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Mein Kampf et domaine public
Les droits du livre d’Adolf Hitler, Mein Kampf, sont tombés dans le domaine public au 1er janvier 2016 après avoir cessé d'être détenus par le seul État régional allemand de Bavière, qui les avait reçus des forces d'occupation américaines après la Seconde Guerre mondiale. Maître David Alexandre, avocat, coauteur de « Pour en finir avec Mein Kampf » (Éd. Le Bord de l’eau), a bien voulu répondre à nos questions.
Quel est, en Europe, le sort réservé aux droits d’auteur à la mort de l’auteur ?
Le droit d’auteur obéit à un régime juridique tout à fait particulier. Tout auteur jouit sur son œuvre, et ce ab initio, de droits patrimoniaux (lui permettant essentiellement d’autoriser ou non la reproduction et la représentation de son œuvre) et de droits moraux (composés notamment du droit au respect de l’intégrité de son œuvre, du droit à la paternité sur son œuvre…). Si les droits moraux de l’auteur sont inaliénables et imprescriptibles, ses droits patrimoniaux sont, en revanche, limités dans le temps. À cet égard, une directive européenne (Dir. n° 93/98/CE du Conseil du 29 oct. 1993 relative à l’harmonisation de la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits voisins ; codifiée par Dir. n° 2006/116/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 déc. 2006 relative à la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits voisins) a érigé en principe que les droits patrimoniaux d’un auteur sur ses œuvres s’éteindraient 70 ans après sa mort. En France, ce principe a été transposé à l’article L. 123-1 du Code de la propriété intellectuelle. Ce délai peut être prorogé dans quelques cas particuliers, correspondant notamment aux périodes de guerres (CPI, art. L. 123-8, L. 123-9 et L. 123-10). Au-delà de cette durée, on dit que les droits d’auteur « tombent dans le domaine public ». En d’autres termes, dans le cas d’un livre, celui-ci peut être librement publié par n’importe quel éditeur, dès lors que le délai de 70 ans post mortem est écoulé. C’est la raison pour laquelle, en Europe, les droits d’auteur de Mein Kampf sont tombés dans le domaine public le 1er janvier 2016.
Quel est le dispositif légal de contrôle des œuvres littéraires ?
En France, le seul dispositif légal de contrôle systématique d’une œuvre littéraire, concerne les ouvrages destinés à la jeunesse (L. n° 49-956 du 16 juil. 1949 sur les publications destinées à la jeunesse). Ainsi, tout éditeur d’un livre destiné aux enfants est notamment tenu, lors de sa parution, d’en adresser copie à la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à la jeunesse — dépendant du ministère de la justice — qui vérifie alors que le contenu de l’ouvrage ne présente pas de caractère pornographique, ne valorise pas des crimes ou délits ou tout comportement pouvant nuire à la moralité des jeunes ou inspirer des préjugés ethniques. En cas de manquement constaté, cette Commission peut avertir le ministère de l’intérieur, qui a la faculté d’interdire l’ouvrage sur le territoire. Dans tous les autres cas, le principe de liberté d’expression prévaut a priori, et une mesure d’interdiction d’un ouvrage ne peut résulter que d’une décision de justice intervenant a posteriori. La jurisprudence recense quelques cas d’interdiction d’ouvrages sur les fondements de l’atteinte à la vie privée ou à la dignité, du négationnisme, de l’apologie du génocide ou du terrorisme, etc… On se souviendra par exemple de l’interdiction du livre Le Grand Secret, publié par le médecin de François Mitterrand huit jours après le décès de celui-ci, et considéré par le juge des référés puis par les juges du fond comme une intrusion particulièrement grave dans l’intimité de la vie familiale de l’ancien Président de la République (TGI Paris, 23 oct. 1996 ; confirmation par CA Paris, 27 mai 1997, n° 97/4669P et par Civ. 1re, 14 déc. 1999, n° 97-15.756 ; mais condamnation de la France par CEDH le 18 mai 2004, Gubler c/ France, no 69742/01, donnant lieu à une nouvelle publication de l’ouvrage en févr. 2005). De telles interdictions totales sont, cependant, très rarement prononcées. L’interdiction peut également être partielle : sans aller jusqu’à une interdiction totale du livre, il arrive que des décisions ordonnent la suppression de certains passages ou chapitres d’un ouvrage. Dans une affaire relativement récente, le juge de référés n’a ainsi pas accueilli la demande de Dominique Strauss Kahn, qui sollicitait l’interdiction du livre de Marcela Iacub sur le fondement de l’atteinte à l’intimité de sa vie privée, en se contentant d’ordonner l’insertion d’un encart faisant état de la position du plaignant dans chaque exemplaire proposé à la vente (TGI Paris, 26 févr. 2013, n° 13/51631).
