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[ 26 novembre 2020 ] Imprimer

Les états d’urgence : l’état d’urgence et l’état d’urgence sanitaire

Michel Lascombe, agrégé de droit public, ancien professeur à l’Institut d’Études Politiques de Lille (Sciences po. Lille) et auteur du Code constitutionnel Dalloz, a bien voulu répondre à nos questions sur les états d’urgence qui semblent se prolonger indéfiniment depuis plusieurs années.

Sommes-nous sous état d’urgence continue depuis les attentats de Charlie Hebdo en 2015 ?

Même s’il a pu être envisagé de le mettre en œuvre, l’état d’urgence n’a pas été décrété au lendemain des attentats de janvier 2015 « dits « de Charlie Hebdo ». Il faut en fait attendre la vague d’attentats de novembre 2015 (Stade de France, Terrasses et Bataclan) pour qu’il soit mis en œuvre (Décr. n°s 2015-1475 et 2015-1476 du 14 nov. 2015 et n°s 2015-1493 et 2015-1494 du 28 nov. 2015). Six lois successives (20 nov. 2015 ; 19 févr., 26 mai, 26 juill. et 19 déc. 2016 ; 11 juill. 2017) l’ont prolongé (les juristes disent « prorogé ») jusqu’au 1er novembre 2017 soit pendant près de deux ans.

S’agissant de l’état d’urgence sanitaire dans le cadre de la pandémie de covid-19 actuelle, l’état d’urgence sanitaire a été déclenché pour 2 mois directement par le législateur dans la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 qui créait cette nouvelle catégorie d’état d’urgence. Il a été prolongé jusqu’au 10 juillet 2020 par la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020 soumise au Conseil constitutionnel (Cons. const. 11 mai 2020, n° 2020-800 DC). Puis il a ensuite été prolongé jusqu'au 30 octobre 2020 inclus sur les seuls territoires de la Guyane et de Mayotte par la loi n° 2020-856 du 9 juillet 2020 soumise au Conseil constitutionnel (Cons. const. 9 juill. 2020, n° 2020-803 DC). Il a été de nouveau déclaré par le décret n° 2020-1257 du 14 octobre 2020 et prolongé jusqu’au 16 février 2021 par la loi n° 2020-1379, également soumise au Conseil constitutionnel (Cons. const. 13 nov. 2020, n° 2020-808 DC).

Ainsi, selon un calcul global, un enfant né le 13 novembre 2015 (en dehors de la Guyane et de Mayotte où l’état d’urgence a encore été plus long) aura, jusqu’au 16 février 2021, vécu 5 ans et 3 mois dont 2 ans et sept mois et demi (31,5 mois sur 63) sous état d’urgence. Il aura donc passé la moitié de sa jeune vie sous cet état. Et encore, ne tenons-nous pas compte, dans ces calculs de la période dite « de sortie de l’état d’urgence sanitaire » (L. n° 2020-856 du 9 juill.2020) qui doit s’analyser aussi comme une période non « ordinaire ».

Quels sont les textes juridiques autorisant l’état d’urgence ?

Chacun des deux types d’état d’urgence trouve son origine dans un texte spécifique. Le premier, le plus ancien, celui déclenché en 2015 et que nous pourrions qualifier de « classique » (mais qui en fait n’a pas d’appellation spécifique dès lors qu’à sa création il était le seul envisagé) a été créé par la loi n° 55-385 du 3 avril 1955. Le second, l’état d’urgence sanitaire, est une création plus récente puisqu’il est organisé par la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 (celle-là même qui l’a déclenché) qui a ajouté au Code de la santé publique un article L. 3131-13 qui en fixe les modalités de déclenchement et de prorogation.

