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[ 3 décembre 2020 ] Imprimer

Tatouages et service public

Un enseignant couvert de la tête aux pieds de tatouages, ça existe. Mais l'inspection académique lui a retiré la charge de classes de maternelle, à la suite de plaintes de parents d'élèves. Alexis Zarca, maître de conférences HDR à l’Université d’Orléans, veut bien nous répondre sur ce sujet de l’apparence des agents publics.

Les agents publics sont-ils obligés à des tenues vestimentaires ?

Certains, oui, même si c’est plutôt l’exception. Mais la vraie question ici, bien sûr, est de savoir dans quelle mesure un employeur public peut restreindre la liberté des agents de se vêtir comme bon leur semble. Or la voie est plutôt étroite. 

D’abord parce que cette liberté est clairement protégée par la Cour européenne des droits de l’homme à travers le droit pour chaque personne de choisir son apparence (« dans l’espace public comme en privé »), qui est lui-même rattaché au droit à la vie privée (alors que les juridictions françaises étaient plutôt réticentes à la regarder comme une liberté fondamentale). 

Ensuite parce que l’apparence physique, dont le choix de la tenue vestimentaire est assurément une composante, constitue explicitement en droit français un critère prohibé de discrimination dans l’emploi, y compris public (L. n° 83-634 du 13 juill. 1983, art. 6). Dès lors, si l’employeur souhaite imposer des obligations en matière d’apparence vestimentaire, c’est ici comme ailleurs à la stricte condition que, répondant à une exigence professionnelle essentielle et déterminante, elles poursuivent un objectif légitime et se révèlent proportionnées à celui-ci. C’est dans ce cadre-là, qui transcende du reste les droits public et privé de l’emploi, que se justifient les tenues vestimentaires obligatoires dans la fonction publique : chacun connaît celles qui (entres autres) remplissent une fonction essentielle d’identification (l’uniforme des militaires, des policiers, des pompiers, des surveillants pénitentiaires ; la blouse des personnels hospitaliers) mais on peut aussi mentionner ici toutes celles qui sont justifiées par des considérations d’hygiène et de sécurité au travail (tels les Équipements de Protection Individuelle – que certaines tâches requièrent et dont l’employeur public ne saurait d’ailleurs faire fi sans méconnaître lui-même l’une des obligations qui s’imposent à lui).

Quelles sont les tenues interdites ?

Dans la même logique, il est par exemple évident que des considérations d’hygiène ou de sécurité sont toujours susceptibles de fonder des interdictions. Pour le reste il n’est probablement plus un règlement intérieur de collectivité ou d’établissement public en France qui ne rappelle l’interdiction absolue pour les agents publics de porter, dans le cadre du service, une tenue manifestant leur appartenance religieuse. Assise sur une jurisprudence claire et établie, cette interdiction, qui trouve sa justification dans les principes de laïcité de l’État et de neutralité du service public, relève néanmoins de la question spécifique des restrictions à la liberté religieuse. 

Existe-t-il, alors, d’autres objectifs légitimes susceptibles de justifier des restrictions à la liberté de se vêtir ? Oui, bien sûr, car la neutralité du service public, qu’elle soit religieuse ou politique, n’est pas la seule image que les administrations publiques se doivent de protéger. De façon générale, il est essentiel que celles-ci puissent se prémunir contre des comportements – y compris vestimentaires – qui pourraient conduire à les discréditer, au risque de rompre le lien de confiance que le service public doit entretenir à l’égard des usagers. En cela, l’obligation de dignité de l’agent public, qui renvoie à la dignité de sa fonction, justifie assurément qu’une « tenue correcte exigée » puisse figurer sur le carton d’invitation à un engagement de service public. Très nombreux sont les règlements intérieurs qui le rappellent et, si les contentieux sont plutôt rares, le juge administratif n’a par exemple vu aucune restriction disproportionnée dans le fait d’interdire à un enseignant de se présenter au collège en bermuda. On entre bien sûr ici dans une zone grise puisque des éléments objectifs tels que la nature des fonctions ou le contact avec les usagers, pour occuper une place de choix, ne suffisent pas à nourrir le test de proportionnalité. Et l’on perçoit vite combien le contexte social et culturel, qui norme les codes vestimentaires, peut s’avérer décisif. Mais la faiblesse de ces contentieux dans la fonction publique (comparée à la relative abondance de la jurisprudence sociale) est sans doute aussi le signe que, dans un contexte qui reste fort heureusement très libéral, les codes vestimentaires propres à chaque corps de métiers comme les limites à ne pas franchir sont, en bonne intelligence, parfaitement intégrés par les agents publics. 

