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Pascale Deumier
Pour simplifier le droit et le dépoussiérer des dispositions devenues inutiles, le président de la Commission des lois de l’Assemblée nationale a demandé à une entreprise privée spécialisée dans l’édition juridique de bien vouloir l’aider à préparer une proposition de loi, en contrepartie d'un prix de 80 000 euros. « Et alors ! On ne peut pas se passer de l’expertise de professionnels simplement parce qu’ils dépendent d’une structure privée » soutiennent les uns. « Mais que font les fonctionnaires du Palais-Bourbon chargés d’assister les élus dans l’élaboration de la loi ? Comment l’argent des contribuables peut-il servir à dépouiller l’Assemblée élue de sa fonction essentielle d’élaboration de la loi ? » s’indignent les autres.
Pascale Deumier, professeur de droit à l’Université Jean Monnet (Saint-Étienne), chercheuse en sources du droit (v. notamment sa contribution « Les “motifs des motifs” des arrêts de la Cour de cassation » in Mélanges en l’honneur de Jean-François Burgelin, Dalloz, 2008, p. 125), éclaire pour nous ce débat complexe (v. également pour un autre éclairage l'article du 17 décembre 2009 « Les sources très privées du droit » de Denis Mazeaud sur le Blog Dalloz).
Est-il habituel d’associer des personnalités extérieures au travail législatif, comme ce fut le cas avec le rapport du groupe Catala pour la réforme du droit des obligations et du droit de la prescription en 2005 ?
C’est plus qu’habituel. Seule la forme varie. L’originalité du groupe Catala est que l’initiative est venue de la doctrine, le législateur ne s’étant déclaré intéressé par les résultats qu’en cours de route. Le plus souvent, des personnalités extérieures sont associées à l’initiative des pouvoirs publics, soit au travers de commissions consultatives instituées dans un secteur, soit au travers de « groupes de travail » mis en place pour préparer une réforme précise (par exemple en ce moment pour le Code pénal) soit, tout simplement, par l’audition de telles personnalités lors des travaux préparatoires. La tendance la plus contemporaine est d’associer tout intéressé par de vastes consultations, qu’elles prennent la forme de Grenelle ou de consultations par Internet.
Qu’est-ce qui fait débat ici ? Le contenu de l’intervention du cabinet privé ou la rémunération de sa prestation ?
Je ne pense pas que le contenu soit en cause et d’ailleurs je ne l’ai vu mentionné par personne. La suspicion parfois évoquée de voir LexisNexis introduire à cette occasion des propositions dans leur intérêt ne me semble guère fondée. Le fait pour l’État de recourir à des expertises, ici des professionnels du droit pour expertiser les lois, n’est pas à mon avis non plus choquant ; au contraire, on pourrait y voir un gage de sérieux dans la préparation du travail, les parlementaires n’étant pas omniscients. Quant au fait que ce travail soit rémunéré, c’est simplement normal : les partenaires privés qui répondent à une procédure d’appel d’offres ne travaillent pas bénévolement du seul fait que leur expertise est pour l’État ! Le fait qu’il s’agisse ici du Parlement plus particulièrement, et de la préparation d’une loi, pourrait expliquer pour part le débat : une certaine mythologie française de la loi la voudrait hors de toute considération de profit ou d’intervention privée. Selon moi, là où la rémunération et l’intérêt économique privé doivent être surveillés de près, c’est dans la décision politique de réforme plus que dans la confection technique de celle-ci. Le problème, c’est que, lors du vote de lois de simplification, le choix de politique juridique est très ténu : on peut imaginer que sa préparation ne soit pas la tâche la plus enthousiasmante, puisqu’elle implique un passage en revue des dispositions existantes et une traque des malfaçons sans, a priori, discussion du fond. Il est assez difficile d’en dire plus : faute de connaître ladite expertise, il est impossible de savoir combien elle a pesé dans la préparation de la loi, par exemple d’affirmer qu’un éditeur privé a lui-même écrit le texte proposé au vote.
Voyez-vous d’autres éléments qui peuvent expliquer ce débat ?
