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[ 11 juin 2020 ] Imprimer

Les gestes barrières, l’autre et le droit

Les gestes barrières (distanciation sociale, port de masques, …) nous interrogent sur les valeurs sociales que nous portions jusqu’à présent. Après des années d’apprentissage de la politesse du bonjour et embrassade, je dis aujourd’hui à mes enfants : « Surtout tiens tes distances ! ». Au-delà de l’indication parentale, qu’est-ce qui conditionne le respect des gestes barrières ? Est-ce le droit ? Le professeur Stéphane Rials, historien de la pensée et analyste des relations internationales, professeur émérite à l’Université Paris 2, directeur de Dogma, nous éclaire sur ce thème.

■ Pourquoi respecter les lois ?

1/ Voici d’abord la réponse de Hobbes [1588-1679], qui est à mon sens celle que partagent, au fond, les gouvernants = certes tous les textes légaux ne sont que des mots sans force [covenants without the sword are but words] ; mais il est rationnel, pour ceux qui veulent demeurer en paix avec la puissance publique, plus forte qu’eux en principe, de se plier à la légalité [c’est cette inégalité, selon Hobbes, et non la nature particulière de la force publique, qui garantit l’effectivité de cette puissance]. Quelle légalité ? celle qui est justement précisée ultimement par « l’épée » [métaphore, mais pas seulement], sous le double aspect du sens [le contenu] et de la signification [la valeur, la force justement] ; le propos de la puissance publique est que l’on comprenne ses mots dans le sens, parfois évolutif, ou variable, qu’elle leur donne [variable parce que les interprétations, par exemple, de la force publique peuvent être flottantes, les jurisprudences changeantes], et avec la signification qu’elle souhaite qu’on leur alloue [la signification de norme par exemple, et non de conseil]. 

2/ Mais, si nous étions dans un régime démocratique [ce que Rousseau – 1712-1778 – appelle République], et non dans une hyper-représentation [du fait du mandat représentatif certes, mais aussi du Conseil constitutionnel et de l’Union européenne], l’on obéirait aux lois parce qu’elles seraient les nôtres ; ce serait plus facile.

■ Que dire des gestes barrières ?

Pour diverses raisons, les « gestes » préconisés d’abord étaient très inférieurs au risque ; sans confinement [même si les effets de celui-ci ne sont pas absolus] nous aurions compté, contrairement à ce que prétendent certains, beaucoup plus de morts [sans parler des séquelles] ; et la question est posée, en ce début de juin, d’un possible rebondissement de l’épidémie à un moment ou à un autre [voir ici, pour répondre à ceux qui prétendent que tout eût été mieux sans « confinement »]

L’un des aspects intéressants de l’expérience récente tient – et c’est un troisième aspect, bien distinct des perspectives classiques de Hobbes ou de Rousseau – à ce qu’un nombre significatif de nos concitoyens a pris conscience du danger, un peu tard peut-être, du fait d’une communication gouvernementale d’abord lénifiante ; ceux qui étaient conscients ont assez vite communiqué – horizontalement – cette conscience à de plus légers qu’eux ; cela a permis une forme de création permanente de procédures de précaution dans la société même ; par exemple pour les surfaces inertes [comment traiter un paquet livré par la poste ? les poignées de porte ?, etc.] ; si bien que, à côté des instructions peu à peu ciselées par la puissance publique, une partie significative de nos concitoyens a engendré un ensemble, certes fluide, de règles, non publiques si l’on veut, mais comprises et peu à peu partagées dans le cadre d’une nouvelle civilité. 

Ici, l’on retrouve pourtant Hobbes – et en vérité tous les « modernes » – = le ressort ultime de la mise en ordre de la société est la préférence générale pour la conservation de soi ; un journaliste a été très critiqué pour avoir dit qu’il n’était pas mauvais que les gens eussent un peu peur ; c’est pourtant une vue juste ; par temps d’épidémie, la simple insouciance peut tuer, les autres et même soi.

■ Faut-il craindre les choix gouvernementaux ?

Vous faites allusion sans doute à ceux qui touchent le plus certainement aux libertés privées et publiques – par exemple, tout récemment ici, l’application de « traçage » StopCovid. Ma réponse est évidemment positive. À l’époque récente – disons, depuis le mandat de M. Sarkozy, et plus encore depuis le Premier ministériat de M. Valls –, nous avons assisté à un bouleversement complet d’un système de libertés qui paraissait pourtant définitivement acquis il n’y a pas si longtemps ; on sait que l’on a prétendu justifier cette évolution par le terrorisme, lequel a certes donné lieu à des actions très douloureuses, mais sans que l’ampleur du phénomène justifie à mon sens la radicalité des mesures empilées les unes à la suite des autres [260 morts les six dernières années, 150 fois moins que le coronavirus en incluant les morts à domicile] ; aujourd’hui, l’épidémie favorise un nouveau bond en avant de la société de contrôle ; le développement de la technique ouvre, on en prend toujours plus la mesure, des perspectives effrayantes devant nous.

Bien entendu, la justification rationnelle d’une telle évolution, s’ancre une nouvelle fois dans la préoccupation partagée de la conservation de soi ; mais les juristes, pour beaucoup, découvrant que les instruments usuels tendant à la pondération des élans gouvernementaux patinent, s’inquiètent ; et un nombre croissant de nos concitoyens – les réseaux sociaux en témoignent – tend à devenir de plus en plus soupçonneux ; ils pressentent que l’on est entré, depuis 2007 en France, dans une nouvelle phase du système de la domination ; par une étrange boucle, près d’un siècle après l’avènement du fascisme, j’ai le sentiment qu’une partie des analyses données alors par la tradition marxiste – insistant à titre principal sur le rôle du Grand Capital dans l’avènement des régimes autoritaires – revêt désormais une assez claire actualité dans notre âge « néolibéral » tardif.

Le questionnaire de Désiré Dalloz

■ Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?

Quelques maîtres au cours de mes DES [diplômes d’études supérieures], il y a près de cinquante ans = Léo Hamon, dont j’ai eu la grâce d’être proche jusqu’à sa mort, homme d’une éblouissante intelligence, Roland Drago, voisin en Dordogne, cultivé et subtil, différent de l’image un peu rigide que certains en avaient, Robert[-Édouard] Charlier, professeur aux vues larges, d’une rare finesse ; Michel Villey bien sûr, esprit bouillant et savant, parfois rétréci par ceux qui se revendiquent de lui – mais je n’ai pas suivi ses enseignements ; je le rencontrais au Centre de Philosophie du Droit.

■ Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?

Je préfère que l’un et l’autre se soient aimés – Siegfried donc et Brünnhilde = Siegfried, « the young Bakoonin », selon le mot de Bernard Shaw dans son Perfect Wagnerite, découvrant la peur avec l’amour en délaçant le heaume et la cuirasse de la Walkyrie [Das ist kein Mann ! Brennender Zauber – ardent enchantement – Feurige Angst – brûlante peur] – moment merveilleux, vue profonde il me semble.

■ Quel est votre droit de l’homme préféré ?

Liberté/égalité/résistance entendues comme ne formant qu’un droit, que je considère en premier lieu comme un fait massif ; le déni de l’égale liberté incline à la résistance ; la propriété est par contre affaire d’institution [sauf pour ces lockiens radicalisés que sont les néolibéraux de notre temps].

 

Auteur :Marina Brillé-Champaux


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