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L’expression de la haine en ligne
La proposition de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, adoptée en dernier ressort à une grande majorité par les députés en mai 2020, vient d’être largement censurée, ce 18 juin 2020, par le Conseil constitutionnel, sur saisine de 60 sénateurs. Diane Roman, professeure à l’École de droit de la Sorbonne (Université Paris I Panthéon Sorbonne), coauteure avec Stéphanie Hennette-Vauchez d’un manuel sur les droits de l’Homme et les libertés fondamentales (coll. « Hypercours », juin 2020), répond à nos questions sur l’expression de la haine sur internet.
Quelle est la valeur juridique de la liberté d’expression ?
La liberté d’expression fait partie de ces droits unanimement consacrés par les instruments relatifs aux droits de l’Homme. Sur la scène internationale et européenne, par exemple, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 (art. 19), la Convention européenne des droits de l’Homme (art. 10) ou la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (art. 11) énoncent l’obligation faite aux États de garantir la liberté d’expression. À l’échelle nationale, la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 consacre le droit à la liberté d’opinion et à la liberté d’expression (art. 10), en insistant tout particulièrement sur l’importance de cette dernière : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».
La liberté d’expression est ainsi « une liberté fondamentale d’autant plus précieuse que son exercice est une garantie essentielle des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale », comme le souligne de longue date le Conseil constitutionnel (Cons. const. 11 oct. 1984, Entreprises de presse, n° 84-181 DC). Pour autant, comme tout droit, la liberté d’expression peut être limitée par la loi : la liberté d’expression ne garantit pas le droit de dire n’importe quoi ! En conformité avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, le Conseil constitutionnel a considéré qu’il est loisible au législateur « d’instituer des incriminations réprimant les abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui portent atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers » à la condition toutefois que « les atteintes portées à l’exercice de cette liberté (soient) nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi » (Cons. const. 28 févr. 2012, Contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi, n° 2012-647 DC).
Quelles dispositions de la loi dite « Avia » le Conseil constitutionnel a-t-il censuré ?
C’est quasiment toute la loi qui a été censurée ! Outre des censures formelles, dues à la présence de « cavaliers législatifs » dans le corps de la loi (c'est-à-dire de dispositions n'ayant pas leur place dans la loi déférée, faute d'avoir un lien avec les dispositions initiales de la proposition de loi), le Conseil constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution les deux dispositions majeures du texte : la première imposait aux plateformes d’Internet, sous peine de sanctions pénales, une obligation de retrait en 24 heures des contenus haineux qui leur étaient signalés, dès l’instant que le caractère illicite des messages en cause était manifeste. La seconde permettait à l’administration d’exiger le retrait immédiat de certains contenus à caractère terroriste ou pédopornographique. Dans les deux cas, le Conseil constitutionnel relève que l’atteinte à la liberté n’est ni adaptée, ni nécessaire et proportionnée au but poursuivi : il souligne que l’absence d’intervention du juge judiciaire, jointe à la brièveté des délais fixés et à la difficulté d’appréciation de ce que constitue un « contenu manifestement illicite » occasionne un risque de censure des propos sur Internet (Cons. const. 18 juin 2020, n° 2020-801 DC).
Quelles sont les limites aujourd’hui à l’expression de la haine sur internet ?
Internet n’est pas un espace de non droit, et le Conseil constitutionnel l’a rappelé en affirmant, de façon inédite dans sa jurisprudence, que « la diffusion d'images pornographiques représentant des mineurs, d'une part, et la provocation à des actes de terrorisme ou l'apologie de tels actes, d'autre part, constituent des abus de la liberté d'expression et de communication qui portent gravement atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers » (§ 6 de la décision). Par ailleurs, les incitations à la discrimination, à la haine ou à la violence sont illégaux, quel que soit le médium via lequel elles s’expriment. Pionnière, la loi n° 72-546 du 1er juillet 1972 a modifié la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 et incriminé les propos constitutifs d’une provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence en raison de l’origine ou de l’appartenance raciale ou religieuse, ainsi que ceux qui constituent une diffamation ou une injure publique à raison de l’origine ou de l’appartenance raciale ou religieuse. Le dispositif a été ultérieurement complété par la sanction de l’apologie des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et de réduction en esclavage ou encore l’incrimination du négationnisme, puis par l’incrimination de la provocation à la discrimination, la haine ou la violence à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre et du handicap (loi de 1881, art. 24 et 24 bis).
