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L’état de nécessité
En littérature, « l’état de nécessité », c’est Jean Valjean affamé qui vole un pain. Il sera condamné au bagne par ses juges dans le roman Les Misérables de Victor Hugo : « Cela se passait en 1795 »… Le lundi 16 septembre 2019, le délibéré du tribunal de grande instance de Lyon sur l’affaire du décrochage du portrait du Président de la République innocente les prévenus, militants écologistes. Dans cette décision, il est question de l’état de nécessité. Michel Danti-Juan, professeur émérite à l’Université de Poitiers et ancien directeur de l’Institut de sciences criminelles, répond à nos questions sur cette notion juridique.
Qu’est-ce que « l’état de nécessité » ?
Aux termes de l'article 122-7 du Code pénal l'état de nécessité est une cause d'exonération de responsabilité pénale pour « la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ». Il s'agit donc d'un fait justificatif au même titre que la légitime défense, l'ordre de la loi ou le commandement de l'autorité légitime, l'impunité s'expliquant en raison de circonstances objectives justifiant la commission d'un acte qui hors d'un tel contexte aurait un caractère punissable. Il ne doit pas être confondu avec la contrainte ou force majeure qui, comme l'erreur ou le trouble mental, est une cause de non-imputabilité, l'impunité s'expliquant cette fois en raison de données subjectives qui ne concernent que l'auteur de l'infraction. Dans l'état de nécessité l'agent tient compte des circonstances et fait le choix de commettre l'infraction parce que c'est le moyen le plus adéquat de conjurer le danger. Dans la contrainte l'agent n'a aucun choix, a perdu tout libre arbitre et commet l'infraction malgré lui. Ainsi le pompier qui défonce à coup de hache la porte d'entrée d'une maison pour aller éteindre l'incendie qui s'y est déclaré agit en état de nécessité. En revanche l'automobiliste qui défonce cette même porte d'entrée avec son véhicule parce qu'il a dérapé sur une flaque d'huile dont la présence était imprévisible s'est trouvé sous l'empire de la contrainte.
Quels en sont les exemples en jurisprudence ?
Non seulement la jurisprudence donne des exemples de l’état de nécessité mais il faut rappeler que c’est elle qui fut à l’origine de la reconnaissance même de ce fait justificatif en droit positif dans les années cinquante (Trib. corr. Colmar, 27 avr. 1956, D. 1956. 500, pour la relaxe d’un prévenu poursuivi pour avoir érigé un immeuble sans permis de construire alors qu’il entendait offrir des conditions de vie décentes à sa famille hébergée jusque-là dans un baraquement insalubre ; Colmar, 6 déc. 1957, D. 1958. 357, pour la relaxe d’un prévenu ayant dû commettre une violation de domicile pour soustraire son enfant à un spectacle de débauche). Cette origine prétorienne s’explique par le fait que le Code pénal ne comportait aucune disposition générale sur l’état de nécessité, lequel avait été en quelque sorte oublié en 1810. Il fallut attendre l’entrée en vigueur d’un nouveau code en mars 1994 pour que le législateur consacre enfin la notion dans un texte de portée générale. L’article 122-7 précité s’est d’ailleurs fortement inspiré des conditions qu’avait précisées jusque-là la jurisprudence, notamment dans la célèbre affaire Lesage où le bénéfice de l’état de nécessité avait été refusé à un automobiliste qui avait provoqué une collision pour éviter de blesser son épouse et son enfant soudainement éjectés de leur véhicule du fait de la défectuosité d’une portière et au motif que ce dysfonctionnement était déjà connu du prévenu, de sorte qu’il ne s’était pas trouvé confronté à un péril imprévisible (Crim. 28 juin 1958, D. 1958. 693).
Comment l’évoque le tribunal de grande instance de Lyon ?
