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Les lois de Michel Audiard
« Y’a pas seulement que d’la pomme », y’a aussi des lois ! ». C’est ce que Fabrice Defferrard, maître de conférences et directeur de l’IEJ de Reims, nous apprend sur le dialoguiste, scénariste et réalisateur Michel Audiard dans son dernier livre Les lois de Michel Audiard. Liberté, Fraternité, Égalité (Mare & Martin, 2021). Le lecteur se réjouira en cette rentrée universitaire de retrouver un des fleurons du cinéma français pour une reprise juridique en douceur.
■ Comment avez-vous procédé pour analyser l’œuvre de Michel Audiard ?
Comme cela s’est passé pour mes livres sur Star Trek et The Big Bang Theory, il y a eu, au départ, une intuition et une envie.
L’intuition, c’était qu’un homme de la stature de Michel Audiard, avec une œuvre cinématographique et littéraire aussi considérable, avait quelque chose d’important à nous dire sur le monde dans lequel nous vivons. Il l’a fait par l’écriture, c’est-à-dire au moyen de ses dialogues, ses scénarios, mais également ses romans et récits (je pense notamment à La nuit, le jour et toutes les autres nuits, un livre immense dont je ne recommanderai jamais assez la lecture).
Une envie ensuite. Étant un « fan » d’Audiard, j’avais tout simplement envie de faire un livre sur lui qui soit autre chose qu’une analyse de ses films ou un florilège de ses meilleures répliques.
■ Quels sont, d’un point de vue juridique, les traits saillants de celle-ci ?
La pensée de Michel Audiard telle que je l’ai envisagée, c’est-à-dire sa vision des rapports humains, des institutions politiques, juridiques et sociales, est complexe, sans concession ni illusion, souvent cynique (d’où beaucoup de répliques drôles ou sarcastiques) et donc, à bien des égards, d’une grande justesse. Pas de faux-semblants avec Audiard, pas d’esquive. Il frappe directement à l’estomac. Les traits saillants de sa pensée, je les ai résumés dans le sous-titre de mon livre, qui est aussi la devise de notre République, mais revue façon Audiard : Liberté, Fraternité, Egalité.
Pour lui, la valeur suprême, c’est la liberté ou, plutôt les libertés, celles que les juristes nomment les libertés individuelles ou collectives. Sans liberté, pas d’humanité. Toute son œuvre cinématographique est imprégnée de cette exigence et, parallèlement, de son dégoût pour toutes les contraintes sociales ou juridiques comme le contrat de travail ou même le mariage. Aller et venir, travailler, penser, s’exprimer, créer, aimer... Voilà ce qui caractérise un homme ou une femme selon Michel Audiard. Toutes les libertés, « Y compris d’aller en taule quand on en a envie ! », comme le dit Jean Gabin dans Archimède le clochard.
Ensuite, il y a la fraternité, ou encore l’amitié. Pour Audiard, la vie n’aurait pas de sens s’il n’y avait pas les copains. C’est le cas au cinéma comme c’était le cas dans sa vie. La fraternité est une consolation. Voyez Un taxi pour Tobrouk ou Un singe en hiver. Cela vaut donc le coup de prendre des risques pour elle, voire de commettre des infractions. Chez Audiard, l’amitié est un « fait justificatif » au sens du code pénal.
Enfin, l’égalité. Audiard ne nie pas les inégalités dans la société, mais il révèle certaines égalités de structures ou de mentalités. Par exemple, l’égalité d’organisation et de fonctionnement entre le monde légal (Les « caves ») et le monde du crime (Le « mitan »). On y trouve le même genre d’individus, les mêmes règles de droit, les mêmes aspirations. Pour Audiard, entre un ministre ou un homme d’affaires corrompu et un malfaiteur à casier judiciaire, il n’y a guère de différences. L’actualité nous prouve très régulièrement qu’il n’a pas torts.
■ Vous parlez de « roman dialogique au cinéma ». Comment le définissez-vous ?
J’ai dégagé le concept de « roman dialogique au cinéma » parce qu’il s’agit, pour moi, de la marque qui forme l’expression de Michel Audiard. C’est également la proposition intellectuelle de mon livre. L’idée, qui m’a frappée, c’est que ses dialogues ont non seulement une énergie et une signification propres, mais, mis bout à bout et organisés – comme un roman –, ils constituent l’expression d’une pensée originale et particulièrement subtile, parfois obsessionnelle. Une fois cette « Singularité Audiard » comprise, la suite de mon travail a été presque facile.
