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[ 20 septembre 2018 ] Imprimer

Mise en examen de Lafarge pour complicité de crimes contre l’humanité, financement d’entreprise terroriste et mise en danger de la vie d’autrui

La société française Lafarge est mise en examen depuis le 28 juin 2018 pour financement du terrorisme, mise en danger de la vie d’autrui et complicité de crimes contre l’humanité, afin de mieux comprendre les enjeux de cette affaire, Sandra Cossart, la directrice de l’association Sherpa, partie civile, a bien voulu répondre à nos questions.

Quelles qualifications juridiques retenez-vous des activités de la société Lafarge en Syrie entre 2011 et 2014 ? 

Les qualifications visées dans notre plainte sont au nombre de cinq : 

- le financement d’entreprise terroriste (C. pén., art. 421-2-2) ;

- la complicité de crime de guerre et crime contre l’humanité (C. pén., art. 211-1 et 461-2; incriminations également prévues par le statut de Rome) ;

- la mise en danger délibérée d’autrui (C. pén., art. 223-1), l’exploitation abusive du travail d’autrui, donc les conditions de travail indigne, travail forcé (C. pén., art. 225-13 et 225-14-2) et aussi la négligence (C. pén., art. 221-3).

Les magistrats instructeurs ont également retenu l’infraction de violation d’un embargo, qui était visée dans la plainte du ministère de l’économie contre Lafarge. Trois des qualifications que nous avions suggérées ont été retenues pour le moment : le financement du terrorisme, la mise en danger de la vie d’autrui et la complicité de crimes contre l’humanité.

Il s’agit de la première fois que la notion de financement d’entreprise terroriste est retenue à l’égard d’une entreprise. C’est également la première fois qu’une entreprise est mise en examen pour complicité de crime contre l’humanité dans le monde et cela marque un pas décisif dans la lutte contre l’impunité des multinationales. Enfin, c’est la première fois qu’une multinationale maison mère est mise en examen pour les activités d’une de ces filiales à l’étranger. Cet enjeu de la responsabilité de la maison mère est au cœur de notre travail, et elle n’est pas toujours facile à appréhender en termes de responsabilité juridique. Il s’agit donc de très grandes avancées.

Nous constatons sûrement un changement dans le paradigme actuel vis-à-vis de la responsabilité des entreprises avec la nomination de trois juges d’instruction, ainsi que la mise en examen sur un fondement totalement novateur, pour lequel nous avions poussé dans une note adressée aux juges en mai dernier.

À propos de la complicité de crime contre l’humanité, existe-il une définition claire de cette notion ? 

La complicité de crimes contre l’humanité est visée aux articles 213-4 et 213-4-1 du Code pénal. Elle suppose la caractérisation de faits principaux de crimes contre l’humanité qui permettent ensuite de fonder la complicité.

Il est précisé dans ces dispositions qu’elles ne portent toutefois pas préjudice à celles de l’article 121-7 du Code pénal relatives à la complicité au sens du droit commun. Aussi la complicité de crime ou de délit peut être retenue dans les cas où une personne, qui sciemment, par son aide ou assistance en facilite la préparation ou commission.

La complicité de crime ou de délit peut être retenue dans les cas où une personne qui sciemment, par son aide ou assistance, en facilite la préparation ou la commission. Il s’agit de l’élément matériel. En revanche, il n’est pas nécessaire que le complice adhère à la politique d’hégémonie idéologique de l’auteur principal du crime selon la jurisprudence de la Cour pénale internationale ou de la Cour de cassation. C’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire qu’il connaisse le crime précis projeté et effectivement commis par l’auteur. Enfin, le complice de l’infraction est puni comme l’auteur, c’est-à-dire que la même peine lui sera appliquée.

Qu’attendez-vous de la mise en examen d’une personne morale en plus d’une personne physique ?

Il est évident que la mise en examen des personnes physiques est primordiale car ce sont des personnes physiques qui prennent des décisions et engagent l’entreprise. Ce type de mises en examen est désormais relativement accepté et réalisé par les magistrats instructeurs.

En revanche, la mise en examen de personnes morales est beaucoup plus compliquée. C’est un élément qui est au cœur de notre ADN. Pourquoi est-ce si important ? Les individus au sein des sociétés changent, les CEO partent avec des parachutes dorés peu importe les dommages qu’ils ont causé, mais les structures elles, restent. C’est la structure qui persiste et dont le fonctionnement peut faciliter la réalisation de crimes. Et il est donc important qu’elles puissent être responsables des dommages que leurs activités produisent sur les droits fondamentaux ou sur l’environnement.