À ce titre, une régulation des discours de haine sur Internet est requise ; cela constitue même une obligation des États : la Cour européenne des droits de l’Homme a ainsi jugé que le législateur finlandais aurait dû prévoir un cadre permettant de concilier la confidentialité des services internet avec la défense de l’ordre, la prévention des infractions pénales et la protection des droits et libertés d’autrui, en particulier ceux des enfants et des autres personnes vulnérables (CEDH 2 déc. 2008, K.U. c/ Finlande, n° 2872/02). Mais encore faut-il que la procédure mise en place soit respectueuse de la liberté d’expression et du droit à un recours effectif !
Faut-il faire évoluer ce dispositif ?
À l’heure actuelle, en droit français, deux procédures coexistent. L’une est judiciaire : la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique (loi LCEN) dispose que le juge judiciaire peut prescrire, en référé, « toutes mesures » de nature à prévenir ou faire cesser un dommage lié à du contenu sur Internet ; des sites mettant en relation des parents d’intention et des mères porteuses ou encore diffusant des propos racistes ont pu être fermés sur ce fondement. L’autre est administrative. Son principe a été validé par le Conseil constitutionnel (Cons. const. 10 mars 2011, LOPPSI, n° 2011-625 DC). L’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC) peut demander aux éditeurs et hébergeurs de contenus de retirer ou bloquer l’accès aux contenus pédopornographiques ou d’apologie du terrorisme (plus de 12 000 demandes en ce sens ont été présentées en 2019). La procédure est sous la supervision d’une personnalité qualifiée, désignée en son sein par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), qui a pour mission de contrôler le bien-fondé des demandes de retrait, de blocage et de déréférencement. En cas d’irrégularité, cette personnalité peut recommander à l’autorité administrative d’y mettre fin et, le cas échéant, saisir la juridiction administrative. C’est ainsi que la décision de blocage de sites appelant à l’incendie de voitures de police a été annulée, au motif que l’infraction de provocation ou d’apologie du terrorisme n’était pas constituée (TA Cergy-Pontoise, 4 févr. 2019, n° 1801344). Ce blocage administratif des sites peut susciter des inquiétudes du point de vue de la liberté d’expression, pas seulement dans les États autoritaires : le gouvernement espagnol a ainsi utilisé une procédure similaire en 2017 pour interdire un site indépendantiste catalan. Pourtant, à l’échelle européenne, la Commission a pris l’initiative d’un projet de règlement européen (COM(2018)640final du 12 sept. 2018) relatif à la lutte contre la diffusion de contenus terroristes en ligne. En cours d’adoption au Parlement européen, il prévoit notamment que les plateformes devront retirer dans le délai d’une heure un contenu signalé comme terroriste par les autorités. L’impératif sécuritaire démontre, ici comme ailleurs, sa force.
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiante ?
L’étude d’un précis Dalloz, celui de Claude-Albert Colliard, Les libertés publiques, qui fut pour beaucoup dans mon orientation académique. Et les cours magistraux de Pierre Delvolvé : il fascinait l’amphi par son charisme, et rendait passionnantes des matières aussi arides que le contentieux administratif ou le droit administratif des biens ! Mais plus généralement, mes années d’étudiantes ont été une période de liberté, de curiosité et d’échanges. L’université est un cadre unique pour découvrir, réfléchir et partager !
Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?
Gauvain, dans Quatrevingt-Treize, de Victor Hugo ! Un révolutionnaire idéaliste et humaniste, qui vit (et meurt) pour une certaine vision de la République et de l’être humain : « Soyons la société humaine. Plus grande que nature. (...) La société c'est la nature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce qui manque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, les héros, les génies. Porter des fardeaux éternels, ce n’est pas la loi de l’homme. Non, non, non, plus de parias, plus d’esclaves, plus de forçats, plus de damnés ! (…) Je veux la liberté devant l'esprit, l'égalité devant le cœur, la fraternité devant l'âme. (…) L’homme est fait, non pour traîner des chaines, mais pour ouvrir des ailes ». Tout est dit, non ? Et l’héroïne serait Fantomette, le personnage des romans de mon enfance, vive, malicieuse et indépendante. Une héroïne imaginée par Georges Chaulet, qui a nourri le féminisme de plusieurs générations de petites filles.
Quel est votre droit de l’Homme préféré ?
Le droit au bonheur, parce que le bonheur, individuel comme collectif, constitue la finalité des droits proclamés ou revendiqués.
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