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Patrice Spinosi
Avec l’important arrêt Taxquet c. Belgique du 13 janvier 2009, la Cour européenne des droits de l’homme a touché la corde sensible de la motivation des décisions de justice. Pour elle, la procédure belge dans les procès d’assises, en raison de l’absence de motivation des arrêts rendus par les cours d’assises, porte atteinte au droit de chacun à un procès équitable et au respect des droits de la défense. Et la CEDH ajoute que « La motivation est indispensable à la qualité même de la justice et constitue un rempart contre l’arbitraire ». En dépit de cet hymne européen en faveur de la motivation des arrêts des cours d’assises, la chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 14 octobre 2009, rejette un pourvoi qui s’appuyait précisément sur la jurisprudence européenne précitée. La chambre criminelle considère que le système français de l’intime conviction suffit à garantir le libre exercice des droits de la défense ainsi que le caractère public et contradictoire des débats.
Patrice Spinosi, avocat plaidant en la Cour en l’espèce, pourra-t-il éclairer pour nous cet intense débat ?
Quels sont les arguments qui doivent conduire à substituer la règle européenne de la motivation des arrêts rendus par les cours d’assises au système de l’intime conviction ?
Il faut d’abord éviter un amalgame. L’intime conviction du juge pénal n’est en aucune façon incompatible avec l’existence d’une motivation de sa décision. Les juges correctionnels se déterminent selon leur intime conviction et pourtant motivent leur jugement. Le principe de l’intime conviction implique seulement qu’il n’existe pas un système de preuve légale. Rien de plus. Une fois ce faux-semblant écarté, quels sont les arguments en faveur de la motivation des décisions des cours d’assises ? Naïvement, je vous demanderais quels sont les arguments qui s’y opposent ? Comment justifier qu’aujourd’hui, quand la moindre décision d’un tribunal de police, le plus petit litige devant un juge de proximité, sont nécessairement motivés, les condamnations pour les crimes les plus graves aux peines les plus lourdes ne le soient pas. Nous vivons au temps de la transparence, de l’explication raisonnable, on apprend aux parents à ne pas punir leurs enfants sans leur donner la justification de cette sanction, mais on laisse intact dans notre système la possibilité de condamner à perpétuité un accusé qui clame son innocence, sans un mot qui vienne au soutien de cette décision. Non, vraiment, ce n’est pas la thèse que je défends qui est en peine d’argument.
Quelle est la différence entre l'intime conviction à la française et le doute valable à l'anglo-saxonne ?
Comme on vient de l’évoquer, l’intime conviction française n’est rien de plus que l’absence d’un système de preuve légale du droit pénal français. Il n’y a pas de « méthode » de jugement qui s’impose au juge ou au juré. Il apprécie les éléments de preuve qui lui sont présentés et décide, dans son for intérieur, si la personne renvoyée devant lui est ou non coupable. Le doute raisonnable anglo-saxon est un avatar processuel de la présomption d’innocence. Pour condamner un accusé il faut être convaincu au-delà d’un doute raisonnable. Obliger les décisions d’assises à être motivées poussera la cour et le jury à justifier de la culpabilité qu’ils retiennent en mettant en avant les éléments du débat oral qui les ont convaincus. C’est donner à voir les raisons qui ont poussé les juges à dépasser la présomption d’innocence.
Pensez-vous que le système de l’intime conviction est véritablement la porte ouverte à une justice arbitraire ?
Notre système actuel en matière d’assises n’est évidemment pas la porte ouverte à une justice arbitraire. Je le crois parce que j’ai confiance dans notre système judiciaire. Mais, faute de toute motivation, je ne peux le savoir de façon certaine. Motiver une décision c’est d’abord expliquer à celui qui est condamné les raisons qui justifient cette condamnation. La motivation a, dans cette hypothèse, une valeur explicative, didactique et édifiante. Mais motiver c’est aussi permettre le contrôle du juge de cassation sur la légalité de la décision rendue, en vérifiant que la cour et le jury ont fait une exacte application de la règle de droit ou ne se sont pas prononcés par des motifs insuffisants ou contradictoires. Motiver une décision est toujours la garantie d’une meilleure justice.
