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Crédit photo : Clara Puymartin
Sur la justice restaurative
Delphine Griveaud est docteure en science politique. Sa thèse La justice restaurative. Sociologie politique d’un « supplément d’âme » à la justice pénale vient de recevoir le prix Jean Carbonnier 2023. La lauréate a bien voulu répondre à nos questions sur sa démarche en tant que thésarde et sur son sujet de thèse.
Quelle difficulté principale avez-vous rencontrée en faisant votre thèse ?
Les difficultés n’ont pas manqué durant la thèse, je peux en partager une ou deux concernant l’enquête. Sur ce point, la première difficulté qui s’est fait sentir était celle à entrer dans certains espaces de la justice restaurative, qui peinaient alors à faire une place à des chercheur.es, par peur d’être observés (et jugés, probablement), et par peur de perturber une dynamique de développement encore balbutiante — je démarre mon terrain en 2016.
Ensuite, il a été difficile de composer avec des situations parfois très éloignées de moi socialement et politiquement, et de s’y adapter. Je pense notamment à mes observations des stages de responsabilisation à destination des auteurs de violences conjugales, au sein desquels étaient réalisées des pratiques de justice restaurative. J’y étais confrontée à un public très précaire sur différents plans (social, médical, économique, psychologique et émotionnel…), face à des histoires de violences conjugales extrêmement dures (parfois toujours en cours), et face à l’imperméabilité de l’immense majorité des hommes présents vis-à-vis d’une pleine reconnaissance de la gravité de leurs actes (ces stages sont des espaces dans lesquels les discours de minimisation voire de ridiculisation des violences sont légion, tout comme des propos et des grilles de lecture du monde profondément sexistes). Outre mon épuisement moral, la difficulté c’est alors de se taire pour observer, de mettre de côté ses jugements, de rompre avec le sens commun et de faire preuve de réflexivité.
De manière générale, j’ai fait du terrain dans des situations complètement inédites pour moi, j’ai composé avec des personnalités extrêmement différentes, et accepté des situations que je n’aurais jamais acceptées en temps normal. Mais c’est aussi cela qui est génial avec la casquette de sociologue. Après, il faut y rester dans une démarche compréhensive, sans moralisme ni misérabilisme, et tout cela est à la fois exigeant et stimulant.
Quels sont les fondements de la justice restaurative en France ?
Je vais peut-être apporter une première précision avant de décrire fondements et pratiques de la justice restaurative en France : il se trouve que coexistent sur notre territoire différentes définitions de la justice restaurative et des désaccords, voire des tensions fortes autour de ce qu’elle est et de ce qu’elle devrait être. Sociologiquement je n’ai aucune raison de trancher les débats existants, j’en fais des objets de recherche. Aussi j’ai pris pour « justice restaurative » tout ce qui se donnait à voir en ce nom en France depuis la fin des années 1990, c’est-à-dire depuis que l’expression apparaît en tant que telle sur le territoire.
La manière que j’ai de la définir aujourd’hui, habituellement, c’est de dire que la justice restaurative est à la fois un discours de remplacement ou de réforme du système pénal contemporain et un ensemble de pratiques hétérogènes plus ou moins attachées à ce dernier.
Howard Zehr, l’homme le plus cité de l’espace global dédié à la justice restaurative, nous donne les principaux éléments structurant ce discours. Elle est selon lui « une grille de lecture alternative pour penser les actes répréhensibles » (in The little book of restorative justice, Good Books and Uni-Graphics, 2003). Dans son ouvrage paru en 1990, Changing Lenses, la justice restaurative est présentée comme un changement de paradigme, à défendre face aux logiques rétributive et réhabilitative en place. Il propose de sortir d’une justice d’État et de professionnel.les, qui « volent » leurs conflits aux personnes concernées selon une formule consacrée par le criminologue Nils Christie, ainsi que d’abandonner la recherche d’une vérité judiciaire. Il récuse les principes selon lesquels le crime est la transgression d’une loi et est traité comme une atteinte à la société et à l’État. Selon lui, il est d’abord un acte commis entre des individus, qui, victimes comme auteurs, sont responsables de sa résolution, dans une logique de réparation tournée vers l’avenir (in Changing lenses. A new focus for crime and justice, Scottdale Pa., Herald Press, 1990 (A Christian peace shelf selection). Ainsi, d’une part, la justice restaurative est fondamentalement appuyée sur une critique et un contournement du système pénal existant. D’autre part, elle est une justice « relationnelle » (E. Dieu, J. Vandevoorde et A. Hirschelmann, « La justice restaurative : ni soigner, ni réprimer ? Le cas Louis, multirécidiviste ni “dangereux” ni “malade” », Encéphale 43 (3), 2017, pp. 283-291), « plus consensuelle, plus flexible » (R. Cario, « Potentialités et ambiguïtés de la médiation pénale : Entre Athéna et Thémis », in R. Cario Robert (dir.), La médiation pénale. Entre répression et réparation, Paris, L'Harmattan, 1997 (Science criminelle), pp. 11-33, p. 20), orientée vers la réparation des torts causés, la prise en charge de leurs multiples répercussions, et l’implication de la communauté. Ce dernier aspect, qui renvoie à l’idée d’une responsabilité collective face à la délinquance et la criminalité, est l’un de ses aspects les plus originaux mais les moins concrétisés.