Quelles sont les réponses légale et juridictionnelle concernant les tatouages ?

Elles sont pour l’heure partielles, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en a pas. Certes, l’essentiel de la jurisprudence administrative a longtemps tourné autour des seules problématiques fiscales, notamment pour confirmer que la réalisation de tatouages ne constitue pas une livraison d’œuvre d’art (parce que le corps humain n’est pas un bien) mais une prestation de service ce faisant soumise au taux normal de TVA. Mais, inéluctablement, l’ampleur du phénomène affecte chaque jour un peu plus tous les pans de la vie sociale dont, en particulier, la vie professionnelle. Or si les prétoires ne sont pas encore inondés de requêtes d’agents publics ou de salariés s’estimant illégalement traités à raison de leurs tatouages, le cadre des réponses qui doivent leur être apportées est on ne peut plus clair, qui n’est autre que celui applicable aux tenues vestimentaires : dès lors en effet que le tatouage est une composante de l’apparence physique que chacun est libre de se donner, comme expression de son être social (qu’il convient de distinguer de l’être physique – traits, corpulence, taille… – relevant lui d’une apparence subie), les employeurs publics comme privés ne sauraient imposer d’autres restrictions que celles qui seraient appropriées à l’objectif légitime poursuivi (dignité de la fonction ou image de l’entreprise pour l’essentiel). Plusieurs juridictions étrangères ont à cet égard donné le ton, suggérant en particulier qu’un tatouage est moins susceptible d’être interdit pour ce qu’il est que pour ce qu’il « dit », ce qu’il représente : qu’il s’agisse par exemple de l’éducatrice de jeunes enfants québécoise qui s’était vu enjoindre de couvrir son tatouage ou, plus récemment, du candidat écarté de la police allemande en raison de l’imposant marquage animalier présent sur son bras, à chaque fois le juge a fondé la condamnation sur l’absence d’incompatibilité du signe véhiculé avec l’objet de la fonction, recentrant peu ou prou les interdictions légitimes autour des signes proprement condamnables (racistes, sexistes, violents…). On peut dire qu’il y a là un premier élément de réponse, aujourd’hui présent dans quelques circulaires et arrêtés en France (policiers et pompiers par exemple) voire dans la jurisprudence du Conseil d’État lorsque celui-ci, comme il l’a fait il y a deux ans, rappelle qu’une personne arborant des tatouages nazis ne peut en aucun cas prétendre aux fonctions de surveillant de prison. Mais ce n’est évidemment pas là que se situe la principale difficulté. L’affaire de l’enseignant intégralement tatoué soulève, de façon paroxystique, la redoutable question de savoir si, par-delà le « signifié » du dessin, l’ampleur et les dimensions des tatouages leur confèrent un sens inacceptable ou, à tout le moins, incompatible avec une mission de service public. Or si l’on trouve ça ou là quelques textes (dans l’armée par exemple) qui exigent des tatouages « discrets et si possibles non visibles », cette question-là n’a, pour l’heure, pas véritablement reçu de réponse. 

Quelles évolutions de ce dispositif sont envisageables ?

Lorsque ce n’est pas déjà le cas, il serait sans doute opportun que les exigences professionnelles liées à l’apparence physique, et ce faisant les éventuelles restrictions qui pourraient en découler (sur les tatouages notamment), puissent être rappelées par chaque employeur, dans un texte opposable (circulaire, note, instruction, règlement intérieur…). C’est ce qu’a recommandé le Défenseur des droits l’an dernier, qui a également suggéré le développement des actions de formation des personnels sur ces questions, ce qui serait assurément une bonne chose car rien ne vaut d’échanger, de dialoguer et de s’interroger sur ce qui nous échappe, tant pour dépasser nos propres préjugés que pour comprendre les raisons pour lesquelles notre liberté est susceptible de se heurter à certains impératifs. Par ailleurs, il serait bon aussi d’exploiter les chartes, autrement dit d’emprunter le canal de la soft law déontologique, assez en vogue et qui, si elle peut comporter des effets pervers, présenterait l’intérêt de davantage responsabiliser les agents sur des questions qui, précisément, doivent se gérer en bonne intelligence. Le texte opposable, c’est très bien en termes de sécurité juridique, mais se contenter de brandir le bâton n’est sans doute pas la solution, d’autant plus que l’extrême majorité des agents publics sont imprégnés de cette éthique de service public qui guide leur action au quotidien. En cela, solliciter son référent déontologue (il y en a désormais un en principe dans chaque administration) avant d’envisager un tatouage non dissimulable, notamment lorsqu’on est en contact avec les usagers, ça peut être l’occasion de nouer ce dialogue constructif qui aidera l’agent à faire face à ses propres responsabilités. 