La personne morale, qui est une construction juridique de la même manière que la personne physique, doit être soumise à la justice.

Par ailleurs, ce type de mise en examen permet de mettre en lumière les systèmes de dilution de responsabilité que ces sociétés mettent en place en créant notamment des filiales ou des sociétés-écran. Dans le cas du groupe Lafarge, la recherche du profit coûte que coûte aurait permis la commission d’infraction, comme le financement d’entreprise terroriste.

Enfin, cela envoie un signal particulier aux multinationales, dont certaines organisent leur impunité. L’action à l’égard d’une personne physique complète la mise en examen des personnes morales puisque ces dernières sont difficilement appréhendables. La complémentarité des deux tend à faire évoluer les pratiques au sein de l’entreprise.

Les actions de l’association Sherpa tentent toujours à la fois de faire évoluer le droit et de contribuer à mettre en place un cadre juridique plus contraignant qui permet de responsabiliser les entreprises.

Nous œuvrons pour que des systèmes de prévention soient mis en place pour permettre de prévenir les dommages aux personnes et à l’environnement, et nous permettons l’accès à la justice aux victimes dans les cas où ces dommages sont survenus. 

Que pensez-vous des moyens de défense de la société Lafarge à l’égard de votre action ?

Malgré une enquête indépendante, diligentée en interne qui a mis en lumière les dysfonctionnements de l’entreprise, la société a tenté de se soustraire à la bonne marche de la justice. Lafarge a notamment usé de stratégie que nous qualifions de dilatoire pour éviter de comparaître devant les magistrats instructeurs. Cela montre un défaut de coopération et de bonne volonté de contribuer à la manifestation de la vérité. 

C’est ce que vous évoquez comme une organisation de leur impunité ?

L’organisation de l’impunité commence d’abord en interne dans la structure même de l’organisation « corporate », c’est-à-dire la façon dont ils vont structurer leurs filiales et leurs sous-traitants et avec quel degré de transparence entre la maison mère, les filiales et les sous-traitants. Renforcer les couches entre les différentes structures, avec des montages financiers, fiscaux ou structurel, cela revient à diluer la responsabilité, rendre plus opaque le voile corporatif, et c’est ce que l’on appelle « organiser l’impunité ». 

Ensuite diverses stratégies peuvent être mises en place, notamment d’un point de vue juridique. En l’espèce, c’est très concret. En effet, la personne morale devait être mise en examen le 5 mai 2018 mais a obtenu in extremis le report de son interrogatoire faute de représentant légal. Une mise en examen qui serait intervenu sans la désignation d’un représentant légal aurait pu être annulée. 

Vous imaginez bien ce que cela veut dire de ne pas avoir de représentant légal quand on s’appelle Lafarge et qu’on est poursuivi devant la justice française, c’est-à-dire qu’il s’agit le plus probablement d’une manœuvre, et pas d’un simple oubli. 

Finalement, Lafarge a été mis en examen le 28 juin 2018. 

C’est une stratégie pour gagner du temps… 

En effet, c’est pour cela que l’on a parlé de stratégie dilatoire. Marie Dosé, notre avocate dans ce dossier, avait également parlé en ces termes en évoquant que les ordinateurs de Lafarge avaient été passés à la Javel. 

Par ailleurs, nous avons porté plainte pour entrave à la justice le 20 février 2018 en nous appuyant sur un ensemble d’éléments qui pourraient démontrer que Lafarge a empêché le bon déroulement de perquisitions. 

Pour préciser, j’ai lu dans la presse que Lafarge avance l’argument que l’État leur avait donné l’accord de rester en Syrie. Qu’en pensez-vous ? 

On a l’impression que le cas Lafarge n’intéresse que la raison d’État. Mais il s’agit de deux responsabilités différentes, la plainte que Sherpa a déposée concerne Lafarge. Et s’il doit y avoir d’autres responsabilités, elles seront recherchées. 

Nous avons tout de même demandé l’audition des anciens ambassadeurs en Syrie et de l’ancien ministre des affaires étrangères. Les deux ambassadeurs ont été entendus rapidement et Laurent Fabius a été entendu cet été comme la presse l’a révélé. 

S’il est important de regarder l’implication de l’État, une potentielle responsabilité ne saurait dédouaner l’entreprise. 

Par ailleurs, il faut rappeler que les mises en cause ne concernent pas uniquement la raison d’État et le financement du terrorisme. 

