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A Anticor et à cris
Le jugement par lequel le tribunal administratif de Paris a annulé l’agrément permettant à l’association Anticor de se constituer partie civile dans des affaires de corruption a suscité des critiques virulentes : « atteinte grave à la démocratie », « contexte de recul inouï des libertés publiques ». Plus qu’une crise de la démocratie, c’est sans doute d’une crise de « l’anti-corruption » qu’il faut parler.
En lisant la presse cette semaine, j’ai été très frappé par ce qui m’est apparu comme une critique d’une violence peu habituelle contre la justice administrative : l’association Anticor n’a pas hésité à écrire que l’annulation de l’agrément lui permettant de se constituer partie civile dans les affaires de corruption « constitu(ait) une atteinte grave à la démocratie ainsi qu’aux libertés associatives ». Et dans son style flamboyant habituel, Paul Cassia, dans une tribune publiée par le journal Le Monde déclarait de son côté « l’annulation de l’agrément d’Anticor intervient dans un contexte de recul inouï des libertés publiques, pour lequel l’expression souvent employée de « dérive illibérale » ne rend pas compte de la réalité des choses, tant il apparaît que ce mouvement régressif n’est pas subi, mais délibérément organisé par l’exécutif touche après touche ». Flamboyant mais prudent car Paul Cassia parle de « contexte » et évite de s’en prendre directement au jugement, mais cela n’enlève rien à la violence de la critique.
Jusqu’alors, je ne m’étais intéressé que d’assez loin à cette affaire d’agrément, mais il m’a semblé que cette virulence justifie que l’on y regarde d’un peu plus près.
Dans un premier temps, j’envisageais de procéder, dans ce billet, à une évaluation juridique de ce jugement pour savoir si, vraiment, on pouvait lui imputer les critiques que je viens de rappeler. Cet exercice est cependant inutile car Eric Landot, dans son blog a procédé à cette analyse d’une manière remarquablement pédagogique, analyse à laquelle il n’y a rien à ajouter et dont la conclusion est parfaitement claire « le TA de Paris ne pouvait guère aboutir à d’autre décision que celle (d’annuler l’agrément) ».
Mais, comme l’esquisse Eric Landot, et comme l’a évoqué Raphaël Morel dans une autre tribune, ce serait le mécanisme de l’agrément des associations anti-corruption qui poserait problème. Je ne suis pas pleinement en accord avec leurs analyses et je pense qu’il faut poser une question plus générale sur le fonctionnement des associations qui se donnent pour objet la lutte contre la corruption. Et il me semble que de ce point de vue ce qui s’est joué ces dernières années à propos de l’association Anticor est très révélateur de ces problèmes.
Revenons donc à cette affaire d’agrément un instant car elle constitue une bonne porte d’entrée pour ces réflexions.
Depuis une loi de 2013 et sur la base d’un décret de 2014, une association ayant pour objet la lutte contre la corruption peut être agréée par l’Etat pour exercer les droits de la partie civile (c’est-à-dire pour déposer des plaintes qui ne seront pas classées du seul fait que le parquet n’est pas favorable à l’engagement de poursuites). C’est un enjeu très important comme le montre le fait que dans les affaires relatives au secrétaire général de l’Elysée, Alexis Kohler, la plainte avec constitution de partie civile déposée par Anticor a conduit à la saisine d’un juge d’instruction puis à la mise en examen de l’intéressé alors que le parquet national financier avait classé sans suite une première plainte.
Pour bénéficier d’un tel agrément il faut pouvoir attester d’une continuité de fonctionnement de 5 ans, d’une réelle représentativité, mais aussi « du caractère désintéressé et indépendant des activités apprécié notamment eu égard à la provenance de ses ressources » ainsi que « d’un fonctionnement régulier et conforme à ses statuts présentant des garanties permettant l’information de ses membres et leur participation effective à sa gestion ».
