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[ 11 avril 2019 ] Imprimer

L'opinion publique est-elle un juge à part entière?

Quatre étudiantes en M1 de droit à l’université de Lorraine (Julie Baltzinger, Pauline Bouaziz, Victoire Quartier Dit Maire et Manon Renaud) ont organisé un concours de rédactions juridiques, Styl’Law, dans le cadre de leur projet collectif tuteuré en collaboration avec la Clinique de Droit de Nancy. 

Les candidats-étudiants en droit avaient le choix entre 3 sujets : Pour être juste, suffit-il d'obéir aux lois? L'opinion publique est-elle un juge à part entière? Est-on réellement libre dans une démocratie? 

Le jury composé d’enseignants-chercheurs de l’université de Lorraine (Jean-Baptiste Thierry, Caroline Houin-Bressand, Catherine Menabe et Jean-Denis Pellier) et d’un membre de l’équipe Dalloz Actu Étudiant a choisi la copie d’Anna Mélin en L2 : L'opinion publique est-elle un juge à part entière?

Le 3 décembre 2015, Jacqueline Sauvage est reconnue coupable du meurtre de son mari violent et condamnée à dix ans de réclusion criminelle. Cette décision entraîne de vives réactions : circulation d’une pétition demandant sa libération (recueillant plus de 150 000 signatures), floraison sur les réseaux sociaux d’un hashtag #LibérerJacquelineSauvage… L’affaire déchaîne la presse comme la société. Mais quand François Hollande accorde sa grâce présidentielle à madame Sauvage, ce sont les magistrats qui se mettent en colère : Virginie Duval, présidente de l’Union syndicale de la magistrature se scandalise que l’ « on cède devant l’opinion publique », en se substituant à la justice. Cet exemple nous invite à nous questionner : l’opinion publique peut-elle être un juge à part entière ? 

Les philosophes ont souvent dévalorisé l’opinion, qu’ils opposaient au savoir. Étendue à l’échelle d’une société, l’opinion publique est à la fois une somme d’opinions individuelles, et le produit de ces opinions, chacune soumise au jugement de tous (Reynié). Si, pour Le Bon, « les idées des peuples » sont le moteur de l’Histoire, on reproche souvent à l’opinion - a fortiori quand elle est publique -, d’être superficielle, fluctuante… quand on ne l’accuse pas simplement d’être un artifice (Bourdieu). Pourtant, l’opinion publique, vision partagée par la majorité, est aussi une part essentielle de la démocratie, un élément majeur de ce qui forme la volonté générale. Elle est donc au fondement de tout pouvoir. 

Un juge est celui qui qualifie, détermine, statue et sanctionne. Il applique la loi et son rôle contraignant est reconnu par tous. Mais le verbe juger peut aussi désigner la faculté de bien savoir évaluer une situation, faculté que tous ne possèdent pas. Le juge doit donc à la fois posséder la capacité, et accomplir l’action de juger.

La démocratie libérale tente de concilier deux paradigmes qui longtemps furent dissociés : d’un côté, le pouvoir du peuple, et de l’autre, pour contrebalancer les risques du premier (démagogie, tyrannie de la majorité), l’État de droit, cadre dans lequel la loi s’impose à tous. Cette loi est appliquée par des juges indépendants, afin de garantir séparation des pouvoirs et qualité des décisions rendues. Dans un tel compromis, l’opinion publique peut-t-elle effectivement décider ? Et, si ce rôle est  bien avéré, reste à s’interroger sur sa pertinence. Est-il souhaitable que l’opinion publique prenne l’office du juge ? 

Dans un régime démocratique où le peuple est souverain, l’opinion publique doit-elle être considérée comme une autorité légitime, au même rang qu’un juge ?  

L’opinion publique possède une autorité indéniable, notamment dans le processus juridique (I). Néanmoins, elle peut conduire à des dérives et des excès, qui doivent être prévenus par des juges capables d’ignorer ce qu’elle commande (II).