Dans ce dossier nous accompagnons une quinzaine de plaignants syriens, anciens salariés, qui ont été mis en danger selon nous par leur employeur, Lafarge. La mise en examen concerne d’ailleurs bien aussi la mise en danger d’autrui pour les anciens salariés. 

L’intérêt de Sherpa n’est pas uniquement de suppléer le ministère public dans la défense de l’intérêt public mais bien de défendre les victimes directes qui veulent voir leurs droits reconnus et qui ont été les premiers concernés par la prise de décisions de Lafarge de rester dans cette zone tenue par l’EI avec les dangers qui étaient connus à l’époque. 

En effet, très peu de mesure de protection ont été prises et des salariés ont été kidnappés. Le jour de l’évacuation ils n’ont trouvé aucun plan d’évacuation pour s’enfuir alors que DAESH était à quelques kilomètres. L’EI contrôlait les routes qui menaient à la cimenterie et contrôlait systématiquement tous les employés qui travaillaient à l’usine et l’entreprise sanctionnait les salariés qui ne pouvaient pas venir à l’usine pour des raisons de sécurité. Par ailleurs, Lafarge logeait tous les employés dans la même ville pour faciliter leur arrivée, une ville décrite comme dangereuse et chaotique et théâtre d’affrontements entre l’EI et les différents groupes armés. 

Le désintérêt de Lafarge pour la sécurité de ses employés syriens, alors que les employés expatriés avaient tous été rapatriés en 2012 montre bien que, au-delà du caractère historique de la mise en examen de la personne morale pour complicité de crime contre l’humanité, il y a vraiment une transcription, une implication très pratique pour les salariés de cette époque, quand ils travaillaient dans cette usine.

À ce sujet, est-ce qu’il y avait des salariés français qui étaient en détachement, ce qui aurait pu permettre d’appliquer la législation française du travail? 

Non, justement, Lafarge avait évacué tous ses salariés expatriés, ce qui montre qu’elle avait pris conscience de la dangerosité de la situation mais elle ne l’a appliqué que pour certains salariés comme s’il y avait deux classes : ceux que l’on devait rapatrier et les Syriens qui eux ont eu à subir les différents évènements qui ont suivi sans mesures de protection.

Que demandent-ils aujourd’hui devant la justice pénale ?

Il y a 15 parties civiles qui demandent la réparation du préjudice moral et matériel causé par Lafarge. 

Sherpa demande, par ailleurs, l’ouverture d’un fonds d’indemnisation, pour que les parties aient des garanties de paiement, et pour simplifier la procédure pour l’ensemble des anciens employés, et notamment ceux qui ne pourraient pas se joindre à la procédure. Il y a entre 200 et 450 anciens salariés qui sont aujourd’hui réfugiés dans plusieurs pays du monde et qui sont dans une situation de détresse qui les empêche parfois d’accéder à la justice. D’où l’importance pour nous que ce soit reconnu et pour que ces personnes aient accès à la justice. 

Surtout, ils demandent la condamnation pénale de l’entreprise pour complicité de crimes contre l’humanité. Ce serait une occasion historique d’inscrire ce dossier dans la problématique plus large du rôle des entreprises dans les conflits armés. Je pense que l’on peut affirmer que cette affaire va réveiller ou a déjà réveillé les consciences de certaines grandes entreprises. On ne peut pas, coûte que coûte, rester dans des zones de conflits et alimenter certains groupes armés au détriment de salariés, de certaines communautés, voire de tout un pays. 

Les salariés sont aujourd’hui en Turquie, dans des pays d’Europe, en Arabie saoudite, donc dans des situations compliquées, et ils mettent beaucoup d’espoir dans la procédure Lafarge. 

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?

J’en ai de nombreux notamment parce que j’ai fait 10 ans d’études mais je dirais que c’est le Collège d’Europe où j’ai fait un LLM de droit communautaire en raison de son caractère multi-culturel et multi-nationalité, et pour la compréhension qu’il permet d’avoir sur les arcanes de l’Union Européenne et de son droit complexe, mais surtout pour le mélange très productif et très enrichissant. 

Quel est votre héros de fiction préféré ?

Spider-Man : pour sa devise, qu’on utilise souvent pour parler des multinationales, « un grand pouvoir implique des grandes responsabilités ».

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

Le droit des générations futures, parce qu’il est en construction et revêt un caractère inclusif, impliquant tous les êtres humains, même ceux qui n’existent pas encore, mais également l’environnement.

 

Auteur :Éléonore Arrial; Quentin Mlapa et Marina Brillié-Champaux


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