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[ 7 octobre 2021 ] Imprimer

Quel droit pour les plateformes numériques ?

Que l’on soit « Pour » ou « Contre » n’est pas la question ! Les plateformes existent. Comment encadrer leurs activités ? Xavier Delpech, professeur associé à l’Université́ Jean Moulin Lyon 3, directeur scientifique d’un ouvrage collectif sur le thème du droit des plateformes (Dalloz, 2021) a bien voulu nous répondre.

 Comment définir une « plateforme numérique » ?

Les plateformes numériques sont malaisées à définir, compte tenu de leur extrême diversité. Il n’y a, en effet, pas grand-chose de commun entre Uber, la plateforme de VTC (voiture de transport avec chauffeur), Parcoursup, la plateforme publique d’accès à l’enseignement supérieur, ou encore Cocolis, plateforme de cotransportage de colis entre particuliers. Les plateformes regroupent donc une grande diversité d’opérateurs, d’activités et de modèles économiques. Malgré cette grande hétérogénéité, un point commun à toutes se dégage, que le sociologue Dominique Cardon a parfaitement identifié : les plateformes ont pour objet la mise en relation de plusieurs catégories d’agents au moyen d’une solution technique, généralement fondée sur le numérique (Culture numérique, Les Presses de Sciences-Po, 2019).

Sans prétendre à l’exhaustivité, il y a sans doute lieu de distinguer trois types de plateformes. Certaines agissent en tant qu’intermédiaire entre utilisateurs : l’utilisateur A va rendre un service B ou lui vendre un bien. Tel est le modèle économique de plateformes aussi diverses que Airbnb ou Le Bon Coin. D’autres mettent en relation plusieurs utilisateurs et un tiers bénéficiaire : les utilisateurs vont financer l’activité de B. Les plateformes de financement participatif – ou de crowdfunding – correspondent à ce schéma. Enfin, certaines plateformes fournissant un service gratuit à leurs utilisateurs : les réseaux sociaux (Facebook, Twitter) et les moteurs de recherche se rattachent à cette catégorie. On parle alors de marché biface. Le service gratuit fourni aux utilisateurs – première face du marché – est subventionné par les recettes provenant d’autres prestations. C’est là la seconde face, qui, elle, est payante, comme c’est le cas, par exemple pour les recettes publicitaires retirées par Google ou Facebook en raison de contrats conclus avec les annonceurs.

Il existe heureusement aujourd’hui une définition légale des plateformes, qui a été insérée dans le code de la consommation par la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique. Ce n’est malheureusement pas une définition générale ; elle s’applique uniquement dans les relations entre les plateformes et les consommateurs (business to consumer ou B2C), pour faire peser sur les premières une obligation de loyauté au profit des seconds. Elle ne concerne donc pas les plateformes qui mettent en relation des professionnels entre eux (business to business ou B2C). Cette définition légale des « opérateurs de plateforme » – c’est ainsi que la loi de 2016 désigne les plateformes, même si elle est un peu réductrice, est tout de même assez juste : « Est qualifiée d’opérateur de plateforme en ligne, toute personne physique ou morale proposant, à titre professionnel, de manière rémunérée ou non, un service de communication au public en ligne reposant sur : 1° Le classement ou le référencement, au moyen d’algorithmes informatiques, de contenus, de biens ou de services proposés ou mis en ligne par des tiers ; 2° Ou la mise en relation de plusieurs parties en vue de la vente d’un bien, de la fourniture d’un service ou de l’échange ou du partage d’un contenu, d’un bien ou d’un service. »

Il importe également de se pencher sur la qualification de l’opération d’intermédiation dont la plateforme favorise la conclusion, car de celle-ci dépend le régime applicable à cette opération : il s’agit généralement d’un courtage, car la plateforme reste extérieure à la relation juridique nouée entre les parties qu’elle met en relation. Mais d’autres qualifications sont parfois envisageables, de manière cumulative ou alternative, au gré des modèles économiques et des activités développées par les plateformes, voire des interventions du législateur : mandat, vente, etc.

