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Le billet
Brève méditation sur l'actualité des rapports du droit, de la politique et de la religion, à l'occasion de la rentrée universitaire
L'actualité juridique colorée de droit public se présente d'une manière particulièrement riche en cette rentrée. Évaluation du dispositif de la question prioritaire de constitutionnalité, circulaires sur l'évacuation des campements illégaux de Roms, il y aura naturellement lieu de revenir, au cours des prochaines semaines sur ces questions délicates, sensibles, et dont les enjeux méritent qu'on s'attache à prendre de la distance.
Mais je voudrais cette semaine débuter cette série de chroniques par un sujet, également délicat, mais qui tient plus du discours sur le droit, que du droit lui-même.
Comme le savent les étudiants qui lisent ces pages, il s'est élevé une vive contestation internationale sur la décision prise par une instance judiciaire iranienne de condamner à la lapidation une femme jugée pour s'être « rendue coupable » d'un adultère.
Parmi ces réactions, il en est une qui a retenue mon attention, c'est celle du recteur de la mosquée d'Évry, Khalil Merroun, qui a lancé un appel aux mollahs pour « qu'ils reviennent sur leur décision ».
Si l'on s'arrête à cette étape de la dépêche fournie par les journaux, on peut éprouver un sentiment de satisfaction face à cette réaction de l'Islam de France qui remet en cause un traitement inhumain qu'aucun système judiciaire contemporain ne devrait pouvoir décider.
Mais la dépêche ne s'arrête pas là. Elle continue ainsi : « selon lui, le constat des faits reprochés n'est pas conforme à la jurisprudence de la Charia. Plusieurs éléments doivent être réunis “pour constater l'adultère” : « que quatre témoins oculaires dignes de confiance constatent l'acte de “la plume dans l'encrier”», qu'ils aient essayé de passer «un fil entre les deux corps» et «que l'accusée plaide coupable» (...) «Si elle ne plaide pas coupable, elle est présumée innocente. Cette présomption d'innocence est capitale. Est-ce que les mollahs qui l'ont jugée sont des témoins oculaires ?», a interrogé le recteur de la mosquée ... » (http://www.leparisien.fr/essonne-91/iran-le-recteur-de-la-mosquee-d-evry-soutient-sakineh-09-09-2010-1061299.php).
Poursuivie jusqu'à ce stade, cette lecture s'avère soudainement moins réjouissante.
On passera sur un style journalistique très relâché au point que l'information est difficilement compréhensible, mais il en ressort à tout le moins que si le recteur de la mosquée d'Évry soutient la condamnée, c'est non parce qu'il conteste le principe de la lapidation, mais parce qu'il considère qu'au cas précis les conditions pour la prononcer n'étaient pas remplies.
À ce stade, le sang de toute personne qui considère les droits de l'homme comme un acquis essentiel se doit de ne faire qu'un tour : c'est évidemment le principe qui est intolérable, et non la procédure qui est irrégulière. Et je confesse avoir, à la lecture de ce texte, avoir éprouvé vivement ce sentiment.
Et pourtant, je voudrais ici livrer une réflexion plus nuancée. Qu'on s'entende bien, elle ne remet pas en cause le caractère absolument intolérable de cette situation. Mais elle invite à approfondir la manière dont le droit peut s'opposer à une situation, religieuse ou politique, produite par un État qui refuse de respecter, en fait ou en droit, les exigences des droits de l'homme.
Il existe évidemment une contestation externe. Elle remet en cause les fondements même de cet État. C'est celle qui se manifeste par exemple dans la pétition qui a circulé ces derniers jours. Elle nous paraît pleinement évidente et naturelle, car nous sommes en dehors de tout le système, non seulement de valeurs, mais de logiques, de traditions, d'intérêts, d'enjeux, au centre desquels elle se place.
Mais il ne faut pas oublier qu'il existe toujours, face à de telles situations, une possible contestation interne. Celle-là ne remet pas en cause le système, mais elle vise à en durcir les limites, à « le faire fonctionner », pour en montrer les contradictions. Cette critique est beaucoup plus facile à pratiquer, et sans doute plus efficiente, lorsque l'on est partie prenante de ces enjeux et tensions que j'évoquais il y a un instant. C'est par exemple celle qu'utilisèrent Voltaire et Linguet pour défendre le chevalier de la Barre : l'essentiel de la contestation portait sur le fait que la peine de mort ne pouvait pas être prononcée pour un fait de blasphème car les ordonnances royales, et notamment l'ordonnance criminelle de 1670, ne le prévoyaient pas.
Cette contestation « interne », visait simultanément à manifester des contradictions « internes » au système de la justice de l'Ancien Régime, et cette affaire, jointe à d'autres, conduisit à la remise en cause du système de la torture et du jugement sans droits de la défense de notre vieille procédure criminelle.
Mais en tirant les leçons du passé, et en les appliquant au présent, il faut alors peut-être faire ce crédit au recteur de la mosquée d'Évry : sa contestation interne a peut-être les mêmes objectifs que ceux des élites françaises des Lumières.
On le voit, les usages politiques du droit sont plus sophistiqués qu'on ne le croit parfois. Je ne conclus en rien, au fond, de l'appréciation à porter sur l'opinion du recteur de la mosquée d'Évry. Mais je dis simplement qu'en cette rentrée juridique, il est bon de reprendre les bonnes habitudes : réfléchir et ne pas se laisser aller à s'exprimer par slogans ou pulsions.
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