La question pouvait se poser, dès lors que la Constitution de 1958 prévoit des « circonstances exceptionnelles » (Const. 58, art. 16) mais surtout un « état de siège » (Const. 58, art. 36), de savoir si l’état d’urgence créé en 1955 pouvait encore être déclenché après 1958. Le Conseil constitutionnel a estimé que la mention expresse de l’état de siège n’avait pas pour autant exclu la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence et que, « ainsi, la Constitution n’a pas eu pour effet d’abroger la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence » d’ailleurs modifiée après 1958 (Cons. const. 25 janv. 1985, n° 85-187 DC § 4). Il raisonnera de la même manière s’agissant de l’état d’urgence sanitaire estimant que « la Constitution n'exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d'état d'urgence sanitaire » (Cons. const. 13 nov. 2020, n° 2020-808 DC § 5).

Les deux mécanismes sont conçus selon un schéma assez voisin : déclenchement par un décret en Conseil des ministres (donc signé par le Président de la République : Const. 58, art. 13). Sa prorogation doit être autorisée par la loi. 

Simplement, et c’est là que se situe la différence majeurel’intervention du législateur est prévue plus rapidement pour l’état d’urgence « classique » puisqu’il doit autoriser sa prorogation au-delà de 12 jours alors que l’état d’urgence sanitaire peut rester en vigueur un mois avant que le législateur le proroge.

Quels sont les pouvoirs exceptionnels du Gouvernement ?

À la différence de l’état de siège, qui est un régime militaire, l’état d’urgence classique et évidemment l’état d’urgence sanitaire sont des régimes civils ; simplement, ils accordent aux autorités civiles constituées des pouvoirs exceptionnels. Il n’est pas possible de détailler ici les mesures qui peuvent être mises en œuvre. Disons tout d’abord que, s’agissant de l’état d’urgence classique, ce sont les préfets et le ministre de l’intérieur qui se voient attribuer ces compétences exceptionnelles. Pour ce qui est de l’état d’urgence sanitaire, c’est la compétence du Premier ministre qui est largement étendue

Dans les deux cas, ces autorités peuvent limiter voire interdire des déplacements et donc, par exemple, instaurer un couvre-feu qui peut, en matière sanitaire, conduire au confinement de tout ou partie de la population. 

Pour le reste, chaque situation étant différente, c’est en fonction de la menace contre laquelle il s’agit de lutter que les mesures sont conçues par les deux lois créant ces états d’urgence : assignation à résidence des personnes qui semblent être une menace pour l’ordre public dans le cadre de la loi de 1955 ; possibilité de fermer provisoirement et de réglementer l'ouverture, y compris les conditions d'accès et de présence, d'une ou plusieurs catégories d'établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunion, en garantissant l'accès des personnes aux biens et services de première nécessité, s’agissant de l’état d’urgence sanitaire. Dans ce dernier cas encore, la mesure essentielle a consisté à habiliter le Gouvernement à prendre par voie d'ordonnances les mesures d'adaptation destinées à adapter le dispositif de l'état d'urgence sanitaire et à faire face aux conséquences économiques, financières et sociales de la propagation de l'épidémie.

Quel est la place alors des assemblées parlementaires ?

L'Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l'état d'urgence ou au titre de l'état d'urgence sanitaire. Évidemment, dès lors que le Parlement a autorisé le Gouvernement à agir par ordonnances, il pourra, au moment du débat sur la ratification de celles-ci, les modifier ou les abroger. Pour le reste, le Parlement, sauf dans les matières objet de l’éventuelle habilitation et pendant la durée de celle-ci, conserve l’essentiel de ses pouvoirs et en particulier son pouvoir de contrôle, qu’il s’agisse du contrôle de censure ou du contrôle d’investigation.

La Constitution ne change pas et le Gouvernement reste responsable devant l’Assemblée nationale. Il est donc à tout moment possible pour celle-ci de renverser le Gouvernement, du moins en théorie. En fait, on sait qu’avec le phénomène majoritaire, l’hypothèse de voir un Gouvernement renversé, n’a quasiment aucune chance de se concrétiser. Mais, cela n’est pas spécifique aux périodes d’état d’urgence ; c’est une des marques non seulement de notre régime parlementaire mais, plus généralement, de tous les régimes parlementaires contemporains.