 Quels intérêts servent-elles ?

Comme toute entreprise – ce sont d’ailleurs souvent des start-up – les plateformes servent une multitude d’intérêts et répondent à de nombreux besoins. Ce sont d’abord les intérêts de leurs utilisateurs qui leur importent, lesquels sont leurs clients, sauf dans les plateformes publiques de type France Connect, manifestation de l’« État plateforme ». Cela, d’ailleurs, même si les utilisateurs ne payent pas – à tout le moins sous forme monétaire – la prestation que leur offre la plateforme, comme c’est le cas pour les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, ou encore certaines plateformes de vente ou de services. De nombreuses plateformes ont été créées car leur fondateur avait identifié un besoin qui n’était pas déjà satisfait par le marché. La célèbre anecdote de Brian Chesky mérite à cet égard d’être rappelée. Lui et son colocataire d’un petit appartement à San Francisco, Joe Gebbia, ont eu l’idée, pour payer leur loyer (que le propriétaire entendait augmenter), de louer des matelas pneumatiques aux participants d’une conférence sur le design industriel, qui devait alors avoir lieu dans leur ville. Ils ont alors bricolé un site internet en urgence par lequel ils ont proposé d’héberger pour pas cher les participants à cette conférence. Trois personnes ont répondu à l’appel, ce qui leur a permis de récolter un peu plus de mille dollars, et ainsi de se débarrasser de leurs problèmes de loyer. Airbnb était né, et, par-là même, un système d’hébergement alternatif à l’hôtellerie, permettant à un occupant d’un logement de rentabiliser celui-ci et à un voyageur de se faire héberger chez l’habitant pour une somme modique. C’est peu dire que l’on est aujourd’hui assez loin de ce modèle…

Les plateformes rendent souvent de grands services à leurs utilisateurs. Grâce à elles, il n’a jamais été aussi facile, par exemple, de réserver une chambre d’hôtel (Booking), de se faire livrer un repas à domicile ou sur son lieu de travail (Deliveroo), de visualiser un film en streaming (Netflix), ou encore de dénicher un livre épuisé ou tout autre bien que l’on croyait introuvable (Amazon). Aux entreprises, les plateformes ont apporté de fantastiques gains de productivité ainsi que de nouveaux débouchés. Mais cette perception positive des plateformes paraît s’être émoussée : certaines d’entre elles – au premier chef les plateformes de livraison – se voient reprocher une stratégie d’évitement du droit du travail, obligeant la main-d’œuvre qu’elles utilisent à recourir à un statut de travailleur indépendant, de type auto-entrepreneur, alors que celle-ci se trouve en réalité souvent dans un véritable rapport de subordination vis-à-vis de la plateforme. La Cour de cassation, de même que des juridictions de plusieurs États, ne sont d’ailleurs pas restées insensibles à cette thèse. De même, certains vendeurs opérant sur des places de marché ou les hôteliers affiliés à des plateformes de réservation en ligne se plaignent régulièrement des commissions excessives qui leur sont facturées, voire même que les plateformes s’approprient leur propre clientèle. Plus fondamentalement, certaines plateformes sont devenues quasi-monopolistiques sur leur marché – tel Google sur le marché des moteurs de recherche, ce qui rend d’autant plus difficile pour un nouvel entrant de pénétrer ce marché, même s’il dispose d’une technologie de meilleure qualité. Bien qu’il faille se garder de toute caricature – car des plateformes sont également victimes de pratiques contraires au droit de la concurrence de la part des acteurs historiques, notamment d’ententes (v. en dernier lieu Aut. conc., 9 sept. 2021, no 21-D-21), on risque d’aboutir parfois à une situation tout de même paradoxale : de vecteur d’innovation, certaines plateformes seraient devenues des freins à l’innovation.