En pratique, comment mettre en œuvre la motivation des arrêts rendus par les cours d’assises, au regard des principes qui gouvernent notre procédure pénale (oralité et continuité des débats, notamment) et des difficultés techniques qui se poseront fatalement ?
Ce n’est pas à moi de répondre à cette question. Comme ce n’était pas à la Cour de cassation. Ce que j’essayais d’obtenir du juge suprême c’est qu’il pose en principe, contre le texte actuel de la loi, l’obligation de la motivation des décisions d’assises. C’est son rôle d’être l’arbitre du procès équitable et d’écarter l’application de la norme nationale quand elle n’y est pas conforme. Comme c’est le mien de l’y inciter. Après, c’est l’affaire du législateur. Une fois l’objectif fixé, c’est au législateur qu’il appartient de le mettre en application. Et sur ce point, contrairement à ce que l’on entend, il n’y a pas de véritable difficulté. Le projet de réforme Toubon, en 1996, avait déjà proposé sa mise en place. La présence du jury n’est nullement un obstacle dirimant. On peut très bien imaginer, par exemple, que les magistrats présents fassent un compte rendu objectif en s’inspirant des débats du délibéré. Rien n’est impossible : il suffit de le vouloir.
Ne craignez-vous pas que l’exigence européenne de motivation sonne à terme le glas du jury populaire devant les cours d’assises ?
Non, pas forcément. Comme je viens de vous le dire, il n’y a aucune incompatibilité pratique ou juridique entre l’exigence de motivation et l’existence d’un jury populaire. Mais, on l’a vu, il y a, sur ce point, tellement d’idées reçues et de faux-semblant… À titre personnel, je suis plutôt attaché au jury populaire, mais s’il faut le sacrifier à l’exigence de motivation cela ne me pose pas de problème.
Quelles seraient les conséquences concrètes d’une condamnation de la France par la CEDH sur ce point ?
Elles seraient doubles. D’abord, la France devra nécessairement changer sa législation, conformément aux conclusions du rapport Léger sur ce point. L’aboutissement de la proposition de réforme engagée par le gouvernement suite à l’arrêt Taxquet est moins certain sans la pression d’une décision européenne condamnant l’absence de motivation des décisions des cours d’assises. Ensuite, les accusés qui auront fait l’objet d’un arrêt d’assises exempt de motivation qui auront saisi la Cour européenne et qui obtiendront la condamnation de la France, pourront solliciter la tenue d’un nouveau procès en France, après avoir saisi la commission de réexamen des décisions pénales, prévue par l’article 626-1 du Code de procédure pénale issu de la loi du 15 juin 2000.
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? Ou le pire ?
Mon meilleur souvenir d’étudiant est certainement un cours exceptionnel du doyen Carbonnier, alors à la retraite, qui avait été organisé en deuxième année. Avoir eu la chance d’entendre un cours du doyen Carbonnier qui était un juriste incomparable à l’intelligence lumineuse était déjà exceptionnel. Si j’ajoute que l’enseignant qui avait mis en place cet événement était François Terré et que mon chargé de travaux dirigés de l’époque était Nicolas Molfessis, cette journée est aussi le symbole de la qualité de l’enseignement que j’ai pu recevoir de l’Université, qui s’incarne à travers ces trois générations de professeurs et qui démontre la vitalité et le renom, hier comme aujourd’hui, de l’enseignement du droit en France.
Quel est votre héros de fiction préféré ?
J’ai beaucoup d’affection pour le mythe d’Ulysse. Il part pour Troie malgré lui mais par fidélité à son serment. C’est sa ruse et non la force ou l’orgueil d’Achille qui met fin au conflit. Il n’a jamais cherché l’aventure. Il la subit. Il cherche seulement à retrouver sa famille et sa terre. C’est par nécessité qu’il est un héros. Quand il revient, plus de vingt ans après son départ, il est brisé mais il est resté fidèle et intègre, à sa femme, à son honneur et aux dieux, dont il a pourtant été le jouet. C’est certainement cela le vrai courage : non pas la bravoure mais la résistance.
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
Le droit de se taire. Et il ne me reste plus qu’à l’exercer.
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