Actualité > Focus sur...

Focus sur...

[ 13 février 2025 ] Imprimer

Théorie du droit et communs

La crise environnementale nous fait nous interroger notamment sur la notion de ce qui est commun (ou pas) aux membres d’un groupe, au niveau local, national ou international (par exemple l’eau de pluie des bassines…). Comment la théorie du droit s’empare-t-elle de cette interrogation ? C’est ce que nous expose Garance Navarro-Ugé, docteure en droit public à l’Université Paris 1/EHESS, qualifiée CNU, contributrice à l’ouvrage collectif sur Quel(s) statut(s) pour les biens communs sous la direction de Guillaume Drouot et Alexandre Zabalza (Dalloz, 2024).

Qu’est-ce qu’une théorie du droit ?

 

Généralement, la théorie est en relation avec la science dont elle est la branche fondamentale. Elle intervient avant et après les observations empiriques dans le sens où elle a pour fonction d’indiquer à une science les faits qui entrent dans son champ d’étude et la méthode qu’il convient d’employer pour les connaître, les comprendre et leur donner un sens rationnel. C’est par ce niveau de généralisation et d’abstraction — de réflexion au niveau fondamental — qu’une science évolue. Ainsi, une théorie du droit s’interroge sur ce qu’est le droit et sur les manières de le connaître et le comprendre (exégèse des textes, méthode compréhensive, constructive ou critique, etc.) Sur la question, « comment devrait-il être ? », les points de vue sont bien plus divergents en fonction d’une école de théorie du droit à l’autre.

Quelles sont les principales théories du droit ?

Il existe plusieurs écoles de théorie du droit. La théorie jusnaturaliste du droit accepte l’argumentation sur la question du contenu des normes (« comment le droit devrait-il être ? ») en faisant des propositions. Cette théorie intègre dans son champ d’étude les valeurs qui justifient l’existence du droit. Il peut s’agir de la parole divine dans une version ancienne, ou de la Raison humaine dans une version plus moderne, caractéristique de la pensée des Lumières.

Par opposition, la théorie pure du droit, du nom de l’ouvrage de Hans Kelsen, en important la méthode d’objectivité des sciences de la nature, assoie la distanciation entre objet étudié et démarche scientifique. Les théories positivistes sont diverses mais ont en commun de refuser les références métaphysiques et morales pour expliquer le droit. Le normativisme kelsenien ne considère comme « droit » que celui produit par les organes de l’État, et se détache des autres formes de normativité, dont la morale. Les valeurs qui ont guidé l’élaboration des lois sont considérées comme métajuridiques.

Par ailleurs, les théories sociologiques du droit, elles aussi très diverses, considèrent les faits sociaux comme pouvant inspirer le droit. Parmi elles, le pluralisme juridique considère une multiplicité de sources de droit fonctionnant ensemble dans un système internormatif, incluant sources étatiques, sociales, internationales, etc.

Il existe bien d’autres courants théoriques, telles la théorie réaliste de l’interprétation, les théories critiques divisées en sous-écoles plus spécialisées ou encore, plus récemment la théorie syncrétiste du droit.

Quelle est la place des communs dans ces théories ?

On peut voir les communs comme des « agents perturbateurs » face aux théories classiques du droit dans le sens où ils remettent en cause des paradigmes consacrés dans la discipline juridique : la distinction entre droit public et privé, entre le fait et le droit, le droit individuel et collectif, la hiérarchie des normes, la propriété individuelle, etc. On peut considérer la pensée et l’analyse du droit par le prisme des communs, en tant qu’école particulière de théorie du droit, en lien direct avec le pluralisme juridique qui propose une définition élargie du droit par rapport à celle proposée par la théorie positiviste. Par une analyse du droit des communs (un droit de source sociale mais entrant en relation juridique avec d’autres normes, de sources différentes), on peut redéfinir l’objet et les méthodes du droit, dans une perspective environnementale, incontournable dans le contexte de crise écologique que nous connaissons.

Comment une théorie du droit pourrait s’articuler autour de la notion de « communs » ?

Ma contribution à l’ouvrage est de montrer que penser le droit par l’intermédiaire des communs est en soi une école de théorie du droit parce que leur observation oblige à revoir ce qu’est le droit par rapport au positivisme juridique et à ouvrir les méthodes pour le connaître. Concernant les communs naturels, c’est d’autant plus révélateur puisque ces groupes autogérés autour d’une ressource naturelle cherchent à participer à la transition écologique, en s’appuyant sur des valeurs communes de respect de la biodiversité et de gestion décroissante des ressources. Pour comprendre le droit produit par ce type de commun, une réflexion au niveau fondamental est nécessaire et entraîne un bouleversement dans les définitions et méthodes juridiques.

