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crédit photo : @claireruiz.photographie
La Constitution économique
Guillaume Grégoire est docteur en sciences juridiques et chercheur à la Faculté de droit, de science politique et de criminologie de l’Université de Liège (Belgique). Il vient de recevoir le prix Jean Carbonnier 2024 pour sa thèse sur La Constitution économique : une enquête sur les rapports entre économie, politique et droit. Le lauréat a bien voulu répondre à nos questions sur ses travaux.
Quelle difficulté principale avez-vous rencontrée en faisant votre thèse ?
La difficulté — qui m’a occupé une année entière — fut sans doute d’ordre épistémologique et concernait le besoin ressenti de réfléchir à ma posture de chercheur en droit. Entre ambition de neutralité et science engagée, voire militante, il existe de très vives controverses, auxquelles j’ai dû me familiariser non tant par goût de la théorie que parce que certaines questions se sont en quelque sorte imposées à moi : dois-je mettre à distance mes jugements de valeur personnels ? Si les savoirs sont nécessairement traversés par des visions du monde situées, peut-on pour autant faire l’économie de la recherche d’objectivité ? Autant de questions abyssales qui se sont finalement révélées très fécondes car elles m’ont obligé à repenser et à expliciter ensuite l’approche méthodologique suivie.
Qu’est-ce que l’interdisciplinarité apporte à vos recherches ?
L’ouverture à d’autres savoirs (histoire, sociologie, etc.) permet de saisir le droit dans sa complexité. En l’occurrence, le concept de Constitution économique renvoie à un phénomène spécifique : la consécration dans les normes les plus hautes de principes ou de règles liées au fonctionnement de l’économie. Or, pour juridique et actuel qu’il soit, ce phénomène a une histoire longue et déborde les discours « purement » juridiques : il s’adosse à des considérations politiques (sur la démocratie ou l’État de droit), à des conceptions de l’économie (concurrence v. solidarité), etc. En dévoilant la part de conditionnement historique et idéologique du droit, on contribue alors, me semble-t-il, à donner à la Cité le retour réflexif nécessaire pour poser des choix en pleine autonomie.
Quel constat paradoxal faites-vous ?
Le constat paradoxal qu’il m’a semblé percevoir au cours de la recherche est la disjonction grandissante entre, d’une part, la posture de « neutralité économique » de la Constitution tenue par les juridictions constitutionnelles et défendue par une partie de la doctrine et, d’autre part, la « sanctuarisation » croissante, dans un grand nombre de systèmes juridiques, de choix de politique économique, non seulement dans les textes (droit de l’UE), mais aussi dans les jurisprudences de certains juges chargés de les interpréter, via notamment la hiérarchisation opérée entre libertés économiques classiques (droit de propriété, liberté d’entreprendre, liberté contractuelle), défendues de manière très systématique, et droits sociaux, à la justiciabilité pour le moins relative.
Comment articuler libertés économiques classiques et droits sociaux ?
Il ne m’appartient pas comme scientifique de dire la « bonne » façon de les articuler, cela dépend des valeurs de chacun et relève d’un choix politique. Tout ce que je me borne à relever est que la configuration actuelle n’est pas neutre, contrairement à ce qui est souvent avancé. Pour ne donner qu’un exemple, la « réserve du possible » consacrée par les juges pour justifier le recul des droits sociaux sur la base d’arguments budgétaires n’existe pas lorsqu’est en cause une atteinte au droit de propriété ou à la liberté d’entreprendre. Cela ne veut pas dire qu’une autre configuration serait plus neutre ou meilleure, mais il faut avoir conscience que celle actuelle n’est pas la seule possible. Autrement dit, il s’agit de dénaturaliser ce qui se présente comme « objectif ».
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?
Assez classiquement, je crois que c’est l’arrivée sur le campus et les premiers cours en première année, qui est conçue à la faculté de droit de l’Université de Liège certes comme une introduction au droit et à sa technique, mais aussi plus largement comme un éveil aux sciences sociales, de sorte que j’ai réellement eu le sentiment de découvrir de nouveaux territoires de la pensée. Après, si je dois mentionner un enseignement en particulier, c’est celui du Professeur Nicolas Thirion, qui nous a particulièrement sensibilisés, dans les cours de Théories du droit puis de droit économique, à l’importance de mettre en perspectives théorique et historique le phénomène juridique — et qui m’a fait ensuite l’honneur d’être mon directeur de thèse.
Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?
Question difficile. Ce n’est sans doute ni un « héros » ni même mon personnage de fiction préféré, mais une figure qui m’a profondément marqué est sans doute Javert dans Les Misérables, qui incarne « la possibilité d’une larme dans l’œil de la loi » pour reprendre la métaphore d’Hugo. Il exprime à la fois — ou plutôt tour à tour — la brutalité d’une justice trop sûre de son autorité et de son infaillibilité, la capacité ultimement de douter, de s’amender et de reconnaître dans un forçat un égal, digne de respect, et enfin la difficulté d’avancer face à sa seule conscience, une fois tombés les dogmes — qu’il résout finalement en exerçant sa liberté ultime, n’étant pas capable de survivre à ses contradictions et de trouver la manière d’en donner sens par lui-même.
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
Je dirais la liberté de pensée et de conscience, car c’est d’une certaine façon la condition de possibilité des autres et aussi le plus irréductible, le dernier qui reste même lorsque les autres sont attaqués ou abolis. Puis le droit à l’éducation sans doute aussi, car l’exercice d’une telle liberté de pensée et de conscience n’est pas inné mais s’acquiert et s’édifie par un lent travail d’apprentissage, qui est avant tout une œuvre collective.
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