Comment se pratique-t-elle ?
À côté de ce discours, la justice restaurative est un ensemble de pratiques diverses, qui se déploient à l’intérieur et à l’extérieur du champ pénal, et dont les formes évoluent — je les ai vues se multiplier déjà à mon échelle, en France, depuis mes premiers terrains en 2016. Ses trois versions majoritaires, les plus connues et relayées auprès du public, sont le plus souvent inscrites dans le champ pénal, et mises en œuvre par des travailleurs de la Protection judiciaire de la jeunesse, des Services pénitentiaires d’insertion et de probation, et des associations locales d’aide aux victimes, accompagnés par l’Institut français pour la justice restaurative ou l’Association de recherche en criminologie appliquée, spécialistes de la justice restaurative. Ce sont d’une part la médiation auteur-victime, ou médiation restaurative, qui met en présence un auteur de délit ou de crime et une victime de cet acte ; d’autre part les rencontres détenus-victimes ou condamnés-victimes, entre participants qui ne se connaissent pas, mais sont liés par des délits ou crimes similaires ; et enfin les cercles de soutien et de responsabilité, ou cercles d’accompagnement et de ressources, ou parrainages de désistance, réunissant des bénévoles autour d’un futur sortant de détention en vue de l’accompagner dans sa réinsertion.
Il en existe d’autres dans le champ pénal : des jeux de rôles invitant les auteurs à se décentrer et incarner leur victime et l’échange qu’ils pourraient avoir, au cours de stages socio-judiciaires (pratiques portées par la fédération Citoyens et Justice) ; des programmes réalisés en prison auprès de groupes d’une vingtaine de détenus, avec le soutien d’une dizaine de bénévoles chrétiens, et la venue en milieu et fin de programme de personnes victimes de délit ou de crime témoignant de leurs expériences (le programme Sycomore breveté par Prison Fellowship).
Et il en existe encore en dehors du champ pénal : des conférences restauratives du groupe familial (ou conférences familiales), domaine de spécialité de l’association Question de Justice ; plus largement, des cercles et conférences restauratives, appliqués à toutes sortes de situations de vivre-ensemble, au sein d’une colocation, d’une entreprise, en milieu scolaire, ou encore au sein des quartiers prioritaires de la politique de la ville d’une municipalité moyenne ; et enfin, depuis 2021, elles ont pris la forme de commissions mises en place pour répondre aux violences sexuelles commises au sein de l’Église catholique — la Commission Reconnaissance et Réparation et l’Instance Nationale Indépendante de Reconnaissance et de Réparation — qui se réclament toutes deux explicitement de la justice restaurative.
Ces pratiques s’inscrivent donc en France dans différents secteurs : la justice pénale, la justice des mineurs, la politique de la ville, la politique ecclésiale, l’Éducation nationale, le secteur associatif et psycho-social. Elles s’appliquent à tout type de conflit, d’infraction, de délit, ou de crime (par exemple, au cours de l’enquête, j’ai suivi des pratiques relatives à des homicides ou tentatives d’homicide, des viols et agressions sexuelles, des violences conjugales, des violences routières, des braquages, des séquestrations, des vols avec violences, des lynchages collectifs, des trafics de drogue, mais la liste n’est pas exhaustive). Elles font apparaître la justice restaurative comme un ensemble de fragments, plus ou moins en lien les uns avec les autres.