■ Selon vous, qu’est-ce qui fait le succès du cinéaste ?
C’est un mélange qui tient à la fois, il me semble, d’une culture générale et littéraire immenses, et d’une maîtrise de la langue qui confine au génie de la formule. Il y a donc le « fond », indispensable, mais également la « méthodologie », sans quoi ses films n’auraient ni queue ni tête. Il suffit de visionner Garde à vue. Un chef-d’œuvre de construction narrative. Toute personne prétendant embrasser une carrière judiciaire devrait voir et revoir ce film.
■ Quelles sont, d’après vous, ses répliques « juridiques » les plus pertinentes ?
Il y en a de nombreuses car Michel Audiard avait une vision réaliste et lucide du monde de la justice et du droit, donc un peu cruelle aussi. Elles sont très faciles à « recaser » dans une conversation, une plaidoirie ou un cours. En voici quelques-unes que nous devrions tous méditer :
Philippe Noiret dans Pile ou Face : « La justice, c'est comme la sainte Vierge. Si on la voit pas de temps en temps, le doute s'installe ».
Michel Serrault dans Carambolages : « Ce qui prouve la solidité de la peine de mort, ce sont les erreurs auxquelles elle a survécu ».
Et pour moi, la meilleure. C’est à la fin de Mort d’un pourri. Alain Delon, le héros, confond un policier corrompu, un certain Moreau interprété par Michel Aumont, lequel est par ailleurs impliqué dans des assassinats. Delon évoque le futur procès aux Assises de Moreau et voilà ce qu’il lui dit :
« Les psychiatres diront que vous êtes un illuminé, un paranoïaque, mais aucun ne dira ce que vous êtes vraiment… Parce que le mot sonne mal dans un prétoire... La vérité, c’est que vous êtes un con, Moreau… Oh, rassurez-vous, il y en a eu d’historiques. Vos prédécesseurs s’appellent Savonarole, Fouquier-Tinville… Les deux fléaux qui menacent l’humanité sont le désordre et l’ordre. La corruption me dégoûte, mais la vertu me donne le frisson ».
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?
Mon premier cours de droit en première année, sans hésitation. C’était à la faculté de droit de Reims, dans un immense amphi plein comme un œuf. Le professeur Jacques Le Calvez, costume sombre et nœud papillon, très chic, est entré pour nous faire son cours de droit des obligations. En l’espace de vingt minutes, je me suis senti écrasé par le choix que j’avais fait d’étudier le droit. Mais j’ai aussi compris. Quelle immensité ! Quelle exigence ! Comme la plupart des étudiants, je m’étais inscrit en fac. de droit sans idée bien nette de ce qu’était vraiment cette discipline. Après les trois heures réglementaires de cours du professeur Le Calvez, je suis sorti à la fois accablé par la tâche à venir si je voulais réussir mes études et gonflé à bloc par le défi. Après la littérature, je venais de découvrir une nouvelle passion.
Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?
Chez Audiard, mon héros préféré, s’il faut choisir, est Alain Delon dans Mort d’un pourri. Il est droit comme une barre, indépendant d’esprit, d’une grande lucidité sur l’état d’une société corrompue par l’argent et vendue à la finance. C’est également un homme fidèle en amitié au point de commettre des infractions pour elle. On retrouve donc chez lui les vertus selon Audiard : la liberté et la fraternité, avant la cupidité, la « carrière » et les combines. Bref, peut-être l’ami introuvable qu’on voudrait tous avoir.
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
Il ne s’agit pas d’un droit de l’homme à proprement parler, mais plutôt d’une liberté publique. Je veux parler de la « liberté d’entreprendre ». À mes yeux, il s’agit de l’une des libertés les plus importantes et les plus indispensables à l’être humain. Chacun doit être en mesure d’entreprendre librement, mais dans le respect des lois, l’activité qu’il estime bonne pour lui : créer une entreprise, écrire un roman, faire des études ou du sport (voire les deux), se lancer dans un tour du monde, etc. La liberté d’entreprendre est l’expression juridique de la capacité de l’homme à se projeter avec conscience dans l’avenir, à manifester des goûts et des préférences, à transcender son génie. Elle le distingue sans doute de toutes les autres créations de la nature. Il n’y a pas d’humanité sans liberté d’entreprendre.
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