Évidemment, tous ces outils ne permettent pas de répondre à la question de savoir où est-ce qu’il convient de placer le curseur. On sent bien par exemple que, dans cette affaire de l’enseignant tatoué de la tête aux pieds, le ministère a préféré, si ce n’est botter en touche, à tout le moins ne pas faire de vague et éviter toute position de principe. Ce n’est pas tout à fait vrai d’ailleurs, car en acceptant finalement de confier à l’intéressé des classes de primaire, il a acté la compatibilité de son apparence avec un enseignement à destination des enfants de ce cycle-là (et pris ce faisant une position). Pour le reste, tout est réuni pour un débat judiciaire passionnant. D’un côté, un agent manifestement apprécié de ses (tout petits) élèves et dont les interventions en classes de maternelle s’étaient toujours parfaitement déroulées jusqu’à la plainte d’un parent, non pas de l’un de ses élèves, mais de celui d’une autre classe, effrayé par lui dans les couloirs : c’est intéressant, car cela vient nous interroger sur la figure du monstre, qui n’est effrayant que pour celui qui ne le connaît pas. Les enfants sont baignées de ces histoires-là et, parce que l’école est précisément le lieu de la connaissance, de l’émancipation et de l’apprentissage du vivre-ensemble dans toutes nos différences, un juge pourrait tout à fait y voir les raisons de conclure au caractère disproportionné de la mesure dont l’intéressé a été l’objet. Et puis de l’autre côté, il y a cet enseignant qui assume un rapport irrépressible au marquage corporel indélébile, y compris dans les yeux au mépris de la loi française qui l’interdit compte tenu des risques pour la santé. On ne doute pas que cette seule circonstance, eu égard à l’exigence d’exemplarité qui s’impose aux enseignants, puisse suffire à valider la mesure pour de nombreux juges. Dans ce type d’affaire, elle pourrait d’ailleurs servir à ne pas se prononcer judiciairement sur la question de l’ampleur et des dimensions des tatouages. Ce qui serait aussi une façon de rappeler à l’administration que c’est d’abord à elle de prendre position.  

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?

Le plaisir infini de l’autonomie dans le travail. Et, plus encore sans doute, la compréhension progressive de ce qu’est la liberté académique, une richesse inestimable.

Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?

Impossible de choisir. Bien sûr, il y a des personnages magnifiques auxquels je pense d’emblée, chez Hugo par exemple : Jean Valjean n’est-il pas une figure superbe de l’émancipation de soi au bénéfice des autres ? Mais comment ne pas évoquer les héros du roman russe, dont beaucoup nous interrogent somptueusement sur les profondeurs de l’âme humaine : les trois frères Karamazov, chez Dostoïevski, sont de ce point de vue incontournables. Mais je suis aussi très sensible aux héros de l’absurde, qu’ils interpellent par leur sombre étrangeté, comme le Meursault de Camus, ou qu’ils le fassent de façon plus légère, comme chez Ionesco ou Beckett. Sinon j’avoue que les Gardiens de la galaxie m’amusent beaucoup. Et puis je ne sais pas dans quelle mesure elles ont pu nourrir mon féminisme, mais je retiens assurément celles qui en ont été des héroïnes, souvent avant l’heure : Jo March était d’une incroyable modernité !  

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

Même réponse, impossible de hiérarchiser, étant entendu que les libertés s’appauvrissent d’elles-mêmes si elles s’exercent au détriment des conditions propres à favoriser l’égalité et la justice sociale. De ce point de vue la devise de la République française est plutôt une réussite. Mais, a fortiori, dans la période que nous traversons, je serais tout de même tenté d’insister sur ce qui constitue un véritable trésor national, et qui traduit bien cette exigence de conciliation. Je veux parler de la laïcité : un principe magnifique, fondamentalement porteur d’émancipation individuelle et de cohésion sociale. 

 

Auteur :Marina Brillé-Champaux


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