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Le billet
CEDH 9 avr. 2024, Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c/ Suisse : pourquoi tant de pages ?
En citoyen soucieux de l’environnement, qui trie scrupuleusement ses déchets mais fait venir ses colis sur-emballés par Amazon, qui peste contre l’air pollué mais roule en diésel faute de moyens pour une Tesla, qui verse une larme sur les ours polaires mourant de faim à cause du réchauffement en regardant en boucle des vidéos stockées dans des datas centers énergivores, qui soutient L214 mais adore les Mac Nuggets et ne rechigne pas devant une bonne pièce de boucher, qui enfourche courageusement son vélo pour parcourir 3 kilomètres dans Paris mais reproche aux « ruraux » de prendre leur voiture pour se rendre au travail à 35 kilomètres de chez eux, qui dénonce les conditions de travail dans certains pays mais s’achète un t-shirt Zara, un vent d’espoir m’a parcouru en entendant les grands médias relayer trois décisions de la Cour européenne des droits de l’homme du 9 avril 2024 : Carême c/ France (n° 7189/21), Duarte Agostinho c/ Portugal et 32 autres (n° 39371/20), et Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c/ Suisse (n° 53600/20).
Enfin la juridiction européenne allait nous protéger des méfaits des gaz à effet de serre, des polluants éternels, des plastiques, et pas seulement des vilains gouvernants qui attentent à nos libertés d’expression, d’aller et venir, de religion, de penser, d’avoir une vie familiale normale, d’accéder aux soins et à l’aide à la procréation et à mourir, de ne pas être renvoyé vers un pays où l’on sera torturé, etc.
C’est vrai : à quoi sert de s’exprimer, d’aller et venir, de prier, de penser, de chérir femme et enfants, de se soigner, de se reproduire ou de mourir sans souffrances, d’éviter la torture, si c’est pour finir ébouillanté dans un chaudron planétaire (image empruntée aux représentations médiévales de l’enfer, curieusement remise au goût du jour par l’actualité climatique) ? Nous partageons bien entendu l’euphorie liée à la recevabilité des associations de protection de l’environnement ou des victimes de pollutions, à la condamnation de la Suisse à élaborer le bilan carbone comme elle s’y était engagée. Et nous laissons le commentaire plus spécifique aux spécialistes.
À ce stade du billet normalement, le lecteur s’agace : l’auteur n’a jamais écrit une ligne en droit de l’environnement ou en santé environnementale, il évoque une décision historique sans la commenter, mais où veut-il en venir ?
La réponse est : 288 pages, dont une table des matières de six pages.
Commençons par vouer notre admiration aux collègues qui les ont lues en un temps record et ont su les rendre accessibles dans les médias, notamment France Culture. Mais l’administrativiste qui écrit ses lignes a été abreuvé durant des décennies au principe de l’économie des moyens ancré dans la jurisprudence (CE 29 mai 1963, Min. de la Santé publique et de la population c/ Sieur Maurel, nos 54245 et 54373), justifiant parfois des décisions lapidaires d’un Conseil d'État soucieux d’ « économie procédurale ». Donner satisfaction au requérant « sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de la requête », en deux pages… Une concision et une efficacité dont rêvent tous les correcteurs de copies de Licence.
Bien sûr, le principe de l’économie des moyens a évolué (P.-Y. Sagnier, Le juge administratif et l'économie de moyens, LGDJ, 2022). Il n’est en rien obligatoire et le Conseil d'État s’en affranchit notamment lorsqu’il veut faire œuvre pédagogique (Y. Aguila, « Petite typologie des actions climatiques contre l'État », AJDA 2019. 1853), ou lorsque le requérant hiérarchise lui-même ses moyens avant l’expiration du délai de recours contentieux (CE 21 déc. 2018, Soc. Eden, n° 409678). Ce principe est même proscrit par la loi dans certaines branches du contentieux comme celui de l’urbanisme (C. urb., art. L. 600-4-1, même si le Conseil d'État a réduit la portée de ce texte en admettant la pratique du « considérant-balai »).
Mais ce principe est parfois source d’insécurité juridique et peut faire obstacle à l’efficacité de la justice. Il est aussi facteur de frustrations et d’incompréhensions de la part des justiciables. En cela, il prête le flanc aux critiques dénonçant une justice favorable à l’administration et inaccessible aux non-initiés, en somme une discipline – le droit – où l’entre-soi règne. Certains auteurs prônent d’ailleurs l’abandon de ce principe (A. Ciaudo, Droit du contentieux administratif, Dalloz, col. « Sirey Université », 2023, n° 18 et n° 540).
À l’inverse, la culture anglo-saxonne des décisions longuement argumentées semble s’incarner à l’excès inverse dans l’arrêt Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c/ Suisse. « Loin d’être neutre, la motivation des décisions de la Cour européenne entend convaincre », assénaient V. Bruck et M. Larché (« La motivation des décisions de la Cour européenne des droits de l'homme », Annuaire international de justice constitutionnelle, Année 2013, 28-2012, p. 69). Cela justifie donc un discours très structuré, gradué (en fait, puis en droit), l’accumulation des sources et leur hiérarchisation, une rédaction en « mode d’emploi » à destination des autorités nationales, etc., autant d’éléments méthodologiques indispensables car censés asseoir la légitimité d’une juridiction très décriée par ailleurs. Soit.
Est-ce que, pour autant, 288 pages constituent un gage de légitimité et d’accessibilité ? On peut en douter à la manière dont certaines décisions de la Cour sont partagées et déformées à travers les réseaux sociaux en 280 caractères. Même un professeur de droit, certes député européen par ailleurs, s’était lourdement trompé en relayant un arrêt (v. Les Surligneurs, 29 déc. 2018, ici). Gageons que le lecteur le plus assidu des arrêts de la Cour sera désormais ChatGPT, auquel les intéressés auront tout loisir de demander une synthèse.
Références :
■ CEDH 9 avr. 2024, Carême c/ France, 7189/21 : AJDA 2024. 757 ; D. 2024. 729.
■ CEDH 9 avr. 2024, Duarte Agostinho c/ Portugal et 32 autres, n° 39371/20 : D. 2024. 730.
■ CEDH 9 avr. 2024, et Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c/ Suisse, n° 53600/20 : D. 2024. 729, et les obs. ; JA 2024, n° 698, p. 3, édito. B. Clavagnier.
■ CE 29 mai 1963, Min. de la Santé publique et de la population c/ Sieur Maurel, nos 54245 et 54373 A
■ CE 21 déc. 2018, Soc. Eden, n° 409678 : AJDA 2019. 7 ; ibid. 271, chron. Y. Faure et C. Malverti ; AJCT 2019. 154, obs. O. Didriche ; RFDA 2019. 281, concl. S. Roussel ; ibid. 293, note P.-Y. Sagnier.
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