À mon avis, deux éléments ont fait monter le débat à l’Assemblée nationale, l’un contextuel, l’autre plus fondamental. Le contexte est celui des lois dites « de simplification », qui ont parfois été adoptées quasi aveuglément, justement du fait de leur soi-disant absence de réforme réelle. Or, dans la loi de simplification précédente, la disparition inopinée d’une disposition clé au moment du procès de la scientologie a échaudé les parlementaires, qui se montrent plus méfiants à l’égard de ces lois fourre-tout. Si l’on lit le compte rendu des débats des 1er et 2 décembre à l’Assemblée nationale, ce climat de suspicion est manifeste, les députés évoquant à plusieurs reprises « l’humiliation » de « l’amendement scientologie ». Cette méfiance était propice au débat.
Surtout, plus fondamentalement, ce qui peut, et à juste titre, expliquer le débat, c’est le manque absolu de transparence dans le recours ainsi fait à l’expertise de LexisNexis. La proposition de loi a été soumise aux députés sans leur mentionner ce soutien et, par conséquent, sans identifier les propositions suggérées par ces professionnels du droit ; les commissions n’ont pas, par la même occasion, été mises en mesure d’auditionner ou de discuter avec les experts. Mieux, il aura fallu une insistance lourde des députés de l’opposition, pendant ces deux jours, pour pouvoir obtenir l’aveu du recours à cette expertise. Au moment même où l’Assemblée nationale souhaite enfin faire œuvre de transparence dans l’action des lobbys, en leur imposant un code de conduite, elle recourt dans le plus grand secret à des services privés. Étonnant.
Peut-on imaginer sans la craindre une délégation à des entreprises privées des pouvoirs de contrôle du Parlement sur le gouvernement, comme l’a évoqué Jean-François Coppé, le chef des députés UMP ?
Je ne peux pas répondre faute d’en savoir plus que le peu annoncé sur LCI.
La jurisprudence est-elle une source de droit ? Les juges sont-ils formés à cette fonction ?
Pour moi, à l’évidence, la jurisprudence est source de droit. Mais la question reste discutée, comme on a pu le voir après la publication en 2004 du rapport Molfessis sur les revirements de jurisprudence. Il ne faut toutefois pas surévaluer le débat : tout le monde est d’accord pour reconnaître que le juge est parfois confronté à un besoin d’interprétation des textes ; que l’interprétation doit être uniforme dans l’ordre juridique ; que les arrêts porteurs d’une nouvelle jurisprudence n’ont pas d’autorité en droit (en France) ; qu’en revanche ils bénéficient d’une puissante autorité de fait. Le désaccord naît « seulement » lorsqu’il faut traduire ces différents constats dans une théorie des sources de droit. Tout n’est plus alors question que de positions personnelles et la conclusion changera selon que l’on est plus sensible au caractère obligatoire de la règle de droit ou à son effectivité, à l’incorporation de la jurisprudence dans la loi ou à la part créatrice du juge.
Quant à la formation des juges, il ne faut pas l’appréhender seulement via la jurisprudence : la création d’une nouvelle norme jurisprudentielle n’est pas la règle dans l’activité du juge mais l’exception. Je peux difficilement juger de la formation des juges, n’intervenant pas à l’ENM, mais la formation des juristes, qu’ils reçoivent antérieurement, est adaptée, dans la mesure de ce qu’une formation peut apporter (l’expérience fera le reste). Les juges doivent être de bons techniciens mais aussi être dotés d’une solide culture générale, seule à même de permettre de mesurer les enjeux économiques, sociaux mais aussi politiques de la jurisprudence qu’ils vont construire. Et la formation juridique est une formation qui sait donner une solide culture générale. Il ne s’agit pas seulement de la place accordée aux autres disciplines dans le cursus : les matières juridiques sont en outre le plus souvent enseignées avec leur contexte historique, économique, social, bref, tous ces éléments qui expliquent une politique juridique et permettent ensuite de défendre une politique jurisprudentielle. Ce qui pourrait sans doute être mieux mis en valeur, c’est l’importance de ce type d’argumentation : on laisse croire que la jurisprudence peut se former sur un raisonnement de type syllogistique, ou qu’il suffit de lire correctement le texte, alors que la discussion prendra la forme d’un choix entre plusieurs enjeux de politique juridique. Enfin, pour juger des questions de principe les plus complexes, les juges de Cour de cassation savent compléter leur savoir en sollicitant (eux aussi !) des avis extérieurs pour évaluer les données qu’ils seraient incapables de maîtriser : avis du ministère, de fédérations (professionnelles ou sportives) mais aussi de centres de recherches (pour le droit comparé).