Ces critères sont parfaitement logiques car rien n’est plus facile pour une association aux troubles desseins que de se donner comme objet la « transparence » et la « lutte contre la corruption ou l’impunité ». Ainsi, une des ONG impliquée dans le « Qatargate » s’appelle ni plus ni moins Fight impunity…
Or, dans le cas d’Anticor, le jugement constate « une absence de transparence sur les dons conséquents réalisés par une personne physique à l’association » et que les organes de l’association ne permettaient pas une information adéquate des membres de l’association sur ces dons. Le Tribunal en déduit que même si l’association s’était engagée à remédier à ce problème pour l’avenir, l’administration ne pouvait pas délivrer l’agrément car elle devait apprécier la situation au moment où elle prenait sa décision. Je ne reviens pas, là encore, sur la rectitude juridique du jugement, Eric Landot l’a très bien exposée.
Mais voilà où se situe le problème : à mon sens moins du côté de l’administration que du côté de l’association, et encore pas de l’association prise individuellement, il ne s’agit pas de faire le procès d’Anticor : c’est la faiblesse de l’organisation associative de lutte contre la corruption qui pose ici question.
Si l’on examine les rapports financiers qu’Anticor présente sur son site, on constate qu’à l’époque de la demande d’agrément, l’association fonctionnait avec deux permanents, l’essentiel de la charge de travail reposant sur des bénévoles et que les produits de l’association à 360.000 euros, provenant pour 150.000 euros des cotisations et 200.000 euros des dons de personnes physiques (car l’association refuse les dons de personnes morales).
Les autres associations agréées, Sherpa et Transparency international France sont dans des situations un peu meilleures : un budget de 850.000 € pour la première et 600.000 € pour la seconde, en 2020-2021. Le constat qui peut donc être fait tient à ce que ces entités ont une structure financière et humaine très légère qui contraste avec l’importance de leur activité : des affaires relatives aux biens mal acquis, jusqu’à la mise à jour d’affaires de corruption en France, il n’est pas une semaine sans que le nom de l’une ou l’autre de ces organisations ne soit cité dans les médias. Il est donc fatal que la tension entre l’importance des enjeux et la faiblesse des moyens génère des crises de gouvernance dans ces associations. Symptomatiquement, comment Anticor pouvait-elle refuser un don de 60.000 euros, celui qui est à l’origine de ses problèmes actuels compte tenu de la part considérable de financement qu’il constituait ?
Ainsi, il me semble que loin d’un débat sur la démocratie, c’est d’abord d’une réflexion sur le mouvement associatif et son financement dont nous avons besoin ici. Et je ne pense pas qu’il faille le chercher, comme on en a trop souvent l’habitude en France, du côté des financements publics. Certes les collectivités publiques peuvent contribuer par des subventions à ce financement, mais c’est sans doute du côté des financements privés qu’il faut regarder. Il peut s’agir de subventions mais il faut sans doute aussi penser à des prestations de service, notamment dans le domaine de la formation mais peut-être même aussi celui du conseil.
Les associations qui luttent contre la corruption risquent-elles d’y perdre leur âme, ou, pour parler moins religieusement, de voir leur indépendance affectée ? C’est un risque indéniable mais il n’est pas plus élevé que celui qui consiste à accepter des dons importants et discutés, sinon discutables, comme dans la situation actuelle et des règles de gouvernance adaptées permettent de s’en prémunir ou au moins de le limiter.
Et faut-il également, au-delà de ces enjeux de financement, réformer le système de l’agrément. Dans sa tribune précitée, Raphaël Morel considère que l’exécutif se trouve confronté à des situations de conflits d’intérêts dans la mesure où ces associations sont fatalement conduites à contester le pouvoir en place. Il préconise de ce fait la modification de la loi pour confier ce pouvoir à une autorité indépendante, en l’occurrence la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).
Je ne crois pas qu’il y ait besoin d’aller aussi loin : le droit administratif français est plein de ressources procédurales, et en particulier il permet à l’autorité administrative de recueillir des avis même si cela n’est pas prévu par les textes. Il serait donc parfaitement loisible au Ministre, qui doit prendre la décision, de consulter une institution administrative. Ici, plus que la HATVP, il me semble qu’un avis de l’Agence française anticorruption serait particulièrement pertinent et le ministre disposerait ainsi d’une base solide et impartiale sur laquelle il pourrait s’appuyer pour prendre sa décision.
En tous les cas, il me semble que plutôt que de brandir la bannière de la démocratie ou la menace de « l’illibéralisme » comme on a trop souvent tendance à le faire, mieux vaut réfléchir à des solutions concrètes et effectives. Le débat public et la lutte contre la corruption ne s’en porteront que mieux.
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