Reste donc le contrôle d’investigation. Il sera, comme en temps normal, le plus efficace et le plus intéressant. Qu’il s’agisse des questions parlementaires et en particulier des questions au Gouvernement ou des travaux des commissions d’enquête ou des missions d’information, ces moyens imposent aux ministres et donc au Gouvernement d’expliquer ses choix et ses décisions. Largement repris par la presse, ces éléments permettent l’expression de l’opposition et l’information des citoyens qui pourra se forger son opinion sur la façon dont le Gouvernement gère la menace à l’ordre public ou la crise sanitaire.

Faut-il craindre pour la démocratie ?

Vaste question. On répondra d’abord par une pirouette. Ces états d’urgence ne sont-ils pas protecteurs de la démocratie ? Quel plus grand danger pour elle qu’une crise portant atteinte à l’ordre public (terrorisme) ou qu’une crise sanitaire qui menacent, l’une comme l’autre, les fondements de notre système politique et social ? On l’a bien vu, la crainte de la contamination a conduit nombre d’électeurs à s’abstenir lors des dernières élections municipales.

Reste qu’il n’est pas normal de vivre en état d’urgence quasi permanent. Redisons que depuis 5 ans, nous sommes en état d’urgence la moitié du temps. La démocratie, du moins dans la conception que j’en ai, n’est pas seulement la possibilité d’élire, à période régulière, les autorités qui nous gouvernent en permettant, entre deux élections, une information des citoyens par un contrôle, reconnaissons-le, assez léger, sur ces autorités investies par d’autres autorités investies. Ce n’est pas non plus l’existence d’un contrôle juridictionnel sur les décisions prises par ces autorités, fut-il le fait d’une justice indépendante certes, mais forcément corsetée par les évènements qui justifient l’état d’urgence (menaces terroriste ou sanitaire rendant nécessaire des mesures d’exception). La démocratie c’est aussi la possibilité pour les citoyens de pouvoir s’exprimer, revendiquer et pour ce faire, la possibilité de se réunir et manifester et pour ce faire de pouvoir aller et venir sans entrave, par exemple. Or, on le voit bien, ces libertés de réunion, de manifestation ou d’aller et venir sont directement impactées par l’état d’urgence, qu’il soit « classique » ou sanitaire. Si l’on peut admettre ces restrictions pour quelque temps, il n’est pas possible qu’elles deviennent la norme.

Et là, on décèle une tentation inquiétante de nos dirigeants à vouloir pérenniser les mesures adoptées durant les états d’urgence pour qu’elles deviennent le droit commun des périodes ordinaires. C’est sans doute là le plus grand danger qui nous guette. Il faut donc être particulièrement attentif à cette dérive « sécuritaire » et la combattre fermement, au risque, à terme, de ne plus être autorisé à le faire.

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? Ou le pire ?

Mon meilleur souvenir comme étudiant (mais aussi comme enseignant) sont les spectacles organisés par les étudiants pour se moquer des enseignants et de leurs travers. Hélas, cette tradition de la dérision se perd. Peut-on encore rire de tout ? J’avoue qu’en entendant la polémique sur la question des « caricatures », je finis par en douter… 

Quel est votre héros de fiction préféré ?

Je suis assez fan d’Astérix. Il représente le bon esprit gaulois, râleur et résistant. Mais mon héros préféré est beaucoup moins connu. C’est pourtant lui que j’aurais aimé être : Raphaël Hythlodée. Il a eu la chance de découvrir et de vivre sur une île merveilleuse : Utopie. Enfin, c’est ce que nous raconte Thomas More…

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

Sans aucun doute la liberté d’opinion, de communication et d’expression garantie par les articles 10 et 11 de la Déclaration de 1789 mais aussi par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Ce n’est pas bien original dans la mesure où cette liberté est souvent qualifiée comme étant « un des droits les plus précieux de l’homme ». Plusieurs éléments récents laissent à penser que cette liberté est de plus en plus menacée, il faut donc la défendre « bec et ongle ». 

 

Auteur :Marina Brillé-Champaux

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