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[ 18 janvier 2021 ] Imprimer

Brèves remarques d’un contractualiste sur la fermeture du compte twitter de Donald Trump

La fermeture définitive du compte Twitter de Donald Trump suscite actuellement le débat. En simplifiant, certains saluent une juste décision, quoique tardive, des différents réseaux sociaux concernés, tandis que d’autres critiquent un abus de pouvoir de ces derniers et une atteinte à la liberté d’expression d’autant plus grave qu’elle émanerait d’un opérateur privé.

La critique qui revient le plus souvent est, qu’en fermant un compte, c’est-à-dire en excluant un utilisateur du réseau social, la plateforme se substituerait à un juge. Pire, elle serait juge et partie. D’aucuns fustigent alors la « toute puissance » des « géants du numérique » et appellent à une intervention rapide du législateur. Les différents opérateurs privés sont ainsi sous le feu nourri d’injonctions contradictoires : d’un côté, elles n’en feraient pas assez pour modérer le contenu des messages publiés sur leur plateforme ; de l’autre, elles ne devraient pas avoir la possibilité de juger du contenu desdits messages au regard de la liberté d’expression.

Toujours est-il que si les GAFAM sont puissantes et si cette puissance interpelle nécessairement, il est faux de présenter le pouvoir que possèdent les plateformes d’exclure un utilisateur comme un pouvoir exorbitant du droit commun qu’elles se seraient arrogées en profitant de leur situation monopolistique.

Au regard du droit commun français des contrats, tel qu’il a évolué à la suite de la réforme portée par l’ordonnance du 10 février 2016, la mise en œuvre unilatérale d’une sanction par un contractant à l’encontre de l’autre est, au contraire, devenue la norme. Sans que cela ait suscité un véritable débat, il a en effet été admis qu’un contractant, confronté à l’inexécution des obligations de l’autre partie, pouvait, sans avoir recours à un juge :

-        décider de faire exécuter l’obligation par une autre personne que le débiteur, aux frais de celui-ci (C. civ., art. 1222) ;

-        décider de réduire le prix de la prestation, proportionnellement à l’inexécution (C. civ., art. 1223) ;

-        décider de rompre le contrat lorsque l’inexécution de l’autre partie est « suffisamment grave » (C. civ., art. 1226).

Dans toutes ces hypothèses, la loi autorise donc le créancier de la prestation inexécutée à être juge, alors qu’il est partie. En effet, c’est bien le créancier qui va juger, seul, de la réalité de l’inexécution et de son ampleur afin de choisir la sanction qui lui paraît la plus adéquate. Cette solution serait plus « efficace » et aurait le grand mérite de « désengorger les tribunaux ». En effet, l’initiative du procès reposera, non sur le créancier, mais sur le débiteur accusé d’avoir mal exécuté, débiteur qui devra saisir un juge afin de contester la réalité et/ou l’ampleur de l’inexécution qui lui est reprochée.

En effet, la mise en œuvre d’une sanction se fait aux risques et périls de celui qui l’a décidée, le juge pouvant considérer que cette mise en œuvre n’était pas justifiée.

Le contrôle du juge ne se fait donc plus, a priori, mais a posteriori, l’espoir des pouvoirs publics étant que les saisines a posteriori ne soient pas aussi nombreuses que celles qui auraient dû avoir lieu a priori

Autant dire que, pour désengorger les tribunaux, les pouvoirs publics comptent tout autant sur le sens de la mesure du créancier que sur le découragement du débiteur… Où l’on voit que, derrière la poudre aux yeux des « budgets comme on n’en a jamais vu », l’État a abandonné l’idée de donner les moyens à la Justice de rendre des décisions, en matière civile, dans de courts délais.

En particulier, la consécration de la résolution unilatérale du contrat n’a pas fait débat. D’une part, parce que la jurisprudence, dans des circonstances particulières il est vrai (comportement grave du débiteur), avait, avant la réforme de 2016, d’ores et déjà offert cette possibilité au créancier de la prestation inexécutée. D’autre part, parce que la clause résolutoire, qui offre aux parties, ou à l’une d’elles, la possibilité de rompre le contrat, sans avoir recours à un juge, en cas d’inexécution imputable à l’autre, était devenue une clause de style dans tous les contrats.

