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Le billet
100 ans de servitudes (d’urbanisme)
J’espère que les mânes de Gabriel Garcia Marquez me pardonneront le pastiche du titre de son maître livre pour traiter d’un sujet fort éloigné de ses préoccupations, la célébration du centenaire d’une question qui taraude les juristes et les propriétaires : les restrictions de constructibilité imposées au nom de l’urbanisme doivent elles ou non être indemnisées.
Il y a quelques jours, je procédais à une revue de la jurisprudence récente en matière d’urbanisme et tombais sous mes yeux un arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Nantes à propos du plan local d’urbanisme de la Commune de la Bernerie en Retz (9 févr. 2024, n° 22NT00508), arrêt qui annulait une « servitude temporaire d’inconstructibilité » dont l’article L. 151-41 du Code de l’urbanisme prévoit le principe.
Je ne suis pas certain que d’autres que les juristes, et encore, au sein de cette corporation, la petite fraction qui s’intéresse à l’urbanisme, et au sein de cette petite fraction, l’infime minorité qui a un intérêt pour l’histoire de cette discipline, goûteront le petit choc intellectuel que ces mots « servitude » « inconstructibilité » « La Bernerie » et la date « 2024 » ont provoqué en moi.
Laissez-moi donc essayer de vous faire partager les causes de mon émoi.
La Commune de la Bernerie-en-Retz, riante bourgade de la côte atlantique, voisine de Pornic, qui n’a jamais dépassé les 3 500 habitants est en en effet une vieille connaissance. Il y a tout juste un siècle, en 1924, alors qu’elle n’avait pas encore ajouté à son nom le suffixe « En-Retz », c’est à propos de son premier plan d’urbanisme que le Conseil d’État rendit un avis demeuré fameux, un avis qui, disons-le schématiquement à ce stade, semblait imposer l’indemnisation des servitudes d’inconstructibilité contenues dans un document d’urbanisme.
Vous comprenez alors mieux, chères lectrices et chers lecteurs, pourquoi j’ai été frappé par cet arrêt de la Cour de Nantes qui semble célébrer, par la voie contentieuse, l’anniversaire jubilaire de ce mythique avis. Mythique, c’est le mot le plus exact car, pendant près d’un siècle il y a été fait référence sans que son texte exact ne soit jamais cité, et de surcroît il est toujours cité comme datant du « 18 décembre 1924 », y compris chez les meilleurs auteurs et par les meilleurs éditeurs, alors qu’il date du 18 novembre 1924, comme l’atteste le dossier de l’affaire aux Archives Nationales (AN AL/3601, dossier n° 187232).
Justement, en ouvrant ce dossier, profitons-en pour en rétablir ici le texte complet (rassurez-vous il est bref) :
« La Section de l’Intérieur, de l’Instruction publique et des Beaux-arts, tout en adoptant un projet de décret déclarant d’utilité publique les travaux à entreprendre pour la réalisation du projet d’aménagement de la Commune de La Bernerie (Loire Inférieure), croit devoir présenter en ce qui concerne l’établissement des servitudes esthétiques prévues au programme annexé à ce plan l’observation suivante :
Etant donné le silence de la loi du 14 mars 1919 sur la question de savoir si l’établissement de ces servitudes est subordonné au paiement d’une indemnité au profit des propriétaires qui doivent en être grevés, cette question ne peut être tranchée que par application du principe général que tout acte de la puissance publique peut ouvrir droit à réparation au profit des particuliers qui sont lésés, lorsqu’il résulte pour eux de cet acte un dommage direct matériel et certain.
Il y aurait dès lors lieu de mettre les municipalités, profitant de l’établissement de leur plan d’aménagement pour imposer des servitudes aux propriétaires, en garde contre les conséquences financières qu’elles encourent du fait de l’établissement de servitudes exagérées ».
Fatalité de la mythologie confrontée au réel : Jupiter n’est plus qu’un vieillard libidineux, Icare n’a sans doute jamais réussi à décoller avec ses ailes collées à la cire et l’avis de 1924 ne pose aucun principe de l’indemnisation des servitudes d’urbanisme. Car, comme vous l’aurez constaté à sa lecture, il n’emploie pas le mot « d’urbanisme », mais seulement celui de « servitudes esthétiques », il évoque l’indemnisation des dommages « directs matériels et certains » parce qu’il est en présence d’un programme « de travaux (publics) à entreprendre ». En réalité, cet avis n’est qu’un prolongement de la vieille jurisprudence du xixe siècle (et même des siècles antérieurs), en matière de « plans d’alignement » visant à la création et à l’élargissement des routes royales puis nationales en permettant d’empiéter sur les terrains non bâtis qui les bordent, voire d’abattre les immeubles situés dans leur périmètre, ce qui cause indéniablement aux propriétaires des dommages indemnisables.
Assez étrangement, la construction de ce mythe a totalement conduit à passer sous silence un second avis du Conseil d’État de 1931, cette fois-ci rendu dans sa formation la plus solennelle et rendu à propos d’une « servitude d’inconstructibilité » contenue dans le plan d’urbanisme de la Ville de Nice. Ici le Conseil se prononce ainsi :
« En présence d’une telle charge imposée à la propriété privée, se poserait la question de savoir si l’établissement de servitudes de cette nature n’ouvre pas en faveur des propriétaires un droit à indemnité. Dans le silence de la loi des 14 mars 1919 et 19 juillet 1924, et à défaut de toute décision de justice en cette matière, le Conseil d’État demande au Ministre de l’intérieur d’attirer l’attention du conseil municipal sur les conséquences financières que serait éventuellement susceptibles d’entraîner pour le budget de Nice le maintien du caractère d’espaces libres, avec interdiction de construire, pour les terrains envisagés ».
