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[ 19 septembre 2019 ] Imprimer

Libres manifestations

Les manifestations et leur encadrement ont repris dès le début du mois de septembre de cette rentrée 2019. Verrons-nous en 2020 encore plus de violences dans les rues ? Jean-Paul Markus, professeur à l'Université de Versailles-Paris-Saclay, Dir. Département SHS Université Paris-Saclay, a bien voulu répondre à nos questions sur la liberté de manifester.

La liberté de manifester est-elle garantie par la Constitution ?

La liberté de manifester sur la voie publique ne figure qu’indirectement dans notre Constitution. La Déclaration des droits de l’homme mentionne la liberté d’opinion (art. 9), « même religieuse, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi ». De plus, « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme » (art. 10). Il en est découlé la liberté de réunion, plus précisément le « droit d’expression collective des idées et des opinions » selon le Conseil constitutionnel (Cons. const. 19 févr. 2016, 2016-535-QPC). Ce droit a été consacré à propos de la restriction des manifestations durant l’état d’urgence qui a suivi les attentats de Paris et Nice.

De plus, la liberté de réunion — il est précisé « pacifique » — figure expressément dans la Convention européenne des droits de l'homme (art. 11). La Cour européenne des droits de l'homme a jugé que cette liberté s’entend aussi bien des réunions privées que des réunions sur la voie publique, avec toutefois la possibilité pour les États d’instaurer un régime d’autorisation destiné à protéger l’ordre public. La Charte européenne des droits fondamentaux mentionne expressément « la liberté de réunion pacifique » (art. 12).

Ajoutons enfin que la liberté de manifestation constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, permettant au juge administratif d’intervenir en référé sur demande d’un administré, contre toute restriction qu’il juge abusive.

Quel est le régime administratif des manifestations ?

Les cortèges, défilés et rassemblements, et autres manifestations sur la voie publique sont soumis à déclaration préalable entre 15 et 3 jours francs avant la date prévue. Cette déclaration se fait auprès de la préfecture pour les manifestations dans les communes soumises relevant de la police nationale, et auprès de la mairie dans les communes relevant de la gendarmerie (CSI, art. L. 211-1 s.).

Une déclaration type figure sur les sites des préfectures : elle mentionne les nom, prénom, adresse des personnes en charge de l'organisation de la manifestation, l’objet de la manifestation, le ou les lieux, la date et les heures de début et de fin, l'itinéraire, une estimation du nombre de participants attendus, le descriptif des dispositifs de sécurité mis en place, et le cas échéant les moyens mis en œuvre tels que l’installation d'une sonorisation.

Le préfet ou le maire vérifient que l’organisateur a bien prévu des mesures de sécurité, notamment une unité médicale, la conformité des installations prévues, d’éventuelles assurances en cas d’accident, et surtout — pour les Gilets jaunes — la compatibilité de l’itinéraire avec les impératifs d’ordre public. L'administration peut donc demander des modifications. Si l’administration est convaincue que le projet ne risque pas de troubler l’ordre public, elle n’a rien à faire : la manifestation peut se dérouler. C’est pourquoi il ne s’agit pas d’une autorisation : la liberté de manifester s’exerce de droit, sauf, en quelque sorte, véto de l’administration. 

En effet, si le maire ou le préfet estiment que la manifestation projetée est de nature à troubler l'ordre public, ils peuvent l'interdire par un arrêté, immédiatement notifié aux organisateurs. Cette interdiction doit être basée uniquement sur des considérations d’ordre public, et jamais sur l’opinion que la manifestation veut faire passer, sauf si l’expression de cette opinion est illégale en soi (ainsi, serait illégale par nature une manifestation certes pacifique, mais appelant à la discrimination raciale ou sexiste par exemple, car il est interdit d’exprimer publiquement de telles opinions). Enfin, cette interdiction peut être contestée par les organisateurs en référé-liberté devant le tribunal administratif, qui doit statuer dans les 48 heures.

L’organisation d’une manifestation sans déclaration, ou sans respecter les termes de cette déclaration, rend cette manifestation illicite. Des sanctions pénales peuvent alors être infligées aux organisateurs : jusqu'à 6 mois d'emprisonnement et 7 500 € d'amende pour les organisateurs (C. pén., art. 431-9), mais jamais pour les manifestants eux-mêmes, sauf s’ils se rendent coupables eux-mêmes d’infractions comme la rébellion contre les forces de l’ordre, ou l’outrage. En outre, l’autorité est fondée à utiliser la force pour disperser la manifestation, sachant qu’une dispersion trop brutale au regard du trouble en cours à l’ordre public, serait condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme (des cas existent contre la Russie ou la Turquie).