I.                 L’autorité de l’opinion publique

L’opinion publique impose un contrôle sur la vie privée et publique (A) ; contrôle d’autant plus fort qu’il nous paraît légitime. C’est pourquoi l’opinion publique devient parfois une arme, une stratégie (B).  

A.     Une autorité de contrôle et de censure 

Il n’est pas nouveau d’affirmer que le comportement de chaque homme est déterminé par le jugement de ses pairs. Les philosophes, les psychologues et sociologues nous l’ont à maintes reprises démontré. Combien d’idées refoulons-nous, abandonnons-nous pour nous conformer à une certaine conception de la normalité ? Combien de choix faisons-nous pour embrasser des idéaux communs à tous, au détriment parfois de nos aspirations profondes ? Sartre montrait dans Huis Clos que le jugement d’autrui est la pire condamnation. On touche là à l’idée même de notre liberté : nous sommes libres dans la mesure où notre bonheur dépend du regard des autres. Que cela aille jusqu’à l’enfer relève du style, néanmoins l’opinion publique règne sur chaque être humain. Dès lors, nul doute qu’elle soit aussi une contrainte lourde dans la vie publique.  

En politique, on voit depuis quelques décennies les sondages d’opinion se multiplier. Les réseaux sociaux donnent à tout internaute un espace pour exprimer et partager son point de vue sur l’actualité. De nombreux combats politiques se jouent sur le terrain de l’opinion publique, devenue un Graal mais aussi une énorme pression sur les politiques. Aux USA, la vie privée des politiques devient affaire d’État si elle entre en contradiction avec le moralisme public. Là-bas comme ailleurs, la justice est régulièrement confrontée à des affaires qui s’invitent dans le débat politique, au point que l’opinion publique devient un acteur central, voire décisif, de la procédure en cours. Jacqueline Sauvage l’illustre parfaitement. Dès lors, l’opinion publique peut aussi être une stratégie à exploiter.

B.     Une arme rendue puissante par sa forte légitimité

L’opinion publique a pour elle un argument suprême : la légitimité directe d’un peuple souverain. Selon une vieille conception héritée de Rousseau, le peuple ne désirant jamais son propre mal, il ne peut se tromper. Or, cette légitimité exceptionnelle, première et d’apparence indiscutable sert les intérêts de ceux qui savent en faire une arme. Mobiliser ou invoquer l’opinion publique devient une stratégie gagnante dans des affaires susceptibles d’émouvoir le grand public. C’est là notamment que se révèle le pouvoir des médias, fabricants privilégiés de l’opinion publique. Des mécanismes légaux ont d’ailleurs été prévus pour lutter contre leur influence et préserver un procès équitable, notamment en cas d’atteinte à la présomption d’innocence. Enfin, une nouvelle force s’est révélée ces dernières années : Internet et les réseaux sociaux, qui, permettent la diffusion instantanée des opinions personnelles de chacun. C’est aussi par ce biais que se forme l’opinion publique.

Toutefois, si puissante qu’elle soit, l’opinion publique reste une abstraction : présentée souvent comme un consensus, elle n’est qu’une somme d’opinion individuelles. Bourdieu affirmait que l’opinion publique n’existe pas, y voyant une construction instrumentalisée par les médias et groupes dominants. Aveugle aux rapports de forces d’une société, elle reflèterait non pas ce que la majorité pense, mais ce que quelques groupes mieux organisés expriment. 

En effet, l’opinion publique n’est ni synonyme ni garantie de démocratie ou de liberté. Elle peut être réactionnaire ou irrationnelle. C’est pourquoi il faut des juges indépendants, capables de ne pas se laisser influencer par les pressions extérieures quelles qu’elles soient - l’opinion publique en fait partie. 

