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[ 11 février 2021 ] Imprimer

Panique et Principe de précaution

Nous traversons des périodes d’incertitude bouleversantes depuis plusieurs années : révolution numérique, changement climatique, terrorisme, crise sanitaire, crise économique et crise politique. C’est la panique, non ? Est-ce que le principe de précaution des années 1980 a fonctionné, fonctionne, pourrait fonctionner ? C’est René Sève qui nous répond. Il est le directeur des Archives de philosophie du droit, dont le Tome 62 de 2020 réunit les articles sur ce sujet d’auteurs aux regards et tons différents.

Quelle est la définition du principe de précaution ? 

L’objet du principe de précaution ce sont ces risques dont l’on ne peut estimer avec certitude la gravité et auxquels on ne peut davantage accorder une probabilité (du danger inexistant au danger certain). Dans ces cas, le principe autorise voire exige que des mesures préventives soient cependant mises en œuvre, sans attendre des évaluations scientifiques robustes, donc en prenant même le risque que ces mesures soient en fait disproportionnées. 

Par exemple, dans l’affaire de l’épidémie de la vache folle, où l’on ignorait les probabilités de transmission du virus de l’animal à l’homme, la Cour de Justice de l’Union européenne a jugé dans l’affaire National Farmers, que « lorsque des incertitudes subsistent quant à l’existence ou la portée de risques pour la santé des personnes, des mesures de précaution peuvent être prises [interdiction de commercialisation, abattage de troupeaux] sans avoir à attendre que la réalité ou la gravité de ces risques soient pleinement démontrées ». Pour prendre un exemple plus trivial, on ne va pas construire une école près d’une ligne à haute tension, même si l’on n’a pas d’études claires sur le nombre de cancers causés par cette proximité. Inversement, lorsque l’on interdit ou lorsqu’on limite les déplacements dans une situation épidémique, comme aujourd’hui, on n’applique pas le principe de précaution mais le principe de prévention, car l’on dispose de modèles permettant de calculer les contaminations évitées et donc l’effet de telles mesures sur la propagation de la maladie, dont la létalité est aussi quantifiée.

Pris comme tel, le principe de précaution a une portée limitée, notamment par d’autres principes, comme les principes de prévention, de protection, de réparation, voire d’autres, dérivés et plus spécifiques à un domaine particulier, notamment celui de l’environnement, comme le principe pollueur/payeur ou le principe de compensation (on doit reconstituer ailleurs un écosystème détruit par une intervention humaine). 

Mais ce qu’il faut surtout souligner, - c’est un des fils conducteurs du volume -, c’est la dimension provisoire des normes découlant du principe de précaution. L’interdiction d’un produit ou d’un service n’est qu’une pause pour permettre à la science de concrétiser le risque dans son ampleur et sa probabilité afin de passer d’une abstention générale à une prévention, une protection, voire une compensation, ciblées. C’est pourquoi le principe de précaution en appelle fréquemment à la coopération internationale pour évaluer les risques et éviter que des pays instrumentalisent le principe pour protéger leurs producteurs, comme l’indique l’article 5 § 7 de l’Accord de l’OMC sur les mesures sanitaires et phyto-sanitaires (SPS). Dans cette perspective, grâce à la recherche, on pourra sortir du principe de précaution et fixer par exemple des règles de production, de manipulation, de consommation et de destruction de produits chimiques dangereux sans les interdire; ou bien l’on exclura la prescription de certains médicaments à des personnes fragiles. En ce sens, le principe de précaution est une sorte de norme d’échafaudage de normes provisoires, qui permettront de construire un édifice normatif robuste et qui seront démontées quand l’édifice sera construit, même si l’on n’arrêtera pas d’agrandir ce dernier (avec de nouveaux échafaudages provisoires).

Comment est-il mis en œuvre jusqu’à présent ?

Ce que montre le volume, qui étudie tous les champs où le principe s’applique, santé environnement, économie, consommation, culture, transports, urbanisme, etc., est que le principe est bien appliqué, mais in fine grâce au droit et aux juristes qui le comprennent et le situent dans l’ensemble des normes. C’est ce qu’illustrent tant l’étude des textes internationaux, communautaires et nationaux que la jurisprudence à l’étranger ou en France (administrative et judiciaire, cette dernière peut-être plus sensible aux personnes). 