Les plateformes, en tant qu’entreprises, visent également à satisfaire leur propre intérêt et ceux de leurs actionnaires, même si certaines d’entre elles, chose curieuse de prime abord, n’ont (encore ?) jamais gagné d’argent. C’est notamment le cas d’Uber, qui connaît des pertes depuis sa création, dues à ce que Uber préempterait son marché – celui du transport public particulier de personnes – en subventionnant à la fois les clients et les chauffeurs selon un système de bonus, afin d’éliminer ses concurrents les uns après les autres. Au fond, comme l’a justement écrit l’économiste Emmanuel Combe, Uber achèterait en quelque sorte son monopole futur.

Certaines plateformes visent, par ailleurs, à satisfaire un but d’intérêt général. C’est vrai, au premier chef, des plateformes publiques. Ainsi, Parcoursup qui vise à orienter les élèves de classe de terminale vers l’enseignement supérieur de manière simple et non-discriminatoire, en d’autres termes à fluidifier l’accès au supérieur, mais également à réduire le taux d’échec en première année des étudiants. Des plateformes privées peuvent également se voir confier une mission d’intérêt général. On songe en particulier à Doctolib et ses concurrents, auxquels l’État a décidé de faire appel pour gérer la prise de rendez-vous de vaccination contre la covid-19.

Enfin, certaines plateformes visent à satisfaire l’intérêt de leurs prestataires affiliés. C’est là l’objectif de celles, organisées selon un modèle coopératif ou associatif, qui affirment reposer sur des valeurs de démocratie, de solidarité et de reconnaissance. Ce « coopérativisme de plateforme », qui se développe notamment dans le secteur de la livraison, constitue un champ d’étude pour juristes, économistes et sociologues qui reste d’ailleurs encore largement à explorer.

 Quelles règles, s’il y en a, encadrent leurs activités ?

Lorsque les premières plateformes numériques sont apparues, au début des années 2000, il n’existait évidemment pas de règles spécifiques encadrant leur activité. C’est alors naturellement vers le droit commun qu’il convenait de se tourner ; en particulier la responsabilité des plateformes devait initialement être recherchée sur le fondement de la responsabilité civile de l’article 1240 – à l’époque 1382 – du code civil. Mais a germé peu à peu l’idée qu’il ne fallait pas fragiliser le développement de l’Internet en soumettant les intermédiaires techniques – ce que sont entre autres les plateformes – à une responsabilité trop lourde. La directive du 8 juin 2000 sur le commerce électronique a été révélatrice de cet état d’esprit en instaurant en leur faveur un régime de « responsabilité atténuée ». Puis le vent a progressivement tourné, à mesure que la puissance de certaines plateformes s’est affirmée, plaçant leurs utilisateurs, notamment lorsque ce sont des consommateurs, en position de faiblesse. D’où la loi déjà citée de 2016 qui a fait peser sur les plateformes, mais au profit des seuls consommateurs, des obligations de transparence et de loyauté, c’est-à-dire des obligations somme toute classiques dans leur teneur. C’est là le premier texte qui a régulé spécifiquement l’activité des plateformes, même si son contenu ne présente pas une originalité marquée.

Ces dernières années ont été adoptées plusieurs lois qui font peser sur certaines plateformes des obligations présentant parfois un caractère beaucoup plus innovant. Parmi ces textes, la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, a institué, pour lutter contre la haine sur Internet, un régime original de modération des contenus illicites à la charge des plateformes de partage de contenus (en particulier les réseaux sociaux et sites de partage de vidéos ou d’images) et les moteurs de recherche, qu’ils soient établis en France ou à l’étranger. Enfin, parce que la régulation des plateformes s’opère largement dans un cadre européen, l’adoption de textes importants est attendue à Bruxelles, en particulier en droit de la concurrence : le futur Digital Markets Act entend ainsi renforcer le contrôle par les autorités de régulation des « plateformes structurantes », dites gatekeepers (par exemple Google en matière de moteurs de recherche) afin d’encourager l’émergence d’acteurs européens du numérique.

 Faut-il craindre l’autonomie d’un droit des plateformes ?

