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Secrets ou publics ? De la publicité des débats
L’actuel garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, est favorable à ce que les débats devant les tribunaux soient filmés et diffusés pour une meilleure accessibilité de la justice. Tout de suite, remontent à ma vieille mémoire sensible les images du Tribunal de Nuremberg en 1945 ou celles du procès de Nicolae Ceausescu en Roumanie en 1989. Jean-Baptiste Thierry, maître de conférences à l’Université de Lorraine, directeur de l’Institut d’Études Judiciaires de Lorraine – André Vitu, et animateur du site sinelege, nous apporte un éclairage juridique sur la publicité des débats juridictionnels.
Quel est le principe fondateur en matière de publicité des débats en France ?
Il en existe plusieurs. L’idée principale est que le public doit pouvoir avoir accès à la salle d’audience pour contrer tout soupçon qui pourrait naître de débats secrètement tenus. Les fondements juridiques sont variés. Le principe de publicité des débats est ainsi affirmé à l’article 10 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ou bien encore à l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
En droit interne, ce principe ne figure pas expressément dans le bloc de constitutionnalité. Le Conseil d’État avait considéré qu’il s’agissait d’un principe général du droit dans l’arrêt Dame David du 4 octobre 1974. En matière pénale, le Conseil constitutionnel a reconnu, en deux temps, la valeur constitutionnelle du principe de publicité des débats : d’abord, uniquement lorsqu’une peine privative de liberté était susceptible d’être prononcée (n° 2004-492 DC, 2 mars 2004), ensuite pour toutes les audiences pénales (n° 2017-645 QPC, 21 juill. 2017). Plus récemment, il a également reconnu une valeur constitutionnelle au principe de publicité des audiences devant les juridictions civiles et administratives (n° 2019-778 DC, 21 mars 2019).
Au niveau législatif, le principe de publicité des débats est prévu par l’article L. 6 du Code de justice administrative, les articles 306, 400 et 535 du Code de procédure pénale et, pour la procédure civile, à l’article 11-1 de la loi n° 72-626 du 5 juillet 1972.
Ce principe de publicité des débats a un corollaire : celui du droit de rendre compte des débats publics. Le quatrième alinéa de l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 précise ainsi que le compte rendu fidèle fait de bonne foi ne peut donner lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage. Le Conseil constitutionnel a récemment constaté que les journalistes pouvaient même rendre compte des débats pendant leur déroulement, reconnaissant ainsi le live tweet que pratiquent de nombreux chroniqueurs judiciaires (n° 2019-817 QPC, 6 déc. 2019).
Quelles en sont les exceptions ?
Toutes les phases du procès ne sont pas publiques. Par exemple, en matière pénale, l’enquête et l’instruction sont secrètes pour préserver les investigations. L’audience n’est par ailleurs pas systématiquement publique : le huis clos peut être décidé s’il existe un danger pour l’ordre ou la sérénité des débats, la dignité de la personne ou les intérêts d’un tiers (C. pr. pén., art. 400) ou si la sauvegarde de l’ordre public ou le respect de l’intimité des personnes ou de secrets protégés par la loi l’exige (CJA, art. L. 731-1). En matière civile, les débats ont lieu en chambre du conseil, notamment pour les divorces ou les actions relatives à la filiation.
En outre, la publicité des débats n’a pas pour conséquence de permettre l’enregistrement audiovisuel de ces débats. Au contraire, depuis la loi du 6 décembre 1954 complétant l'article 39 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse en vue d'interdire la photographie, la radiodiffusion et la télévision des débats judiciaires, l’utilisation pendant l’audience d’une juridiction administrative ou judiciaire d’un appareil permettant l’enregistrement est constitutif d’une infraction : l’article 38 ter de la loi du 29 juillet 1881 punit cette utilisation, ainsi que la cession ou la publication de tout enregistrement ainsi obtenu, de 4 500 euros d’amende.
Cette interdiction ne concerne que les juridictions administratives et judiciaires. Les audiences QPC du Conseil constitutionnel font ainsi l’objet d’une retransmission, en direct et en différé, ce qui a d’ailleurs permis de rendre plus accessible et compréhensible cette procédure particulière. Elle n’est en outre pas absolue : outre la retransmission des débats « en circuit fermé » dans une autre salle que la salle d’audience (COJ, art. L. 111-12), ou l’enregistrement – sans diffusion – des débats des cours d’assises prévu à l’article 308 du Code de procédure pénale, il faut mentionner la possibilité d’enregistrer certaines audiences aux fins de constitution d’archives audiovisuelles de la justice. Créée par la loi du 11 juillet 1985, cette possibilité est aujourd’hui codifiée aux articles L. 221-1 s. du Code du patrimoine. Son cadre est toutefois excessivement restreint (v. J.-B. Thierry, « Filmer pour l’histoire : l’enregistrement pour la constitution d’archives historiques de la justice », AJ Pénal 2020. 458).
Il faut en outre ajouter les restrictions apportées à la publicité de l’audience par les « ordonnances covid » du mois de mars 2020.
Enfin, il faut signaler la pratique qui existe hors de tout cadre légal de documentaires consacrés à la justice et qui filment des audiences : des documentaires variés ont été réalisés en enregistrant des audiences.
Quels sont les développements possibles ?
En premier lieu, se pose la question de la constitutionnalité des dispositions adoptées pendant la crise sanitaire. La Cour de cassation a ainsi renvoyé au Conseil constitutionnel une QPC portant sur la constitutionnalité des dispositions de l’article 8 de l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 prévoyant la possibilité de recourir à des procédures sans audience pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire.
