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Les nouveaux contes juridiques
Notre auteur François Ost est professeur associé émérite de l’Université Saint Louis (Belgique). Par le conte, il expose les tensions vives de notre société, les questions juridiques qu’elles ne manquent pas de poser. Et il réussit à les dénouer… Nous vous prescrivons donc pour l’année 2022 la lecture de son dernier ouvrage Nouveaux contes juridiques, paru en octobre dernier.
Qu’est-ce que le mouvement Droit et littérature en Europe ?
Ce champ de recherches, né aux États-Unis au début du XXe siècle, vise à faire se croiser sciences juridiques et sciences littéraires. Il s’est développé en Europe depuis quelques décennies, d’abord en Grande-Bretagne et dans les pays nordiques, ensuite en Italie, et plus récemment dans le monde francophone. Il comporte quatre grands axes : droit de la littérature (la littérature comme objet de la réglementation juridique), droit dans la littérature (le roman, le théâtre traitant de questions juridiques), droit comme littérature (le discours et les textes juridiques étudiés à l’aide de la théorie narrative, de la rhétorique ou encore de la critique littéraire). S’y ajoute le droit par la littérature (j’y reviens dans la question suivante). Hier encore marginal, ce courant a aujourd’hui acquis droit de cité dans le monde de la recherche et, dans une moindre mesure, de l’enseignement. Il se manifeste par le développement de divers réseaux de chercheurs, des collections particulières chez des éditeurs internationaux (Oxford University Press, notamment) et des revues spécialisées : ainsi Law and literature chez De Gruyter, Law and Humanities en Grande Bretagne, Droit et littérature chez LGDJ-Lextenso (direction : Nicolas Dissaux). Il fait l’objet de nombreux colloques universitaires et d’un nombre important de monographies (en France notamment chez Michalon, Mare et Martin, et Dalloz). L’intérêt pour le croisement du droit et de la littérature (parfois élargi aux études culturelles en général, les cultural studies, et du cinéma en particulier) se traduit aussi, entre autres choses, par des modules de formation proposés par l’École nationale de la magistrature, et par des émissions de la Radio Amicus curiae (La plume dans la balance et Le droit en scène).
Pourquoi passer par le conte, la fiction en droit ?
On aborde ici la quatrième manière de croiser le droit et la littérature : le droit par la littérature. On vise l’écriture de fiction par des juristes ou des personnalités politiques, qui prennent la plume pour défendre des idées, exposer un problème, plaider une cause. Le genre à ses lettres de noblesse : que l’on songe aux contes philosophiques de Voltaire, ou à Victor Hugo écrivant les derniers jours d’un condamné pour soutenir son combat contre la peine de mort. En Allemagne, pour me limiter à cet exemple, on évoquera les œuvres, bien connues, d’un juge et professeur de droit constitutionnel, Bernard Schlink (Le liseur), ou d’un avocat pénaliste, F. von Schirach (Crimes, L’affaire Colini, Coupables, Sanctions). Le recours au récit de fiction permet de s’adresser à un large public (bien au-delà du monde juridique), tout en mobilisant, grâce à l’imaginaire, des passions plus intenses au service des idées défendues. La Fontaine, fabuliste qui était aussi juriste, le savait bien : « une morale nue apporte de l’ennui, le conte fait passer le précepte avec lui », écrivait-il. En suscitant l’intérêt du lecteur, en ouvrant son cœur et ses oreilles, le récit de fiction prédispose l’esprit à la discussion critique (à condition, bien entendu qu’il ne s’agisse pas d’un récit manipulateur et aliénant comme tous ceux qui relèvent du storytelling : propagande politique, marketing commercial, fake news complotistes). En ce qui me concerne, le conte juridique me permet de penser le droit plus en profondeur ; le penser comme institution culturelle, et pas seulement comme système de normes, le penser comme cas, toujours singulier, et pas seulement comme application mécanique de règles a priori. On se rapproche ainsi de la vie réelle du droit telle que les praticiens la rencontrent tous les jours. Le conte a aussi cette vertu d’inviter le lecteur à s’identifier, ne serait-ce qu’un peu, avec les personnages dont l’histoire est racontée ; or, suspendre ses propres préjugés et développer l’aptitude à penser aussi comme l’autre partie (audiatur et altera pars), n’est-ce pas la qualité exigée du juge ? Par ailleurs, en ouvrant très large le monde des possibles, le récit de fiction ravive l’esprit d’utopie qui nous fait si cruellement défaut à une époque où sévissent le défaitisme de la pensée unique et le déclin des espérances collectives.
Quels sont les différents styles narratifs de vos récits ?