Votre question part du postulat de l’existence d’un droit des plateformes suffisamment complet. C’est-à-dire un droit qui se suffit à lui-même, ou presque, répond à certaines exigences de cohérence et de rationalité, et ne se limite pas à une juxtaposition de règles éparses. Si quelques principes communs à toutes les plateformes paraissent se dégager – au premier chef ceux déjà évoqués de transparence et de loyauté – on est encore loin de parvenir à un corpus complet de règles ayant vocation à embrasser l’ensemble des plateformes et des services qu’elles offrent. Peut-être celui-ci ne verra-t-il d’ailleurs jamais le jour.

Cela étant, il est peu douteux que vont se multiplier à l’avenir, outre des règles qui pèseront sur certaines plateformes particulières (de location de logement, par exemple), des dispositions qui s’appliqueront à toutes, quels que soient les services qu’elles offrent et le modèle économique qu’elles ont adopté. On songe en particulier au droit des données personnelles : il est nécessaire que les personnes qui ont recours pour l’exercice de leur activité professionnelle à des plateformes de mise en relation bénéficient du droit d’accès et à la portabilité de l’ensemble des données liées à leur activité propre au sein de la plateforme pour laquelle ils opèrent. Ce qu’a d’ailleurs tenté de leur accorder la loi du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités. De manière générale, l’édiction de règles protectrices des utilisateurs des plateformes, que l’on peut qualifier, sinon d’autonomes, du moins d’adaptées à la problématique des plateformes, ne doit pas être crainte. Elles sont même au contraire indispensables !

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?

Que ce soit de la Faculté de droit de Toulouse, là où j’ai débuté mes études de droit, ou de l’Université Paris 2, là où je les ai poursuivies, je garde d’excellents souvenirs. Ce que je retiens surtout, ce sont les enseignements de quelques professeurs exceptionnels, dont les disciplines ne se rattachent d’ailleurs nécessairement pas à mes matières de prédilection. Ces professeurs, outre les connaissances qu’ils m’ont apportées, m’ont éveillé l’esprit et ont contribué à développer mon sens critique. J’en citerais quelques-uns : Paul Didier en Droit des affaires, Hélène Gaudemet-Tallon en Droit international privé ou encore Jacques Robert en Libertés publiques (ou Droit des libertés fondamentales comme on dit aujourd'hui). En ce qui concerne ce dernier, je me souviens qu’il était membre du Conseil constitutionnel à l’époque où je suivais ses cours – ce qui était, je dois le dire assez impressionnant pour l’étudiant que j’étais, il était de ce fait régulièrement absent. De telle sorte que le programme de révision de l’examen était particulièrement léger, ce qui m’a permis de décrocher sans grand effort une note plus qu’honorable dans sa matière !

Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?

Je n’ai pas vraiment le culte du héros, qu’il soit ou non de fiction d’ailleurs. J’ai tout de même un faible pour Frédéric Moreau, le personnage de L’Éducation sentimentale de Flaubert, non pas parce qu’il a fait des études de droit – au demeurant assez médiocres, mais parce qu’il est l’archétype du héros romantique, ou plutôt de l’anti-héros, dont les rêves ne sont finalement que des illusions. Mais cela ne veut pas dire pour autant que c’est pour moi un modèle à suivre. Quant à mon héroïne, la frondeuse Claude du Club des Cinq d’Enid Blyton a marqué mon enfance.

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

La liberté, dans toutes ses déclinaisons, même si elle est un peu instrumentalisée à l’heure actuelle. D’abord, la liberté de pensée et la liberté d’expression, sans lesquelles il ne saurait y avoir de démocratie. Mais j’accorde également une grande importance à des formes plus concrètes de la liberté, et qui se rattachent à deux de mes disciplines préférées que sont le droit des affaires et le droit des associations : la liberté d’entreprendre et la liberté d’association. Elles sont nécessaires à l’innovation, à notre prospérité, et à la vitalité de notre société.

 

Auteur :Marina Brillié-Champaux


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