Le livre d’Hitler est-il soumis à un dispositif juridique dérogatoire au droit commun ?
Selon les pays, Mein Kampf suit en effet – ou suivait, jusqu’au 1er janvier 2016 – des régimes tout à fait différents. Dans certains pays protecteurs de la liberté d’expression tels que les États-Unis, il a toujours été autorisé à la publication. Dans d’autres pays, il était en revanche totalement interdit, parfois à la demande du Land de Bavière, titulaire des droits d’auteur d’Hitler. Le cas français est, quant à lui, tout à fait atypique. Dès 1934, une maison d’édition française – les Nouvelles Éditions Latines – a publié une traduction française du livre d’Adolf Hitler. Ce dernier, qui ne voulait pas que le contenu de son ouvrage soit connu du public français puisqu’il annonçait notamment son intention d’envahir l’Hexagone, obtint du tribunal de commerce de la Seine qu’il interdise la publication d’une telle édition, sur le fondement de la contrefaçon de ses droits d’auteur (Trib. com. Seine, 18 juin 1934). À la Libération, cette édition fut cependant à nouveau publiée, le Land de Bavière n’ayant pas souhaité exercer son droit d’interdire une telle publication : cela serait revenu à ce qu’il demande l’exécution d’une décision obtenue par le Führer. Mais c’est à la fin des années 1970 que la justice française fit œuvre d’une remarquable créativité. Saisi de la question de l’interdiction de la vente de Mein Kampf, le tribunal de grande instance de Paris – confirmé ensuite par la cour d’appel – décida en effet qu’il serait davantage pertinent d’avertir, plutôt que d’interdire. La vente de l’édition traduite par Les Nouvelles Éditions Latines fut ainsi autorisée, à la condition que celle-ci soit obligatoirement précédée d’un avertissement au lecteur, véritable appareil critique visant à lui faire prendre conscience des conséquences du livre-assassin, ainsi que du contexte légal dans lequel celui-ci s’insère. Cette solution totalement inédite, faisant primer la pédagogie sur la censure, fait figure d’exception dans le monde entier (TGI Paris, 12 juill. 1978; CA Paris, 11 juill. 1979; CA Paris, 30 janv. 1980).
Faut-il craindre que Mein Kampf appartienne désormais au patrimoine commun de l’humanité ?
Malheureusement, qu’on le veuille ou non, Mein Kampf fait partie du patrimoine de l’humanité depuis bien longtemps, puisqu’il constitue non seulement un best-seller, mais surtout un long seller, sans avoir attendu pour cela sa tombée dans le domaine public. On estime ainsi que depuis sa première parution en 1925, près de 80 millions d’exemplaires auraient été écoulés, ce qui en fait l’un des plus gros « succès littéraires » de toute l’histoire. Ce chiffre ne tient, du reste, probablement pas compte de la facilité avec laquelle il est possible d’accéder à Mein Kampf par le biais d’internet, et ce, depuis de nombreuses années. Malgré l’horreur de ses propos, le livre d’Hitler continue de fasciner moult populations, qui y trouvent pour certaines une explication trop facile aux crises qu’elles traversent. Alors, que faire face à ce phénomène ? Il me semble que la solution dégagée par la justice française doive nous servir d’exemple. La pédagogie, l’esprit critique et la liberté d’expression sont nos meilleurs antidotes au poison instillé par les discours haineux quels qu’ils soient.
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? Ou le pire ?
Mon meilleur souvenir d’étudiant, c’est sans aucun doute mon année passée au King’s College à Londres : le privilège d’y suivre des cours fascinants avec des professeurs de renom demeurant malgré tout très accessibles, qui ont d’ailleurs été les premiers à me donner goût à la propriété intellectuelle – dans sa version common law. Mais c’est aussi l’année qui m’a permis d’assister aux meilleurs concerts de mon existence, et de jouer, en parallèle de mes études, avec des musiciens d’une richesse culturelle et d’un niveau fantastiques.
Quel est votre héros de fiction préféré ?
Oliver Babish.
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
La liberté d’expression, qui va évidemment de pair avec la liberté de la presse.
Références
■ Civ. 1re, 14 déc. 1999, n° 97-15.756 P, D. 2000. 372, note B. Beignier ; ibid. 266, obs. C. Caron ; RTD civ. 2000. 291, obs. J. Hauser ; ibid. 342, obs. P. Jourdain.
■ CEDH 27 juill. 2006, Gubler c/ France, n° 69742/01, AJDA 2006. 1526.
■ TGI Paris, 26 févr. 2013, n° 13/51631, D. 2013. 569, obs. P. Mbongo ; ibid. 561, édito. F. Rome.
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