas fait exprès de faire ce lapsus. 

Nous allions à son cours passionnant comme à un spectacle. Il racontait toujours les faits des grands arrêts administratifs de manière approfondie et il avait peut-être de ce point de vue beaucoup d’avance car avec l’open data des décisions de justice l’accès aux faits plus élaborés des juges du fond pourrait nous permettre à l’avenir d’avoir une vision moins théorique du droit que nous avons eu l’habitude d’avoir avec les arrêts des cours supérieures (souvent elliptiques et très concises sur la question des faits).

Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?

Indéniablement Monsieur Joseph K. même si le terme de héros ne lui convient sans doute pas ; il s’agit du personnage central du Procès de Kafka qui a anticipé un univers injuste, absurde, fonctionnel et d’une certaine manière virtuelle et donc numérique. Une étudiante française m’avait prêté ce livre à Exeter où j’étais de passage en me demandant de le lui rendre le lendemain soir dans un pub. J’ai passé la journée à le lire dans un parc anglais puis une partie de la nuit chaude et claire dans l’herbe et encore toute la seconde journée toujours au même endroit. Finalement à la fin du livre sur la dernière page deux fourmis sont sorties de l’herbe et ont traversé les lignes d’imprimerie en en portant une 3e qui avait l’air morte et j’ai pensé à Monsieur K. dont j’étais en train de lire qu’il était emporté dans une carrière sans doute pour être tué par deux policiers (scène finale du livre qui n’empêche pas du tout de profiter du reste du livre). J’observe un peu mieux les trois fourmis et tout à coup alors qu’elles vont arriver au bout de la page juste avant de retrouver l’herbe, je réalise qu’il n’y a qu’une fourmi vivante qui porte les deux autres. De même, je me dis que Monsieur K. était en réalité le seul vraiment vivant de cette histoire, car il luttait contre un régime mortifère, et qu’il portait sur ses épaules ces deux policiers manquant de vie.

Mon héroïne favorite est certainement Jane Eyre, personnage du roman éponyme de Charlotte Brontë que j’ai lu assez tard. L’écriture est puissante et envoûtante, elle a des ennuis avec le droit (exclusion injuste de sa famille d’accueil, empoisonnement, bigamie, succession, etc.) au point où certains considèrent ce roman comme un des premiers romans policiers et ajoutent d’ailleurs qu’une partie des écrivaines anglaises de roman policier ont voulu exprimer le besoin d’émancipation des femmes. Jane Eyre me paraît d’ailleurs se transformer et changer de nom pour s’appeler Mrs Dalloway sous la plume d’une autre autrice (Virginia Woolf) à un âge plus avancé car j’y retrouve la même atmosphère. 

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

Certainement le lien de l’homme, il s’agit d’une expression de Marie Balmary, une psychanalyste théologienne, qui considère que les droits de l’homme ne devraient pas être vus sous l’angle de l’individu isolé qui en bénéficie et qui potentiellement veut réaliser tous ses désirs (droit au travail, au logement, au bonheur, au loisir, etc.) mais sous un angle relationnel, car il y a toujours un débiteur et un créancier aux droits de l’homme (le débiteur n’est pas toujours l’État et peut être une entreprise). C’est aussi l’approche relationnelle d’une philosophe canadienne Jennifer Nedelsky. Je m’inscris dans ce courant de théorie et de philosophie du droit qui privilégie les relations sur les normes et même les droits tout en les défendant.

 

Auteur :MBC


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