Ce régime est-il adapté aux nouvelles formes de manifestations ? 

Les manifestations de type « gilets jaunes » se distinguent par trois caractéristiques : d’abord, les organisateurs rejettent l’idée même d’une déclaration ; ensuite, ces manifestations sont très éclatées territorialement ; enfin, elles sont souvent émaillées de violences. Cela contraste évidemment avec les grandes manifestations déclarées de type syndical, fortement encadrées à l’aide de services d’ordre expérimentés, auxquelles le pays est plus habitué. Mais force est de constater que ces grandes manifestations, à quelques exceptions près lorsqu’elles sont réellement massives et correspondent à un réel courant de pensée à travers le pays, sont moins efficaces que celles des gilets jaunes pour obtenir des concessions de la part du Gouvernement. Avant les gilets jaunes, les « bonnets rouges » en Bretagne l’avaient compris. La tactique de dispersion et de harcèlement des forces de l’ordre est payante et déstabilise nos gouvernants. Ces manifestations sont plus gênantes pour la population, alors mêmes que les manifestants sont peu nombreux à l’échelle du pays.

Dans ce contexte, le régime juridique actuel n’est pas inadapté en soi, mais il est inefficace faute de moyens suffisants en forces de l’ordre pour le faire respecter. Et renforcer les moyens de répression ne ferait que multiplier les risques d’accidents dénoncés comme des « violences policières ».

Quelles évolutions juridiques sont-elles souhaitables en ce domaine ?

Durcir les sanctions pénales ne ferait probablement que surcharger encore les tribunaux sans dissuader les intéressés, et on peut même redouter un effet « martyrs », « procès politique » de nature à renforcer le mouvement. Le seul durcissement récent a été la création (L. du 10 avril 2019) d’une peine maximale d’emprisonnement d’un an et de 15 000 euros d’amende pour le fait de « dissimuler volontairement tout ou partie de son visage sans motif légitime » au sein ou aux abords d’une manifestation sur la voie publique. Mais cette peine vise moins les manifestants que les fauteurs de troubles venant perturber les manifestations.

Alors faut-il modifier le régime des manifestations ? La manifestation traditionnelle, autorisée et ordonnée, ne remplit plus sa fonction d’initier un débat avec les gouvernants, avec de réels débouchés sur des réformes. Elle tient toujours plus du cérémonial et répond à des logiques de partis politiques ou de syndicats. Cela tient beaucoup au fait que ces manifestations sont organisées par des partis politiques qui ne remplissent plus leur fonction tribunicienne : ils ont été débordés par un mouvement des « gilets jaunes » qu’ils n’ont pu ni récupérer ni — encore moins — canaliser. Les syndicats subissent le même sort. Les réseaux sociaux agissent comme catalyseur et contribuent à exacerber les tensions. 

Dans ces conditions, ce n’est pas le régime des manifestations qui doit évoluer car il est de toute façon rejeté en tant que tel. Ce qui est en cause semble être plus fondamentalement une lacune de notre vie politique et sociale, qu’a montrée le mouvement : la dilution du lien entre la classe politique et une grande partie de la population. Ce problème dépasse le juriste, car la solution n’est pas juridique mais politique et sociologique : il revient à nos gouvernants de créer un autre exutoire aux frustrations de la population et retisser un lien entre le politique et « les gens » : s’agit-il du référendum citoyen, d’une assemblée citoyenne, de tout autre dispositif dit « citoyen », c'est-à-dire redonnant une place aux administrés dans la définition des choix politiques ? La solution appartient aux politiques. En fonction de la réponse qu’ils apporteront, le juriste sera chargé de la mise en forme. 

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur (et/ou pire) souvenir d’étudiant ?

Le pire est l’arrivée sur les bancs d’Assas en « DEUG 1 » (L1), venant de mon « 9-3 ». Le meilleur est qu’on s’y habitue très bien.

Quel est votre héros de fiction préféré ?

Les 4 fantastiques, Astérix, Gaston Lagaffe, Monsieur Phelps, Numéro 6, James West, Monsieur Spock, John Steed ou encore César de Pagnol. Dire quel est mon préféré parmi ceux-là, c’est comme vouloir départager le Chamallow, l’Ourson guimauve, le Carambar et la fraise Tagada. Comme en droit, il faut éviter d’être monomaniaque.

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

Le droit à la vie privée. C’est le dernier rempart contre le « tout-réseaux-sociaux ».

 

Auteur :Marina Brillé-Champaux


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