II.              La nécessité de juges capables de rester sourds aux sirènes de l’opinion publique 

L’opinion publique ne doit pas faire l’office des juges si nous voulons une véritable justice. Écouter l’opinion publique n’est pas sans risques (A), le rôle d'un bon juge est d’ailleurs de l’éviter. Pour autant, la voix des citoyens n’est nullement évincée du processus juridique (B).

A.     Les dangers de l’opinion publique 

Peu après les attentats terroristes de janvier 2015, 52% des Français s’exprimaient en faveur de la peine de mort (7 points de plus qu’en 2014). Laisser décider l’opinion publique, c’est risquer d’aboutir à l’injuste, d’être guidé par les émotions dans des questions cruciales et délicates. L’opinion publique est parfois intolérante ou acharnée ; ériger l’intolérance en règle parce qu’elle est majoritaire serait liberticide. 

Pour juger, il faut une connaissance approfondie du droit et des dossiers. En laissant décider les émotions d’un public qui ne connaît ni l’un ni l’autre, on met en danger l’État de droit. Si l’opinion publique est versatile et souvent intuitive, le juge est un professionnel du droit, connaisseur des détails des affaires. Les décisions qu’il prend résultent d’une prise de connaissance de tous les éléments et d’une longue réflexion. Leur qualité repose sur son indépendance, qui lui permet de décider en son âme et conscience, sans se soumettre aux pressions du pouvoir politique… ou de l’opinion publique (qui est parfois moins publique qu’instrumentalisée par certains). 

B.     La conciliation entre démocratie et État de droit

Les juges, bien que non élus, représentent le peuple français : ils sont contraints de n’appliquer que la loi, produit de la volonté générale comme nous l’enseignait Rousseau ; elle en est un meilleur reflet que l’opinion publique. C’est bien au nom du peuple français que statuent les juges. Il existe également, en cour d’assises, un système de jurys populaires qui permet d’incorporer au processus de jugement des citoyens pris au hasard, chacun pouvant alors exprimer un fragment de l’opinion publique. 

Néanmoins, il serait bien illusoire de croire à une séparation totale entre le juge et l’opinion publique : chaque juge demeure un homme, lui-même plus ou moins pétri de toutes ces mêmes forces qui font l’opinion publique.  

Parce que le juge est indépendant, parce qu’il demeure un homme, et qu’il se cantonne aux lois, notre système de justice incorpore déjà en lui-même une part d’opinion publique. Si elle est un pilier fondamental de notre démocratie, la voix du peuple est néanmoins bien versatile. Étant à la fois si vague et si fondamentale, l’opinion publique peut devenir une justification pour des actes politiques. Or, la justice doit rester indépendante et impartiale; elle ne devrait dès lors jamais se soumettre à l’opinion publique. Soyons donc critiques envers ceux qui l’invoquent. Derrière ses apparences démocratiques de volonté de tous, l’opinion publique est souvent un cheval de Troie abritant les arguments de quelques-uns. 

Questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? Ou le pire ?

Mon meilleur souvenir est sans doute la découverte de la philosophie du droit, notamment grâce à une professeure de droit civil. Les nombreuses références historiques et doctrinales qui alimentaient son cours ont vraiment attisé ma curiosité et ont modifié aussi ma manière de percevoir le droit, en révélant ses enjeux allant bien au-delà des textes… C’est ce qui me donne envie d’en apprendre plus, et de continuer à réfléchir sur le droit dans le monde d’aujourd’hui.

Quel est votre héros de fiction préféré ?

C’est sans doute cliché pour une étudiante en droit, mais c’est sincère : j’admire énormément le juré n°8, joué par Henry Fonda dans Douze hommes en colère. C’est un film qui m’a énormément marquée, je trouve que le personnage s’impose comme une incarnation d’intelligence, de raison, de bon sens ou encore de courage moral. Il incarne un idéal de justice et d’humanité, c’est vraiment pour moi un modèle. 

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

La liberté de penser.  

 

Auteur :C. de Gaudemont


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