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[ 31 octobre 2018 ] Imprimer

Les migrants, le droit de la mer et les États

L’Aquarius, le navire de sauvetage en mer des migrants qui traversent la mer Méditerranée au péril de leur vie pour rejoindre les côtes européennes, cherche un pays d’accueil pour battre son pavillon. Niki Aloupi, professeur à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas et Hélène Raspail, maître de conférences à l’Université du Mans, ont bien voulu nous éclairer en répondant à nos questions.

Pourquoi le pavillon national est-il obligatoire pour un bateau ? 

Ce n’est pas vraiment « obligatoire » dans le sens « obligation internationale », mais c’est nécessaire pour se prévaloir de la liberté de navigation. Les navires sont des « ensembles organisés » (comprenant coque, équipage, biens et personnes à bord, mais également le propriétaire et l’exploitant éventuel) qui naviguent, entre autres, dans des espaces internationaux, notamment la haute mer. Or les espaces internationaux ne sont soumis à la souveraineté territoriale d’aucun État. Dès lors, la nationalité du navire est nécessaire car elle permet à un État d’être internationalement responsable de l’« ensemble organisé » que constitue le navire : exercer sa juridiction et son contrôle, mais aussi le protéger contre les atteintes des autres États. Sans pavillon – c’est-à-dire sans nationalité – un navire, qui n’est pas pour autant un navire « pirate », peut être contrôlé voire arraisonné en haute mer par tous les États.

N’existe-t-il pas des exceptions pour des bateaux remplissant une mission humanitaire ? 

En principe, tout navire susceptible de naviguer en haute mer est rattaché à un État. L’article 93 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer prévoit toutefois que certains navires puissent être « affectés au service officiel de l’ONU » ou d’autres institutions internationales énumérées. Mais les ONG ne sont pas envisagées dans cette liste et aucune réponse claire n’est apportée à la question de la possibilité d’un pavillon « international ». Si l’ONU mais aussi certaines ONG comme le CICR attribuent leur pavillon, en pratique les navires continuent quasiment toujours d’arborer leur pavillon national. Autrement dit, il n’existe pas en droit positif de pavillon « humanitaire » qui remplace un pavillon national. 

Quels sont les droits des individus dans les différents espaces maritimes, nationaux et internationaux ? 

Selon les instruments internationaux de protection des droits de l’homme, les droits énoncés s’appliquent sous la « juridiction » des États parties. Cette juridiction recouvre de toute évidence le territoire des États, comprenant les eaux intérieures et leur mer territoriale (jusqu’à 12 milles marins). Mais la jurisprudence des organes internationaux de protection des droits de l’homme (Cours européenne et interaméricaine des droits de l’homme mais aussi Comité des droits de l’homme des Nations Unies) étend cette notion de juridiction à tout espace placé sous le « contrôle global » d’un État : c’est le cas en haute mer, à bord des navires d’État. Dès lors, les individus placés sous ce contrôle peuvent se prévaloir de leur droit à la vie, de leur droit à ne pas être soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants ou encore de leur droit à la liberté et la sûreté. Les États n’ont pas le droit, à partir de leurs navires, de renvoyer ces individus vers le territoire d’États où ils craindraient des atteintes graves à leurs droits fondamentaux. Enfin, le droit des réfugiés pourrait lui aussi s’appliquer, pour obliger l’État du pavillon à reconnaître à certains de ces individus la qualité de réfugiés, s’ils entrent dans le champ de la Convention de Genève de 1951 et les faire bénéficier du principe de non-refoulement.

Qu’est-ce que l’obligation de sauvetage en mer ? 

Il s’agit avant toute chose d’une tradition propre aux gens de mer, devoir moral des marins qui leur impose de secourir toute personne en détresse. De là est née une obligation du droit de la mer, destinée aux États, qui leur prescrit de faire en sorte que les capitaines des navires (même privés) battant leur pavillon remplissent ce devoir. Elle figure notamment dans la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982 (art. 98) mais aussi dans la Convention pour la Sauvegarde de la vie en mer dite « SOLAS » de 1974 (règle 33, chap. V) et doit pouvoir être considérée comme une règle de droit international coutumier, opposable à tous les États. Bien entendu, s’il s’agit du territoire de l’État, autrement dit de ses eaux intérieures et mer territoriale, les obligations vont plus loin : tout souverain doit assurer, chez lui, une certaine sécurité et ainsi organiser un service de recherche et de sauvetage adéquat. La Convention Maritime Search and Rescue dite « SAR » de 1979 tente d’étendre cette obligation au-delà de la mer territoriale : les États doivent s’entendre pour déterminer des zones qui, sans être leur territoire, sont sous leur responsabilité et dans lesquelles ils s’assurent que l’assistance puisse être octroyée à toute personne en détresse en mer.