Si cet avis est passé sous silence, c’est sans doute parce que sa forme interrogative montre qu’il n’y a pas de principe mais tout au plus la « possibilité d’un principe » et l’absence de renvoi à l’avis de 1924 montre que celui-ci n’a pas la portée « principale » qui lui est prêtée.
Quelques années plus tard, encore, Pierre Laroque, signataire sous les initiales transparentes « P.L. » du commentaire au Sirey (S. 1935.III.9) de l’arrêt Lainé par lequel le Conseil d’État, cette fois statuant au contentieux, admet pour la première fois la légalité de la création de zones dans un plan d’urbanisme et de restrictions corrélatives de la constructibilité, conclut son commentaire par cette notation :
« La seule question en suspens, pour ces servitudes comme pour toutes celles que prévoient les lois de 1919-1924, est celle du droit éventuel à indemnité des propriétaires auxquels l’établissement de ces servitudes cause un préjudice. C’est une question considérable, et je ne crois pas utile de l’aborder parce qu’elle ne se pose pas aujourd’hui ».
Sous la plume de celui qui fut le rapporteur de cet arrêt, cette notation prouve qu’en 1934-1935, il n’a toujours pas été posé de principe d’indemnisation des servitudes d’urbanisme même si son caractère interrogatif montre qu’une bascule de la jurisprudence en ce sens est possible.
Mais la jurisprudence n’aura pas le temps de prendre parti. Un décret-loi de 25 juillet 1935 , pour ce qui concerne la région parisienne, puis l’article 80 de la loi d’urbanisme du 15 juin 1943 pour l’ensemble du territoire poseront que :
« n’ouvrent droit à aucune indemnité (…) les servitudes institués par application de la présente loi en matière de voirie, d’hygiène et d’esthétique ou pour d’autres objets et concernant notamment l’utilisation du sol, la hauteur des constructions, la proportion des surfaces bâties et non bâties dans chaque propriété, l’interdiction de construire dans certaines zones et en bordure de certaines voies, la répartition des immeubles en diverses zones. Toutefois, une indemnité est due s’il résulte de ces servitudes une modification dans l’état antérieur des lieux déterminant un dommage direct, matériel et certain… ».
Ces dispositions ont souvent été analysées comme remettant en cause ce mythique principe d’indemnisation des servitudes d’urbanisme et instituant le principe opposé de « non-indemnisation desdites servitudes ». Cependant, comme sa lecture vous a permis de la comprendre, chères lectrices et chers lecteurs, loin d’avoir inversé un principe qui n’existait pas, il a en réalité éclairé la portée de l’avis de 1924 en explicitant le fait que les « dommages matériels directs et certains » sont ceux qui résultent de la modification de « ‘l’état antérieur de lieux » c’est-à-dire des cas, très circonscrits, où un tel plan prévoit un programme de travaux, comme jadis les plans d’alignement, portant atteinte aux propriétés privées.
Bref, nous avons vécu durant un siècle sur le mythe du paradis perdu (au moins pour les propriétaires) d’un principe de « l’indemnisation des servitudes d’urbanisme » qui n’a jamais existé en droit français.
Arrivés à ce stade, les plus résistants de l’infime fraction des juristes s’intéressant à l’histoire du droit de l’urbanisme qui auront poursuivi la lecture de ce texte se demanderont sans doute « mais pourquoi ce mythe ; qui est à son origine ? ». Déjà pasticheur de Garcia Marquez, il me faut me risquer à me muer, pour conclure, en médiocre épigone de Paul Veyne ou Jean Pierre Vernant. Un indice : c’est de manière récurrente dans les articles de Georges Liet-Veaux, rude contempteur du « principe de non indemnisation », de la fin des années 1960 qu’apparaît la référence à cet avis avec sa date erronée (v. par ex. J.Cl. adm. Fasc 445-2 (version initiale) ou « Les empiètements de l’État sur la propriété privée », Revue d’Economie et de droit immobilier 1970, n° 42, p. 2041). C’est donc sans doute lui qui en est la source immédiate. Mais un mythe ne connait de popularité et ne se répand que s’il entre en résonnance avec des questionnements ou des préoccupations plus générales. Or, ici il est frappant de constater que c’est peu après la création des « plans d’occupation des sols » en 1967, qui renforçaient les contraintes d’urbanisme, et de leur montée en puissance dans les années 1970 et 1980, que les références à cet avis de 1924 se multiplient, jusqu’à constituer un des arguments principaux donnés par Ronny Abraham dans ses conclusions sur l’arrêt Bitouzet de 1998, articulant ces restrictions du droit de propriété avec le droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Ainsi, c’est sans doute parce que le « principe de non-indemnisation », outre sa douteuse conception sous l’État Français en 1943, s’est densifié et a pris de l’ampleur que s’est construit le mythe d’un principe antérieur et fondateur, celui de la « non-indemnisation » des servitudes d’urbanisme.
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