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Liberté d’expression et haine
La liberté d’expression revient souvent en fin de cette rubrique comme le droit de l’homme préféré des interviewés. C’est aujourd’hui le thème de fond de nos questions à Patrick Wachsmann, professeur à l’Université de Strasbourg, auteur d’un manuel de Libertés publiques.
Quels sont les fondements de la loi « Gayssot » n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe et de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté? Comment le Conseil constitutionnel circonscrit-il le délit de négationnisme ?
La loi du 13 juillet 1990 intervient à un moment où se multiplient des écrits qui, sous couvert de recherches historiques sur la Seconde Guerre mondiale, nient ou réduisent à peu de choses un phénomène aussi avéré que l’entreprise génocidaire dirigée par les nazis et leurs complices contre les peuples juif et tsigane. Les témoignages des survivants, celui des militaires russes et américains qui ont découvert les camps d’extermination en 1945, les aveux de fonctionnaires ayant servi dans ces camps, les procès devant le Tribunal international de Nuremberg et devant les juridictions de nombreux pays (en particulier le procès de Francfort) à l’encontre de responsables de l’entreprise génocidaire, des travaux historiques de plus en plus nombreux et documentés (il faut citer le nom de Raul Hilberg) attestaient sans aucun doute possible ce génocide et son ampleur. Dès lors, le nier ou le minimiser ne pouvait procéder que d’un délire antisémite empruntant le masque de la recherche historique, sans jamais accepter la moindre des contraintes, méthodologique ou autre, liées à cette discipline scientifique. La « loi Gayssot » vise à incriminer cette nouvelle forme d’antisémitisme, caractérisée par le déni de faits avérés et par l’intention de mettre en circulation un nouveau mythe délirant : ce serait le peuple juif qui aurait tout inventé et, se posant en victime, il aurait ainsi bénéficié de toute une série d’avantages. Il faut ajouter que la loi de 1990 ne saurait évidemment s’appliquer à une recherche historique authentique sur les origines, la conception, la mise en œuvre du génocide, quelles qu’en puissent être les conclusions.
Depuis lors, d’autres peuples victimes de génocides dans une période plus ou moins lointaine ont revendiqué le bénéfice de dispositions semblables. Il en va ainsi d’abord des Arméniens, victimes en 1915 de massacres de masse perpétrés par les autorités de l’Empire ottoman en exécution d’un plan ourdi dans certains milieux ultra-nationalistes. De la « conquête » des Amériques à la colonisation en Afrique, en Asie ou en Océanie, les exemples abondent de populations autochtones massacrées, réduites en esclavage ou férocement réprimées. L’unicité de la Shoah, entreprise délibérée d’extermination du peuple juif, collectivement et en chacun de ceux ou celles qui en étaient déclarés membres, est alors relativisée pour exiger une « égalité de traitement » de tous les peuples victimes de massacres à grande échelle. Cette revendication peut soulever des difficultés diverses : preuve d’un projet génocidaire, d’une volonté d’éradiquer une population entière, etc.
Le législateur français a d’abord souhaité reconnaître solennellement les souffrances éprouvées par le peuple arménien, exacerbées par le refus systématique des autorités turques d’entendre parler de génocide. C’est ce qui a motivé le vote successif d’une loi qualifiant de génocide les massacres perpétrés en 1915, puis d’une autre incriminant la négation de tous les génocides reconnus par la loi. Cette dernière s’est heurtée au refus du Conseil constitutionnel d’autoriser le législateur à qualifier puis incriminer des faits historiques (décision, très peu clairement motivée, Cons. const. 28 févr. 2012, n° 2012-647 DC).
Cette décision a relancé la contestation de la loi Gayssot. La décision du Conseil constitutionnel du 8 janvier 2016 (n° 2015-512 QPC) a clos la controverse en indiquant que le négationnisme constituait en lui-même une incitation au racisme ou à l’antisémitisme, que la loi ne saurait être interprétée comme portant atteinte à la liberté de la recherche historique et qu’ainsi, elle satisfaisait à l’exigence de proportionnalité, position qui rejoint celle déjà prise par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH 24 juin 2003, Garaudy c/ France, n° 65831/01 et CEDH 20 oct. 2015, Dieudonné M’Bala M’Bala c/ France, n° 25239/13).
Le législateur a alors tenté d’incriminer à nouveau la négation d’un crime de génocide à condition que celle-ci constitue « une incitation à la violence ou à la haine par référence à la prétendue race, la couleur, la religion, l’ascendance ou l’origine nationale ». Le Conseil constitutionnel a, une fois encore, fait échec à cette tentative en relevant d’office que la loi incrimine déjà la provocation à la discrimination à la haine ou à la violence envers une communauté déterminée, de sorte que le seul effet de la nouvelle disposition était d’imposer au juge de qualifier les crimes ainsi objets d’une négation, de sorte que l’atteinte portée à la liberté d’expression était disproportionnée.
Le Conseil constitutionnel estime, en définitive qu’une qualification de génocide, de crime contre l’humanité, etc., ne peut ni procéder d’une décision législative ni être confiée à la juridiction même qui aura à se prononcer sur les faits incriminés. Il faut qu’il y ait eu une décision juridictionnelle antérieure au procès lui-même, comme c’est le cas avec certitude suite au jugement de Nuremberg.
Que prévoit la nouvelle incrimination des propos faisant l’apologie des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, des crimes de réduction en esclavage ou d’exploitation (L. du 29 juill.1881, art. 24 bis) ?
Elle étend l’incrimination à la négation de l’existence d’un crime de génocide, d’un autre crime contre l’humanité, d’un crime de réduction en esclavage ou d’exploitation d’une personne réduite en esclavage ou d’un crime de guerre lorsque (et, on l’a vu, seulement lorsque) « ce crime a donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale ».
Quel sera le rôle du juge dans ce contexte ?
Il consistera à vérifier l’existence d’une telle condamnation antérieure du crime dont l’existence est déniée. Le champ de la recherche est toutefois circonscrit aux juridictions pénales internationales (la question se pose toutefois de savoir si les autres juridictions internationales – Cour internationale de justice, Cour européenne des droits de l’homme, etc. - peuvent être considérées comme ayant prononcé une condamnation de ces crimes) et aux juridictions françaises (la condamnation de certains auteurs du génocide arménien par des juridictions turques ne pourrait ainsi être prise en compte).
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? Ou le pire ?
Les meilleurs : la lecture de certains livres, articles ou notes, d’une intelligence enthousiasmante. Des noms ? Quelques-uns, dans l’ordre alphabétique : Paul Amselek, Charles Eisenmann, Hans Kelsen, Jean Rivero, Paul Reuter, Michel Troper, Prosper Weil.
Quel est votre héros de fiction préféré ?
Ulrich, le héros de L’homme sans qualités de Robert Musil, parce que passent en lui toutes les incertitudes et toutes les tentations contradictoires de l’homme contemporain.
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
Je n’entends renoncer à aucun.
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