Le problème est ailleurs, au niveau de l’opinion publique et du jeu politique et médiatique. Le principe de précaution y est souvent invoqué sans nuances pour justifier des abstentions ou des interdictions abruptes, provoquant alors des accusations inverses d’obscurantisme. Dans un monde de plus en plus complexe, avec une pression numérique permanente sur les capacités cognitives et émotives des individus, il peut se comprendre que les médias, les partis, les groupes d’intérêt soient tentés de jouer en permanence sur les peurs : c’est toutefois en parfaite opposition au principe de précaution, en lui-même rationnel et parfaitement serein. 

Quelles sont ses limites avérées ?

On peut distinguer les limites de droit et de fait. De droit, on l’a dit, le principe de précaution ne concerne que des situations particulièrement complexes, qui sont des défis pour la science. On peut aussi raffiner le principe de précaution en en limitant encore davantage la portée exacte. Par exemple, l’abattage préventif de volailles lors de l’épidémie de H5N1 peut relever d’un principe différent, le principe de préemption, qui consiste finalement à supprimer le problème : s’il n’y a plus d’animaux, il n’y aura pas de transmission à l’homme. Enfin et surtout, on l’a dit, le principe de précaution est une norme d’échafaudage pour bâtir un édifice réglementaire : par nature, il a vocation à s’effacer.

Mais la question est surtout celle des limites de fait. L’application du principe de précaution exige de développer des recherches poussées extrêmement complexes par exemple dans l’établissement de causalités croisées : un médicament efficace peut interférer avec d’autres dans le cas de poly-pathologies ; une espèce peut avoir un rôle crucial ou pas dans un éco-système et sa stérilisation utile à la santé humaine, par exemple s’il s’agit d’un moustique vecteur du paludisme, est aussi susceptible d’engendrer des effets dominos catastrophiques à terme (les espèces qui se nourrissent des moustiques disparaissent, puis leurs prédateurs, etc.). Toutes ces recherches doivent évidemment être financées et ce parfois longtemps. 

Or, les États, outre qu’ils ne sont pas parfaitement informés, prospectifs, rationnels, peuvent être tentés d’arbitrer contre la recherche scientifique de long terme pour des dépenses ou des économies plus visibles à court terme, plus porteuses sur le plan électoral. Quant aux entreprises, elles ne sont pas forcément non plus parfaitement informées, elles peuvent aussi s’aveugler sur des risques (c’est le signal faible inaperçu, le « cygne noir ») et surtout privilégier des recherches plus commerciales à retour plus rapide pour leurs actionnaires.

Bref, il n’y pas de martingale : des risques imprévus apparaîtront toujours, nécessitant dans une première approche l’application du principe de précaution.

Pourquoi et comment l’améliorer ?

La réponse dépend des juristes et de leur montée en puissance dans le débat public. L’idée, comme le montrent les contributions de ce volume, est que les juristes doivent de plus en plus s’appuyer sur les données de la science, qui sont complexes, en perpétuelle évolution, internationales évidemment, et sont souvent mixtes entre science académique et recherches privées. Les juristes ou les avocats qui étudient des dossiers sanitaires, impliquant des combinaisons médicamenteuses, parfois des considérations environnementales, et des caractéristiques individuelles (génétiques, épigénétiques) le savent bien. Et inversement, ceux qui traitent de considérations sanitaires à partir de situations d’atteintes à l’environnement. 

En même temps, l’ouvrage montre que, quels que soient les domaines, environnement, consommation, santé, économie, urbanisme, culture, ou les secteurs de production, l’armature logique des problèmes et des solutions est la même. Cela permet beaucoup de fécondités croisées.

En ce sens, ce volume adresse un message de capacity building pour les juristes. En s’appuyant sur la science, ils peuvent beaucoup pour améliorer tant l’édifice réglementaire que la jurisprudence. Ils peuvent aussi, s’ils le souhaitent, éclairer en amont l’opinion publique. En ce sens, on peut remarquer que dans les débats actuels sur la crise sanitaire les juristes universitaires ou les avocats sont assez peu présents, même s’ils sont sans doute actifs dans l’ombre. C’est dommage, car, appuyés sur la science, riches de comparaisons relatives à des domaines différents mais où une même logique est à l’œuvre, les juristes pourraient contribuer à apaiser le débat public et à en améliorer la qualité.

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? 

Je fais simple, c’est mon entrée à l’ENS, car c’est ce qui a fait le plus plaisir à ma mère et le plus épaté mon père.

Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ? 

Là, je complexifie et je vais dans le post-genre : Lina et Elena dans L’Amie prodigieuse d’Elena Ferrante.

Quel est votre droit de l’homme préféré ? 

La liberté de penser parce qu’on peut en déduire toutes les autres.

 

Auteur :Marina Brillé-Chamapux


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