Peut-on parler de sources privées du droit ?
En sources du droit, on peut parler de tout ! Il ne s’agit pas d’une science exacte et il est toujours possible de défendre que tel ou tel phénomène est créateur de droit. Pour les sources privées, il serait difficile aujourd’hui de ne pas le reconnaître, particulièrement en matière économique. Entre les phénomènes d’autorégulation, les divers engagements éthiques adoptés par les entreprises et les organisations patronales pendant la crise, les codes de conduite, là encore d’entreprises, qui engagent cette fois les salariés à un comportement éthique et qui viennent d’être contrôlés par la chambre sociale de la Cour de cassation (Soc. 8 décembre 2009, n° 08-17.19), mais aussi, car le phénomène n’est pas né avec cette mode, les foultitudes de contrats types professionnels, codifications d’usages ou conditions générales professionnelles… il est assez difficile de nier que du droit naît des relations privées.
Est-ce qu’un contrat entre particuliers, c’est du droit ?
Oui, c’est du droit. C’est du droit à échelle particulière mais c’est du droit. D’ailleurs, le Code civil ne fait guère dans la demi-mesure : c’est la loi des parties. En fait, le débat tient plutôt de leur qualification de « règle » de droit que de celle de « droit ». On peut également discuter sans fin de l’autonomie de ce « droit », tout entier soumis aux autres sources de droit, et qui ne doit son existence qu’à sa reconnaissance par la loi. Mais ces autres sources de droit sont souvent supplétives en matière contractuelle et le contrat, norme la plus proche et donc la plus adaptée à la situation, reste, dans l’ordre du raisonnement, la première à être consultée pour déterminer le comportement attendu.
Selon vous, qu’est-ce qui légitime l’entrée d’une règle dans le droit positif ?
Les questions précédentes suffisent à démontrer qu’il est difficile de résumer toutes les règles de droit positif à une seule légitimité. La plus évidente, c’est la volonté instituée : le droit est le plus souvent produit d’une volonté, reconnue compétente par l’ordre juridique. Le symbole en est la loi mais n’oublions pas trop rapidement l’importance des règlements. Il est possible, là encore selon sa conception du droit, de ne pas vouloir reconnaître d’autres règles. Mais, si l’on est sensible au droit tel qu’il est appliqué, il faut bien reconnaître que la loi est enrichie par des règles qui trouvent leur légitimité ailleurs : la nécessité d’une interprétation uniforme pour la jurisprudence, l’efficacité et l’effectivité de la solution pour les sources privées. Là où les sources du droit deviennent passionnantes, c’est essentiellement lorsqu’il va falloir démêler la rencontre entre ces normes d’origine et de légitimité variable, car elles n’évoluent pas chacune dans leur monde : quid de la loi qui n’est pas suivie en pratique ? du contrat-type qui tombe pour illégalité alors qu’il a été appliqué dans des centaines d’opérations ?
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? Ou le pire ?
Mon meilleur souvenir d’étudiante, je le dois au professeur Philippe le Tourneau, en deuxième année, à Toulouse. Agacé par l’inertie de l’amphithéâtre, il nous avait interpellés en reprenant à notre compte cette image : « de même que pour la crapaude, le crapaud est beau, pour le juriste, le droit est beau ». Pour moi, ce fut plus qu’une boutade. À partir de ce moment-là, j’ai arrêté de n’aller en cours sans autre raison que… d’aller en cours : j’ai commencé à me demander si le droit était beau, pour moi, je me suis rendue compte que oui et je n’ai plus écouté les cours de la même manière. J’aime le droit, j’aime l’étudier, j’aime son art, j’aime son flou et ses incertitudes, j’aime ses discussions et ses argumentations. C’est mon crapaud.
Quel est votre héros de fiction préféré ? Pourquoi ?
Le Père Noël. Parce que c’est le seul auquel j’ai cru. Ce qui lui donne un net avantage sur James Bond ou Darcy.
Quel est votre droit de l’homme préféré ? Pourquoi ?
Vous voulez dire est-ce que je préfère l’égalité de tous devant la loi ou la liberté d’opinion ? Le droit à la vie ou à la dignité de la personne ? Désiré Dalloz a l’esprit bien mal tourné ! Ma préférence se forge face au cas, lorsqu’il faut chercher à concilier des droits contradictoires, avec prudence, mesure et proportion.
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