Quels en sont les bénéfices lorsqu’elle est mise en œuvre ?
Au regard de l’enquête sur laquelle s’appuie ma thèse, mais également d’une recherche ultérieure coordonnée avec Sandrine Lefranc (CNRS-CEE) et dont le rapport sera disponible en juin 2024 sur le site de l’Institut des Études et de la Recherche sur le Droit et la Justice, qui l’a soutenue, on observe que la justice restaurative fait aux victimes et aux auteurs d’infraction plusieurs propositions relativement inédites en France.
La première c’est de leur dédier du temps, beaucoup de temps. Entre les entretiens préparatoires à la mesure, la mesure en elle-même, et d’éventuels à côté (un animateur en justice restaurative qui accompagne un participant au procès de son affaire, en soutien, en parallèle du processus de justice restaurative) ce sont des dizaines et des dizaines d’heures qui sont consacrées à chacun et chacune, ce qui n’est pas banal, y compris dans le service public. La seconde est de leur offrir une considération et une écoute qui se font rares. Comme me l’explique une enquêtée ayant participé à une mesure restaurative peu après le procès du viol qu’elle a subi « Y a un sentiment de suivi. C’est pas ‘allez on va au tribunal’ puis c’est emballé et on laisse les victimes et les auteurs chacun de leur côté ». En outre, tout au long de ces mesures, la reconnaissance des personnes victimes y est pleine et entière. On ne leur demande pas de se justifier, de prouver : on les écoute, on les croit, on les accueille quasi inconditionnellement. Cette reconnaissance est sociale mais également institutionnelle ; peu de personnes oublient que derrière ces animateur.ices, il y a l’État. Ensuite, chez les participants auteurs comme victimes, entretiens et observations soulignent comment ils et elles trouvent dans ces mesures des ressources sociales pour sortir de l’isolement et renouer avec une forme d’estime de soi. Chez les premiers, la mesure permet une revalorisation de l’image de soi parce qu’on a été jugé apte à y participer, parce qu’on a été considéré comme un interlocuteur légitime de bout en bout, parce qu’on a été écouté comme tel, parfois parce que des relations amicales se sont nouées avec les « gens bien », ou « normaux », et souvent issus d’autres groupes sociaux, que sont les animateur.ices et les victimes participantes. Enfin, contrairement à d’autres modes amiables de règlement des conflits comme la médiation familiale, tout ceci est gratuit. Pas d’avocat, pas de frais de justice, pas de frais de déplacement.
Un dernier point : si les récits produits en entretien sont disparates, et accordent plus ou moins d’effets positifs à l’expérience, ils témoignent également du fait que les participant.es s’approprient bien souvent la mesure restaurative comme un dispositif thérapeutique, bien que conduit par des professionnels du judiciaire ou du parajudiciaire qui ne sont à priori pas psychologues de formation. Ces éléments laissent entrevoir un État qui, tant bien que mal, délègue à certains de ses travailleurs ainsi qu’à des associations qu’il finance de prendre soin de ses citoyens, après ou en parallèle des difficultés vécues au cours de la procédure pénale.
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?
Mon meilleur souvenir d’étudiante dure un peu plus d’un an, c’est celui d’avoir pu vivre et travailler au Chili durant ma troisième année à l’Institut d’études politiques de Lille, et de m’y être, à 20 ans, enfin rencontrée, et émancipée.
Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?
Je lis et regarde encore beaucoup de fictions mais pour être honnête le terme héros/héroïne me renvoie plutôt à l’enfance, et si je me positionne dans la sphère de l’enfance je dirais sans aucun doute Mulan et l’intégralité des membres de la famille des Barbapapa, qui sont autant d’exemples de courage, de liberté, de créativité, et de dépassement des catégorisations et des frontières (celles du genre pour Mulan, celles entre humain/animal/plante/créature pour les Barbapapa).
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
Dans la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, publiée en 1791 par Olympe de Gouges, cette dernière défend les droits inaliénables de la femme. Ce texte, ce geste, pris dans son contexte d’énonciation, est pour moi un emblème de la défense des droits humains, et de leur dimension émancipatrice.
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