À y regarder de près le tribunal de grande instance n’évoque pas vraiment l’état de nécessité. En l’espèce il était saisi de poursuites pour soustraction frauduleuse en réunion d’un portrait du Président de la République au préjudice de la mairie du 2e arrondissement de Lyon. Ces poursuites étaient intentées contre divers membres d’une association se présentant comme défenseurs du climat et ayant décidé de décrocher symboliquement le portrait du Président pour réclamer de l’État des actions concrètes contre le réchauffement climatique, étant rappelé que la France n’a pas respecté les accords de Paris dont elle avait été l’instigatrice en 2015. La lecture du jugement révèle que la référence à l’état de nécessité n’y apparaît qu’une seule fois, comme motif de relaxe invoqué par les prévenus et leur avocat. Le tribunal quant à lui ne cite à aucun moment l’article 122-7 du Code pénal et ne parle pas davantage d’état de nécessité. Il se borne à dire que le choix de soustraire et de conserver le portrait dérobé s’inscrit dans le cadre de nouvelles formes d’expression des citoyens dans un pays démocratique où s’exerce un devoir de vigilance critique, que cette action revêtait « un caractère manifestement pacifique » n’entraînant qu’un faible trouble à l’ordre public et qu’elle pouvait ainsi se comprendre comme un « substitut nécessaire au dialogue impraticable entre le Président de la République et le peuple ». La décision s’achève sur l’absence de constitution de partie civile de la commune de Lyon qui jette « un doute sur sa volonté de récupérer son bien » de sorte « qu’aucune sanction ne doit être prononcée du fait d’une privation de jouissance d’un objet par ailleurs de valeur de remplacement négligeable, sans valeur de placement financier et inaliénable ». Le jugement montrant que les faits étaient avérés et reconnus par les prévenus, une déclaration de culpabilité suivie d’une dispense de peine n’aurait sans doute pas soulevé une grande réprobation. Mais le fait que la décision aboutisse à une relaxe pure et simple au terme d’une motivation qui semble procéder, fût-ce en filigrane, de l’état de nécessité soulève beaucoup de perplexité.
Faut-il craindre ce genre d’application de l’état de nécessité ?
Il y a tout à en redouter car le jugement rendu par le tribunal lyonnais semble pratiquer une sorte de dévoiement de l’état de nécessité. Comme tous les faits justificatifs ce dernier obéit en effet à des conditions assez strictes à défaut desquelles l’exonération de responsabilité pénale ne saurait être reconnue. Certes il ne semble pas en aller ainsi en particulier de la condition de proportionnalité des moyens employés au regard de la menace, le tribunal soulignant que « la réunion de dix ou vingt personnes, même non déclarée préalablement en préfecture, investissant pendant quelques minutes un bâtiment affecté à l’administration des citoyens et ses abords, sans bousculade ni dissimulation sur son mobile ou ses déplacements, revêt un caractère manifestement pacifique de nature à constituer un trouble à l’ordre public très modéré ». Ainsi l’infraction commise en l’espèce ne représente pas un trouble disproportionné par rapport à la menace que constitue l’inaction du Gouvernement face au réchauffement climatique. En revanche d’autres conditions requises de l’état de nécessité semblent ici faire défaut. Comme le montre la lettre même de l’article 122-7 du Code pénal, l’état de nécessité requiert d’abord l’existence d’un danger actuel ou imminent que la commission de l’infraction a précisément pour but de conjurer. Cette condition s’entend d’abord d’un danger objectif qui se manifeste d’ores et déjà ou dont la survenance doit intervenir dans un temps très rapproché. Or, sans entrer dans une discussion de fond sur ce point, il est permis de s’interroger sur la pertinence des allégations formulées à cet égard et de considérer qu’un discours catastrophiste, voire apocalyptique, ne constitue pas en lui-même la preuve de l’actualité ou de l’imminence d’un péril. Mais surtout, quelle que soit la légitimité des préoccupations compréhensibles suscitées par la crise climatique, le fait justificatif invoqué par les prévenus suppose que la commission de l'infraction soit nécessaire, c’est-à-dire non seulement qu’elle soit de nature à neutraliser le danger mais encore qu’elle soit le moyen le plus adéquat pour atteindre cet objectif. La Cour de cassation a été amenée ainsi à plusieurs reprises à rejeter la prétendue nécessité d’agissements délictueux s’inscrivant, comme en l’espèce, dans le cadre d’activités militantes dès lors que les intéressés disposaient d’autres moyens pour faire valoir leur cause (Crim. 19 nov. 2002, n° 02-80.788 : D. 2003. 