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Travail, crise et mondialisation
Pour comprendre la crise sociale et politique actuelle autour des récentes lois sur le travail, Dalloz Actu Étudiant a souhaité interroger Alain Beitone, agrégé de sciences sociales, professeur honoraire au lycée Thiers à Marseille (classes préparatoires), coauteur du Précis Dalloz Histoire des faits économiques et sociaux avec Philippe Gilles, professeur à l’Université de Toulon, doyen honoraire de la Faculté des sciences économiques et de gestion et Maurice Parodi, professeur émérite de l’Université de la Méditerranée.
En quoi peut-on parler d’une institutionnalisation du travail au XIXe siècle ?
À la veille et au tout début de la Révolution industrielle le contrat de travail est considéré comme un contrat de droit privé ordinaire entre deux cocontractants considérés comme égaux. C’est donc une relation interindividuelle. Progressivement les choses évoluent sous l’effet des luttes ouvrières et aussi sous l’effet de l’action de divers intellectuels. Dès 1776, Adam Smith dénonce le « complot permanent des maîtres » pour faire baisser les salaires et il insiste sur l’asymétrie du rapport de force entre les salariés et les employeurs. Progressivement, dans des conditions variables selon les pays, le contrat de travail va être en partie soustrait à la logique marchande et encastré dans des règles collectives. C’est par exemple la création des « inspecteurs de fabrique » en Grande-Bretagne (dont Marx fait l’éloge), la règlementation du travail des enfants et des femmes, la reconnaissance du droit de grève (1864 en France), du droit syndical (loi Waldeck-Rousseau de 1884), etc. La loi sur les accidents du travail en France en 1898 constitue une reconnaissance du risque inhérent au travail salarié (et en particulier industriel). En Allemagne, la mise en place d’un régime d’assurances sociales sous l’impulsion du Chancelier Bismarck (1883-1889) est emblématique de ce mouvement d’institutionnalisation.
Qu’est-ce que « le grand retournement » évoqué par Alain Supiot ?
Pour Alain Supiot, éminent spécialiste de droit du travail, le « grand retournement » correspond aux années 1980 et se caractérise par l'interruption du mouvement d’institutionnalisation et un mouvement d’individualisation du rapport salarial, voire de remise en cause du statut salarial. Alain Supiot considère que ce « grand retournement » résulte à la fois de la forte résurgence de la pensée économique libérale (il parle d’une logique du « marché total »), d’une contre révolution conservatrice qui conduit à critiquer les solidarités collectives et met en avant le refus de « l’assistanat » et enfin de la chute du système soviétique auquel succède une logique marchande non régulée et sans tradition de solidarité et de protection sociale. On assiste alors à une précarisation du travail (CDD, interim, temps partiel involontaire, etc.) et à une remise en cause de l’État social là où il était le plus développé. Les manifestations principales de toutes ces évolutions sont le creusement des inégalités de revenus et de patrimoine et la montée de la pauvreté (en particulier dans les pays industrialisés).
Quels sont les effets de la mondialisation sur les travailleurs ?
La mondialisation crée indiscutablement des opportunités : le niveau de vie moyen a progressé dans les pays émergents, le développement du commerce mondial permet de dégager un gain à l’échange. Cependant si on laisse jouer le marché sans régulation étatique ces opportunités de la mondialisation sont réparties de façon très inégale. On le voit dans les pays émergents où se développe une classe de très riches et dans une certaine mesure une classe moyenne, mais où une partie de la population est paupérisée et précarisée (on peut penser à l’effondrement de l’immeuble du Rana Plaza au Bangladesh dans lequel travaillaient des sous-traitants des multinationales de l’habillement).
La mondialisation produit donc des gagnants et des perdants et seule l’intervention des pouvoirs publics peut imposer des règlementations, lutter contre le dumping social et procéder à des opérations de redistribution. Dans les pays développés, il semble bien que les salariés les moins qualifiés sont victimes de la mondialisation car ils sont concurrencés par la main-d’œuvre des pays à bas salaire et à protection sociale faible ou nulle. Cela pose le problème de la gouvernance mondiale. L’Organisation Internationale du Travail a publié plusieurs études sur les rapports entre mondialisation et justice sociale.
Quel avenir souhaitez-vous au travail ?
Il faut, en premier lieu préciser que la thèse de la « fin du travail » me semble erronée. Ce qui peut être modifié ce sont les conditions sociales et institutionnelles dans lesquelles le travail est organisé, mais le travail lui-même reste un élément essentiel de l’intégration sociale et de la réalisation individuelle. Il suffit de constater que le droit au travail continue d’être revendiqué par les femmes, les jeunes, les personnes handicapées, les chômeurs, etc.
Si je dois exprimer un souhait, c’est la nécessité de refermer la période ouverte par le grand retournement. Il faut revenir à plus de garanties collectives et plus de solidarité, ce qui n’est pas contradictoire avec l’efficacité économique si on se montre imaginatif sur l’organisation du travail.
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? Ou le pire ?
J’ai beaucoup de bons souvenirs en ce qui concerne le contenu de ma formation. En particulier les cours d’épistémologie et d’histoire de la pensée économique qui jouaient un rôle important dans la formation des étudiants lorsque j’étudiais à la faculté des sciences économiques d’Aix. Et aussi bien sûr le cours d’histoire des faits économiques de celui dont je suis devenu le coauteur, Maurice Parodi.
Quel est votre héros de fiction préféré ?
Gavroche dans Les Misérables de Victor Hugo.
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ». (Déclaration de 1789, art. 11).
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