Quels pourraient en être les intérêts théorique et pratique ?

Les communs sont des réalités, des groupes naissant dans la société et produisant une certaine forme de droit pour s’organiser. Pensons par exemple à Energie de Nantes qui est le seul commun de l’énergie en France : un fournisseur d’énergie sous la forme associative et géré collectivement par tous les membres.

Avec un cadre théorique positiviste, on ne peut pas connaître le droit produit par ce groupe et les relations juridiques entretenues avec d’autres groupes et individus, parce que cette théorie place en dehors du champ des études juridiques, ce qui n’est pas de source étatique. Et c’est, selon moi, fort dommageable. En premier lieu, parce que les juristes passent à côté d’un pan important du phénomène juridique, la volonté de se lier les un.es aux autres émanant de la société, mais aussi parce qu’on peut y saisir des contributions à un renouvellement de la démocratie et à des moyens juridiques pour la transition écologique.

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?

En tant qu’étudiante en droit, j’ai eu la chance de rencontrer de très bon.nes ami.es, devenant réseau de soutien et d’entraide pour les révisions et encore aujourd’hui, de discussions et de critiques de nos travaux entre celles et ceux qui se sont tournés vers la pratique ou vers la recherche. Plus spécifiquement, je garde un excellent souvenir des cours de la Professeure Murielle Fabre-Magnan à l’Université de Paris 1 en droit de la responsabilité civile, matière que je n’appréciais pas beaucoup au premier abord mais qu’elle a su rendre passionnante et participative, même dans un amphi de plus de 500 personnes. Je me souviens aussi des moments où des touristes, ou des visiteurs curieux, se retrouvaient en plein milieu d’un amphi, pensant qu’il s’agissait d’un monument historique à visiter. Avant les attentats de 2015, l’Université était encore un lieu ouvert permettant des rencontres fortuites, parfois drôles, parfois questionnantes. Un jour, une personne semblant être un touriste perdu est entré, justement dans le cours magistral de la Pr. Fabre-Magan et l’a prise en photo, sans son consentement, avant de fermer la porte et de s’en aller sans gènes. La Professeure a interrompu son cours, l’a rattrapé en courant pour lui demander d’effacer la photo, avant de nous dispenser un cours passionnant sur le droit à l’image et le consentement. J’ai ce jour-là admiré sa réactivité, son courage et sa souplesse pédagogique pour adapter son enseignement à l’évènement.

Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?

J’aime beaucoup le personnage de Dale Cooper dans la série Twin Peaks de David Lynch. J’aime aussi beaucoup Floarea Codrilor dans Présentation des Haïdoucs de Panaït Istrati. Lorsque je terminais la rédaction de ma thèse, j’ai relu de la littérature jeunesse pour détendre mon esprit et me suis replongée dans Les Royaumes du Nord. Je suis toujours aussi touchée par le duo Lyra Parle d’Or et Pantalemon.

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

Plus qu’un droit favori — parce qu’il n’y a pas à choisir entre l’égalité, la solidarité ou la liberté — j’ai une préférence pour les appellations. Aujourd’hui, je préfère le terme droit et libertés fondamentales qui permet de les définir par leur essentialité, posant la question de leur inderrogeabilité tout à fait nécessaire dans un contexte politique qui laisse planer le doute sur l’importance de l’État de droit. Aussi, le terme droit et libertés fondamentales est plus inclusif et évolutif que celui de droits de l’homme qui nous renvoie à une époque où les femmes n’ont pas les mêmes droits que les hommes et où on ne réfléchit ni aux droits des groupes, ni des entités non-humaines ou encore des relations entretenues entre les différents sujets de droit.

 

Auteur :MBC


  • Rédaction

    Directeur de la publication-Président : Ketty de Falco

    Directrice des éditions : 
    Caroline Sordet
    N° CPPAP : 0122 W 91226

    Rédacteur en chef :
    Maëlle Harscouët de Keravel

    Rédacteur en chef adjoint :
    Elisabeth Autier

    Chefs de rubriques :

    Le Billet : 
    Elisabeth Autier

    Droit privé : 
    Sabrina Lavric, Maëlle Harscouët de Keravel, Merryl Hervieu, Caroline Lacroix, Chantal Mathieu

    Droit public :
    Christelle de Gaudemont

    Focus sur ... : 
    Marina Brillié-Champaux

    Le Saviez-vous  :
    Sylvia Fernandes

    Illustrations : utilisation de la banque d'images Getty images.

    Nous écrire :
    actu-etudiant@dalloz.fr