Sans l’avoir spécialement recherché, et en me laissant guider par l’inspiration et le plaisir d’écrire, j’expérimente en effet divers styles narratifs. Tantôt il s’agit de la fable animalière (Un droit pour l’arche de Noé ?, L’ours Martin, La nouvelle controverse de Valladolid), tantôt le récit historique (Le procès de Jésus), tantôt la nouvelle réaliste (Fortune de mer qui raconte le naufrage de l’Amoco Cadiz), tantôt le thriller policier à connotation métaphysique (On a volé les juges intègres), tantôt la dystopie (Les sept jours de Marianne, L’arche et la tour, deux nouvelles inspirées par la pandémie ; ou encore 3,2,1 qui évoque l’Amérique juridique de Trump), tantôt le récit de science-fiction (Solange B., infanticide), tantôt le genre du réalisme magique qui combine réalisme et fantastique (La bibliothèque libérée, Aux marges du Palais). Parfois aussi la spéculation onirique (Dessine-moi une île de justice, On the way back) ou même la fantaisie théologique (Jugement dernier).
Ce sont en effet des styles différents, mais le point commun des seize récits qui composent les deux recueils – ce qui en fait des contes philosophiques –, c’est de faire réfléchir à des questions de société, tantôt sur un mode grave, tantôt caustique. La règle d’or que je m’impose c’est de ne passer à l’écriture que lorsque « le fruit est mûr » et que l’écriture coule de source ; pour un récit mené à terme, dix au moins restent à l’état de projet.
Parmi vos huit derniers contes, lequel sera, selon vous, le plus utile pour préparer l’année 2022 ?
Je propose le conte Les sept jours de Marianne. Ce conte, qui relève du genre de la « dystopie », est inspiré par l’actualité : la pandémie planétaire qui nous occupe depuis février 2020. Dans le royaume de Nimportou, de graves troubles sociaux se déclarent ; Rex, le souverain, réunit son Conseil des sages et propose la main de sa fille Marianne, à l’homme fort qui saura imaginer les mesures qui s’imposent. Tour à tour s’y essayent Picflouz, qui a tôt fait de transformer le pays en un vaste marché et de démanteler les services publics, Programmor, l’ingénieur, qui impose une gouvernance algorithmique, Casinus, l’amuseur public, qui fait de la société un vaste lunapark soumis à la loi des medias, Diafoirus, le médecin, qui fait régner un hygiénisme liberticide, et enfin Inquisitor, le pontife qui restaure une théocratie rigoureuse. Chacune de ces recettes, dogmatiques et unilatérales, aggrave la crise, comme on s’en doute. Jusqu’au jour où Marianne propose de faire confiance au peuple, d’essayer le débat, et de restaurer l’État de droit et les libertés. … Toute ressemblance avec des faits réels serait, bien entendu, purement fortuite J
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?
En avril 1974, j’en étais à la fin de ma quatrième année de droit, le professeur François Rigaux, qui nous enseignait le droit international privé et qui était sans doute un des meilleurs juristes belges de sa génération, en tout cas le plus créatif, me proposa de me joindre à un voyage d’étude du droit chinois qu’il organisait dans les semaines suivantes avec l’aide de l’association Belgique-Chine. Le défi était redoutable, car nous étions à quelques semaines des examens. Mais comment refuser une proposition pareille ? Ce fut une expérience inoubliable ; dès notre arrivée à Pékin – nous étions dans les dernières années du maoïsme et de la révolution culturelle – on nous expliqua que de droit chinois il n’en serait pas question. Toute la société reposait sur le Petit livre rouge, de sorte que « les contradictions au sein du peuple » (autre chose était le sort réservé aux ennemis du peuple) se réglaient par la discussion à la lumière de ce livre culte. Bien entendu, nous n’étions pas dupes et nous savions qu’on nous montrait ce qu’on voulait bien nous montrer. Il n’empêche : en trois semaines, je fis l’expérience de la vieille Chine ancestrale qui n’avait pas entièrement disparu, des efforts colossaux d’un pays, sous-développé à l’époque, pour sortir du marasme, et d’une gouvernance idéologique d’une radicalité sans pareille… tout cela était assez éloigné de mes polycopiés ! Le plus passionnant à observer, à mes yeux, ce furent les réactions que cette épreuve suscitait au sein de notre groupe (professeurs, chercheurs, avocats) : les uns baignaient dans une extase proche du mysticisme, les autres ne décoloraient pas, d’autres encore, parmi lesquels je me rangeais, tentaient de faire la part des choses. J’en ai gardé des amitiés pour la vie. Mais que la session d’examens qui a suivi fut rude !
Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?
Au risque de paraître ringard ou fleur bleue, et puisque la question associe héros et héroïne, je réponds, en anticipant la question suivante : Roméo et Juliette. Ces deux-là ont su s’aimer sans égard pour les diktats de leurs clans respectifs.
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
Cette année je réponds : la liberté d’expression. Fragile liberté menacée tant par les dictatures que par les régimes illibéraux, en Europe même, que dans nos propres pays, encore démocratiques, par la montée en puissance du « politiquement correct » et de la cancel culture. Rien de plus sournois que cette police de la pensée, ces petites orthodoxies étouffantes, et cette bonne conscience frigide. Raison de plus pour pratiquer joyeusement l’écriture de fiction, si possible libérée de cette tartufferie moderne.
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