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Le billet
À quoi pourrait ressembler le « frontisme municipal » ?
Les résultats des élections municipales qui permettront aux élus du Front National de gérer plus d'une dizaine de communes de taille importante ont été présentés par ce parti comme un moyen de montrer à la fois qu'une gestion de rupture avec celle des partis installés serait possible et simultanément que cette gestion serait de bonne qualité, attestant qu'il est devenu un possible parti de gouvernement.
En usant des ressources de l'histoire administrative et du droit contemporain des collectivités locales, il est possible d'essayer de dessiner à quels enjeux et à quels problèmes pourrait être confronté ce « frontisme municipal ».
On observera tout d'abord que l’expression de « frontisme municipal » renvoie évidemment à celle de « socialisme municipal » qui désigne le mouvement qui s'est engagé à partir des premières élections municipales au suffrage universel en 1888 et conduisant à l'arrivée à la tête des communes de majorité en tout ou partie socialiste (Roubaix, Roanne, Saint-Étienne, Toulouse…). Ces communes ont alors servi de « laboratoires » à de nouvelles politiques publiques interventionnistes, rompant avec le libéralisme ambiant.
Cette première comparaison historique permet de montrer à quelles difficultés les nouvelles municipalités Front National vont se trouver confrontées : le contrôle de l'État, la réticence des élites installées, la difficulté à maintenir une ligne unique ; les conflits de personnes ont largement miné les débuts du socialisme municipal et les élections suivantes marqueront souvent la remise en cause des équipes initiales, même dans le cas où la majorité politique sera conservée. Et il est très vraisemblable qu'à un peu plus d'un siècle de distance, ces phénomènes se retrouveront aujourd’hui. Les municipalités frontistes vont en effet être confrontées à une série de facteurs qui vont rendre leur tâche singulièrement ardue.
■ La commune dans son environnement institutionnel
Si les succès municipaux du Front National sont indéniables, ils restent insuffisants pour leur permettre de faire évoluer en leur faveur le reste de l'environnement institutionnel local : intercommunalités, conseils généraux et conseils régionaux ne sont pas atteints par cette évolution.
Il en résulte que dans les très fortes relations interinstitutionnelles existant entre les différents niveaux de collectivités, les municipalités frontistes devront transiger et parvenir à des accords pour faire avancer leurs projets. À défaut, les crédits d'équipements, les mutualisations de service se feront sans elles et les coûts induits par cet isolement seront très importants.
À cet égard les relations avec les intercommunalités, dont elles font partie, seront à observer avec une particulière acuité : à l'heure où les principaux services publics sont devenus intercommunaux, l'opposition systématique d'une commune à une politique intercommunale est de toute évidence vouée à l'échec, son seul effet étant sans doute de risquer de créer un climat délétère. Et la commune ne dispose, en outre, plus de leviers pour mener à bien des « projets de rupture » par rapport à ces grands services publics.
Dans un domaine symbolique, celui de l'action culturelle, la fréquente intercommunalisation des institutions culturelles rendra ainsi difficiles la mise en œuvre de politiques culturelles strictement municipales qui jouent pourtant un rôle majeur dans la construction de l'identité politique frontiste.
■ Les enjeux budgétaires et financiers
Dans le contexte actuel de restriction des dotations de l'État et d'intercommunalisation croissante des ressources locales, là encore les municipalités frontistes vont se trouver confrontées à de grandes difficultés : elles disposeront de marges de manœuvre limitées pour lancer des projets (on pense par exemple au développement des polices municipales) et ne pourront jouer de cartes qui leur soient propres que par la réduction de crédits ou la suppression d'institutions.
De toute évidence c'est en jouant sur ce levier des « économies » que les municipalités frontistes essayeront de construire leur singularité. Mais ce sera très largement une action de communication politique car dans des communes en difficulté les budgets ont déjà été sévèrement restreints et les économies seront difficiles à trouver.
■ Comment faire émerger un « management frontiste »
Un autre obstacle important viendra de la difficulté à recruter un management administratif qui acceptera de coopérer avec le Front National. En effet, pour un fonctionnaire territorial, accepter de travailler dans une ville détenue par ce parti est un pari risqué : le champ des employeurs ultérieurs sera fort réduit et les perspectives d'une carrière bloquée seront très sérieuses. Il sera donc difficile au Front National d'obtenir le concours de fonctionnaires expérimentés et compétents et on risque donc de voir émerger des gestions soutenues par les échelons nationaux du Front pour pallier les insuffisances locales, voire, comme ce fut le cas à Vitrolles, déléguées à des cabinets privés.
Une difficulté d'une autre nature se révélera également pour les agents des échelons inférieurs d'encadrement et pour les agents d'exécution : on sait, en effet, que les vingt dernières années on fait apparaître dans le champ du droit de la fonction publique les problématiques de souffrance au travail et de harcèlement. Or il est évident qu'une rupture des logiques de management et les tensions qui en résulteront feront émerger de telles problématiques. Il en résulte que pour éviter de tels conflits, les municipalités Front National seront sans doute conduites à adopter des modes de gestion paternalistes et prudentes des ressources humaines, en minimisant les bouleversements, ce qui ira à l'encontre des volontés de rupture affichées.
■ Les contraintes juridiques
Enfin, dans le cadre des projets qu'elles envisageront, les municipalités frontistes seront encore confrontées à des contraintes juridiques fortes qui les obligeront à adopter des solutions en rupture avec les choix idéologiques du parti. On songe ici évidemment à la problématique dite de la « préférence nationale » qui ne pourra évidemment pas être mise en œuvre, car elle est contraire au principe d'égalité devant la loi. De surcroît, à la différence de ce qui s'est produit au cours des premières expériences de municipalités frontistes dans les années 1990, le renforcement des modes de contrôles juridictionnels, et tout particulièrement des référés administratifs, permettront aux opposants de lutter efficacement contre de telles dérives.
■ Conclusion
Au total, on le voit l'ampleur des contraintes, auxquelles seront confrontées les municipalités frontistes, est considérable. On peut même penser qu'elles sont pratiquement insurmontables pour tenter de mener des politiques de rupture.
Le choix le plus cohérent pour le Front National serait alors, tout en menant une communication politique active sur des actions symboliques, de mener finalement des politiques de gestion prudentes et conservatrices loin des perspectives de « frontisme municipal » évoquées en commençant.
Il en résultera alors un paradoxe qui pourrait aussi être un piège politique pour le Front National : s'il devient un parti de gestion comme les autres, pleinement intégré dans les réseaux institutionnels locaux, il perdra évidemment un de ses arguments électoraux les plus porteurs, celui précisément d'être un parti antisystème. Et il n'est pas certain que les électeurs, constatant que finalement rien n'a changé, continueront de lui porter leurs suffrages. Ce sont d'ailleurs là des écueils classiques auxquels se trouvent confrontés les partis extrémistes qui arrivent au pouvoir localement : l'échec de leurs politiques de rupture qui sont insoutenables, politiquement économiquement et juridiquement, ou la normalisation et l'entrée dans le jeu institutionnel ordinaire qui les prive de leur originalité et de leurs arguments essentiels.
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