Les autorités publiques peuvent-elles user de la force en mer à l’égard d’un navire ou d’une embarcation transportant des migrants ? 

Il faudrait distinguer exercice de la puissance publique et usage de la force proprement dit. L’État peut user de son pouvoir dans sa mer territoriale et dans sa zone contiguë (12 + 12 milles marins) pour faire respecter ses lois, notamment sur l’immigration, au besoin en arraisonnant un navire. Cet exercice peut éventuellement aller jusqu’à l’emploi de la force mais uniquement en dernier recours, après que l’embarcation a reçu plusieurs avertissements et de manière proportionnée, nécessaire et raisonnable. Au-delà, en haute mer, tout État peut de même user de son pouvoir contre tout navire qui se livrerait par exemple à la piraterie ou encore au transport d’esclaves. Dans les autres cas non prévus parmi les exceptions au monopole de l’État du pavillon, il ne peut agir que sur les navires de sa nationalité ou bien avec l’accord de l’État du pavillon. S’il n’y en a pas, comme dans le cas de l’Aquarius, tout État pourrait donc librement agir. Encore faudrait-il avoir un motif valable, comme le trafic international de migrants ; or un navire humanitaire ne peut être considéré comme se livrant à une telle activité illicite puisque son action est désintéressée. Mais n’ayant la protection d’aucun souverain, il serait difficile pour lui de se défendre contre une mauvaise interprétation de sa mission. Quoiqu’il en soit, l’usage de la force dans le cadre d’un tel arraisonnement doit obéir aux mêmes conditions d’ultime recours, de proportionnalité et de nécessité.

Quelles sont les obligations des États à l’égard des migrants sauvés en mer ? 

Les États doivent faire respecter envers les navires battant leur pavillon une obligation de sauvetage, mais le lieu de débarquement n’est malheureusement pas identifié par les différentes règles de droit international. Il s’agit d’un « lieu sûr », ce qui exclut de toute évidence la Libye où les individus risquent la torture voire la mort, mais parmi les États considérés comme sûrs : lequel serait obligé de permettre le débarquement ? Le bon sens voudrait qu’il s’agisse de l’État côtier le plus proche ou encore de l’État de destination du navire privé qui a opéré le sauvetage et qui ne devrait pas avoir à se dérouter, mais le droit ne dit rien. On le comprend : le droit international laisse les États se renvoyer le fardeau de cette obligation.

Quelles pourraient être, selon vous, les avancées juridiques en ce domaine ? 

Celle, justement, de déterminer clairement le lieu de débarquement. C’est uniquement en identifiant l’État débiteur de l’obligation qu’on la rendra vraiment effective ! De manière plus générale, l’obligation de sauvetage doit être consolidée et renforcée pour imposer aux États d’envoyer leurs propres navires d’État patrouiller et assurer le sauvetage en haute mer. Mais c’est sans doute en amont, du côté du droit des réfugiés, que des avancées seraient nécessaires, afin de préciser la teneur du devoir de solidarité entre États, obligeant les États occidentaux à partager le fardeau porté par les pays du sud qui accueillent la grande majeure partie des réfugiés. Pour ce faire, des routes migratoires sûres devraient être mises en place. Personne ne devrait avoir comme choix : risquer sa vie à terre ou périr en mer. 

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? 

N.A. : Notre rencontre ! 

H.R. : Mais tu me détestais pendant nos études ! Notre « vraie » rencontre c’était après, nous étions déjà enseignantes-chercheuses ! 

N.A. : … c’est-à-dire étudiantes à vie, non ? 

H.R. : … pas faux !

Quel est votre héros de fiction préféré ? 

N.A. : Ariane d’Auble, qui en vrai est une héroïne qu’Hélène m’a donnée en m’offrant Belle du Seigneur d’Albert Cohen … me permettant ainsi d’avoir une réponse meilleure que « Legolas » à la question du héros de fiction préféré ! 

H.R. : J’allais répondre « Wonder Woman » mais puisqu’il faut faire intellectuelle ! Je dirais Modesta, le personnage principal de Goliarda Sapienza dans L’Art de la joie. Un modèle de femme libre et forte.

Quel est votre droit de l’homme préféré ? 

N.A. et H.R. : La liberté d’expression ! Car c’est la liberté qui rend possible la démocratie, garante de l’État de droit… et de toutes les autres libertés. 

 

 

Auteur :Éléonore Arrial et Marina Brillié-Champaux


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