1315, note D. Mayer, pour la destruction de plants de cultures transgéniques) et il en va notamment ainsi lorsque les actes perpétrés ne constituent qu’un moyen de pression n’ayant pas de rapport direct avec la cause défendue (Crim. 6 févr. 2002, n° 01-82.646, pour la dégradation d’un immeuble à usage de restaurant relevant d’une société ayant son siège aux États-Unis par des producteurs de Roquefort entendant protester contre la surtaxation de ce fromage outre atlantique). Or en l’occurrence, comme l’a d’ailleurs relevé le ministère public, le lien existant entre la soustraction d’un des innombrables portraits du Président de la République accrochés dans les 35 000 mairies françaises et la promptitude du Gouvernement à agir contre le réchauffement ne semble guère évident. Il est remarquable à cet égard que les intéressés eux-mêmes reconnaissent avoir agi « symboliquement » ce qui semble placer leur action hors de toute prétention à une réelle efficacité pourtant caractéristique du scénario de l’état de nécessité où l’infraction n’est commise que parce qu’elle est le seul moyen efficace de neutraliser le danger. Enfin, que ce dernier réside dans l’inaction du gouvernement ou dans le réchauffement proprement dit, il existe à l’évidence d’autres voies que celle d’un vol en réunion pour lui faire face. Le jugement rappelle d’ailleurs lui-même que les responsables de plusieurs associations ont déposé en mars 2019 un recours devant le Conseil d’État. Il relève même dans son dernier attendu que la conservation du portrait achevant de caractériser la soustraction volontaire « n’était certes pas une suite nécessaire au marquage d’une forme d’appel au président de la République ». C’est dire que le juge lui-même ne semble avoir été qu’à moitié convaincu par l’action militante ainsi menée avec l’espoir d’instrumentaliser à son profit l’état de nécessité.
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?
Je garde beaucoup d’excellents souvenirs. Mais ce qui m’a le plus marqué fut sans aucun doute le choc de la première année et la découverte non seulement du droit mais de la clarté, de l’éloquence et de la rigueur de ceux qui nous l’enseignaient. Certes je conservais un bon souvenir des professeurs que j’avais connu au lycée mais les extraordinaires qualités pédagogiques des professeurs dont je suivais les enseignements à la faculté les transformaient presque en spectacles. Il faut dire que le « casting » était prestigieux : Philippe Rémy en droit civil, Pierre Avril en droit constitutionnel, Jean Pradel en sociologie criminelle…
Quel est votre personnage de fiction préféré ?
Il y en aurait plusieurs mais, sans doute par déformation professionnelle, ma préférence va plutôt à Jules Maigret, le héros des nombreux romans et nouvelles de Georges Simenon. C’est un personnage un peu bourru mais duquel se dégage une profonde humanité. Il est remarquable en particulier que sa méthode d’investigation repose sur l’observation et la compréhension de la personnalité des différents protagonistes d’une affaire et sur leurs relations. Aujourd’hui la prévalence des preuves scientifiques est si envahissante qu’elle ne laisse que peu de place à l’analyse psychologique.
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
Cette question est difficile car les droits de l’homme forment un corpus dont les éléments ne sont guère dissociables. D’emblée et pour des raisons liées à mes débuts dans la recherche universitaire, je serais tenté de répondre l’égalité qui est au cœur des articles 1 et 6 de la Déclaration de 1789. Mais, à vrai dire, l’égalité est assez décevante en ce qu’elle tend désormais à céder la place à l’égalitarisme. Il me semble que si j’étais jeune doctorant je m’intéresserais davantage à des droits de l’homme encore insuffisamment explorés comme la résistance à l’oppression qui, bien qu’élevée au rang de droit naturel et imprescriptible de l’homme (Déclaration de 1789, art. 2), rencontre chez la plupart des auteurs une objection d’injusticiabilité.
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