Or, même s’il n’en a pas nécessairement conscience, l’utilisateur d’un réseau social conclut, en s’inscrivant au réseau en question, un contrat avec un opérateur privé. Les fameuses conditions générales d’utilisation (CGU), qu’aucun utilisateur n’a jamais lu avant de s’inscrire, compte tenu de leur longueur, ne sont rien d’autre que la substance du contrat d’adhésion qui a été conclu.

Les opérateurs privés ne sont pas évidemment pas totalement libres de rédiger, à leur guise, ce contrat. Celui-ci ne saurait, pas plus que tout autre contrat, déroger aux règles qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs (C. civ., art. 6). Chacun sait que la liberté contractuelle ne peut se déployer que dans l’espace délimité par la loi (C. civ., art. 1102). Mieux, lorsqu’il lie un consommateur et un professionnel, le contrat est soumis au droit de la consommation et à sa législation contre les clauses abusives (C. consom., art. L. 212-1), les associations de consommateurs analysant les modèles de contrats proposés aux consommateurs pour demander aux juges la suppression des clauses qui créent un déséquilibre significatif entre les droits et les obligations des parties (C. consom., art. L. 621-2). Hors de la relation entre consommateurs et professionnels, d’autres textes permettent la suppression des clauses abusives : dans les contrats d’adhésion (indépendamment de la qualité des parties : C. civ., art. 1171) ou entre personnes exerçant des activités de production, de distribution ou de services (C. com., art. L. 442-1).

Toujours est-il que, selon le droit commun français des contrats, un contractant peut résoudre le contrat s’il estime que l’autre partie n’a pas satisfait à ses obligations, soit sur le fondement de la clause résolutoire insérée dans ledit contrat, soit sur le fondement de l’article 1226 du Code civil.

Dans la situation en cause, le droit commun français des contrats offre donc la possibilité à l’opérateur d’un réseau social de résoudre le contrat passé avec un utilisateur s’il estime que ce dernier en ne respectant pas les conditions d’utilisation s’est rendu coupable d’une inexécution « suffisamment grave ».

L’utilisateur pourra alors contester cette décision devant le juge judiciaire qui vérifiera, d’une part, que la stipulation du contrat qui lui est opposée est valable et, d’autre part, qu’il a bel et bien violé ses obligations contractuelles. Si tel n’est pas cas, le juge pourra alors ordonner la reprise de la relation contractuelle et condamner l’opérateur à réparer le préjudice que la résolution illicite aura causé à l’utilisateur.

La question est donc de savoir si ce schéma de fonctionnement, renforcé par l’ordonnance du 10 février 2016, est admissible dans la situation en cause, le réseau social reprochant le plus souvent à l’utilisateur d’avoir excéder les limites de la liberté d’expression. En d’autres termes, le réseau social peut-il, sous couvert du respect des obligations mises à la charge de l’utilisateur par les CGU, décider seul, en première intention, de ce qui est conforme, ou non, à la liberté d’expression ?

La mise en place d’un contrôle judiciaire a priori généralisé serait idéale (V. E. Netter, Après le bannissement de Trump, « make social networks great again »).

Mais elle nécessiterait l’allocation de moyens énormes, compte tenu du nombre d’utilisateurs de ces réseaux. Le danger est que les juges, quoique spécialisés, soient ensevelis sous les demandes des opérateurs privés et que les délais de réponse s’allongent inexorablement.

Imaginer la mise en place d’un contrôle a priori pour certains utilisateurs, en fonction de leur statut ou encore de leur audience, est particulièrement périlleux au regard de l’égalité des citoyens devant la loi. Serait-il admissible que le contrôle judiciaire soit a priori ou a posteriori selon que l’on soit puissant ou non ? Au demeurant, les puissants ne sont-ils pas ceux qui disposent des moyens nécessaires à une action en justice a posteriori ?

Il n’y a donc pas de solution immédiatement évidente et, sur de tels sujets, le législateur ferait bien de ne pas se précipiter à adopter de nouveaux textes.

 

Auteur :Mathias Latina


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