En deuxième lieu, il serait envisageable de modifier le cadre de l’enregistrement aux fins de constitution d’archives audiovisuelles de la justice pour permettre qu’il y soit recouru plus fréquemment.
En troisième lieu, il serait souhaitable de donner un cadre légal clair aux autorisations délivrées ponctuellement pour procéder à de tels enregistrements : le rapport Linden de la commission sur l’enregistrement et la diffusion des débats judiciaires déplorait déjà « un système d’autorisation aléatoire, discrétionnaire et dépourvu de cohérence, face auquel les médias ne sont pas à égalité ».
Surtout, en dernier lieu, la récente proposition du ministre de la justice de filmer les audiences devrait amener à une réflexion sur l’intérêt d’une publicité accrue des audiences : faut-il continuer à n’entendre la publicité que dans un sens matériel ou permettre que cette publicité soit possible pour les personnes qui ne sont pas physiquement présentes dans la salle d’audience ? Si le choix était fait de filmer les audiences, il faudrait préserver la sérénité des débats : tout le monde a en tête les débordements de la retransmission télévisée du procès d’OJ Simpson et personne ne songe sérieusement à faire de la justice un divertissement. Le rapport Linden relevait à cet égard que « la mise sur la place publique du procès est le contraire de la publicité de l’audience ». Il faut donc que les conditions matérielles – quelles caméras ? quels angles de vue ? quelle diffusion ? – ne portent pas atteinte au bon déroulement de l’audience : la loi de 1954 précitée avait été justement adoptée pour sanctionner les débordements auxquels certaines audiences médiatiques avaient donné lieu. L’enregistrement et la diffusion devraient également protéger les acteurs du procès, leur image et, pourquoi pas, leur identité, ce qui ne manquerait pas de faire naître de nouveaux contentieux. Il y a ensuite des enjeux plus fondamentaux. Faut-il accompagner la diffusion d’explications ? Faut-il ne diffuser que l’intégralité des débats ou des morceaux choisis et, le cas échéant, par qui ? La publicité de l’audience n’est pas absolue, il est donc difficilement concevable que sa diffusion le soit : dès lors, il faudrait prévoir un régime juridique suffisamment clair et précis.
Quels sont les enjeux ou les frontières en ce domaine ?
Les enjeux dépendent essentiellement des modalités matérielles et juridiques de l’enregistrement et de la diffusion qui restent à préciser. Plus fondamentalement, c’est la culture judiciaire des citoyens qui est en cause : il est difficile de déplorer la méconnaissance de notre système juridique lorsque sa compréhension est, de fait, réservée à un public restreint d’initiés. L’enjeu est également celui de la visibilité que l’on souhaite donner à la justice. En se contentant de dire que les lieux sont physiquement accessibles, ce qui suppose de pouvoir matériellement s’y rendre, on réserve la publicité à quelques-uns. Il n’est pas du tout certain qu’une diffusion plus importante des audiences entraînerait une atteinte à la sérénité des débats. La diffusion en direct des audiences du Conseil constitutionnel n’a pas de conséquences particulières sur leur déroulement. L’objet est certes particulier puisqu’il s’agit de discuter de la constitutionnalité d’une disposition législative. Mais l’on voit mal ce qui devrait exclure d’autorité la diffusion différée d’un procès administratif, civil ou pénal. On peut même espérer que l’enregistrement et la diffusion de certaines audiences permettent que ces dernières se déroulent plus sereinement. L’affaire des comparutions immédiates de Marseille (M. Hajdenberg, « Surprise en plein dérapage, la justice censure France Culture », Mediapart, 16 mars 2017), dont l’enregistrement sonore avait pourtant été autorisé, montre que la justice n’est pas à l’abri de dérapages : se savoir contrôlé autrement que par la présence potentielle d’un public pourrait au contraire renforcer la sérénité des débats.
Reste à déterminer ce qui devrait être diffusé et par où commencer ? Les audiences de la Cour de cassation et du Conseil d’État pourraient sans trop de difficultés être concernées, sous réserve de certaines adaptations. Il n’est matériellement pas envisageable de tout filmer et de tout diffuser, mais il n’est pas davantage souhaitable d’empêcher tout enregistrement.
Enfin, même si l’on peut être très favorable à une publicité accrue, il faut bien reconnaître que le moment choisi par le ministre de la justice pour annoncer ce débat n’est pas le plus opportun : l’enregistrement et la diffusion des débats constituent à l’heure actuelle un luxe certain. Plutôt que d’équiper les salles d’audience de caméras et de recourir aux services de réalisateurs et producteurs, il serait sans doute souhaitable de commencer par l’existant – réparer les fuites, refaire les peintures, recruter des magistrats et greffiers, permettre l’accès aux décisions (T. Perroud et al., « L’open data ou comment accomplir (enfin !) la promesse de publicité de la justice », Dalloz actualité, 12 oct. 2020), etc – pour que l’image donnée à voir soit la plus belle possible.
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?
Puisque j’avais déjà eu la chance de répondre à ce questionnaire, je saisis l’occasion de me répéter : mes meilleurs souvenirs d’étudiant ont eu lieu en dehors des amphithéâtres. Sur un plan plus académique, le premier séminaire de Jean-François Seuvic, qui a ensuite été mon directeur de thèse, reste un moment marquant.
Quel est votre héros de fiction préféré ?
Depuis le dernier questionnaire, j’ai découvert les bandes dessinées de Michel Rabagliati : impossible de ne pas avoir une profonde affection pour son Paul.
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
Pas l’un plus que d’autres : la liberté, l’égalité et la fraternité, parce que ce triptyque est fondateur et ne doit pas rester qu’une devise.
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