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Le billet

[ 9 décembre 2024 ] Imprimer

Civilisation du récit, promesses et défis !

Fallait-il encore évoquer les malheurs de Sylvain Tesson ? Ses mots accompagnaient l’exposition de photos d’arbres organisée dans une université. Les mots ont été supprimés. Motifs invoqués par l’université : « notre communauté ne comprendrait pas que la faculté puisse être associée à des prises de position qui sont éloignées de ses valeurs »1. Réponse de l’intéressé : « Pour moi, l'université est le lieu du débat. Les écrivains y sont reçus, s'opposent. Parfois même, ils sont lus. Je n'avais rien à faire en vos murs »2. Bravo ! Bravo ! Évoquons plutôt alors le travail de cette université chère à Sylvain Tesson !

La Saint Nicolas, célébrée le 6 décembre, lance le temps des fêtes de fin d’année dont Noël sera un autre moment privilégié avant le Nouvel an ! Des cadeaux y sont attendus ! S’il ne fait aucun doute que les vacances qui accompagnent ces moments joyeux sont l’occasion d’un entracte dans la vie universitaire des étudiants en droit, ils pourraient en profiter pour conserver un lien renouvelé avec leur discipline d’étude ! Au-delà du droit, par le droit, vous nous voyez venir avec nos idées de présents ! Nous en avons deux à suggérer : François Ost et Franz Kafka, lu par des juristes. François Ost fait paraître chez Dalloz un remarquable coffret intitulé Contes de la Rue Soufflot, qui comprend les trois tomes de ces contes parus ces dernières années : Si le droit m’était conté, Nouveaux contes juridiques, et Le Congrès et autres contes. Kafka est mort il y a cent ans, en juin 1924. Pour se souvenir de la richesse de ses œuvres, le séminaire « Droit, libertés et littérature » de l’Université Versailles-Paris-Saclay a organisé sous la direction de Laura El Makki et Nathalie Wolff, une journée d’études réunissant universitaires, traducteurs, éditeurs et praticiens du droit. Les éditions Dalloz en publient les actes sous le titre La justice selon Kafka.

En voilà une drôle d’association : un juriste contemporain, un classique de la littérature mondiale ! Outre l’actualité éditoriale qui l’autorise donc, c’est surtout François Ost lui-même qui l’incite généreusement. En effet, l’épigraphe du premier volume des contes est ainsi formulée : « À ceux et celles, qui, comme L’homme de la campagne de Kafka, se consument devant les portes de la Loi, alors qu’elles sont ouvertes… »3 Et l’auteur du Procès sera une référence régulière tout au long des différents textes !

Pour François Ost, « écrire des contes juridiques, c’est (…), par excellence, faire œuvre de juriste »4. Voilà qui est inattendu ! Lancé par l’ouvrage fondateur dirigé par Marine Ranouil et Nicolas Dissaux, consacré à l’analyse juridique des contes de fées5, le mouvement d’intérêt des juristes pour ce genre si particulier trouve donc sous la plume de François Ost une nouvelle forme ! Il faut dire qu’il médite depuis longtemps la construction d’« une théorie narrative du droit » ; c’est-à-dire « une théorie pour laquelle le récit ne porte pas seulement sur le droit, mais en constitue la trame elle-même » ! La iurisfictio, nous dit François Ost, est cette « pratique complexe et délicate : si elle repose sur l’inspiration et le travail de l’imaginaire, elle doit aussi assurer ses bases sur le terrain factuel, la connaissance des réalités sociales et des données juridiques, tout en affrontant des questions éthiques étrangères au travail doctrinal classique »6. Jadis Anne Teissier-Ensminger avait appelé cette démarche la jurislittérature. On y trouve deux volets : Droit en lettres, et Lettres en Droit. Les contes s’inscrivent dans le second. Or, comme le rappelait Madame Teissier Ensminger, « il existe manifestement une plus grande difficulté à écrire du Droit sur le mode littéraire qu’à recréer littérairement la juridicité. Obstacles d’écriture et tabous de culture (…) potentialisent en l’occurrence leurs effets dissuasifs, et voilà sans doute pourquoi la clarté de l’affichage disciplinaire se révèle aussi déterminante ». En cause ? L’étiquette littéraire d’une œuvre juridique risque « peu ou prou de brouiller l’impératif de la sécurité disciplinaire sur laquelle les juristes ne peuvent être qu’intransigeants »7. Chez François Ost, le passage de la théorie à la pratique – lisez tous les contes pour vous en convaincre ! –  est une formidable réussite.

Naguère, les frères Grimm – qui suivirent à la faculté de droit notamment les enseignements du célèbre juriste Friedrich Carl von Savigny –, disaient avoir sondé l’esprit du peuple pour recueillir leurs célèbres Contes de l'enfance et du foyer. François Ost navigue pour sa part sur les eaux de l’Histoire, de l’invention pure et simple, des références bibliques, de l’actualité, pour faire jaillir de notre imaginaire collectif de véritables histoires juridiques. « Raconter le droit pour mieux le penser, explique François Ost, le considérer comme une culture plutôt que comme une technique, l’appréhender sous l’angle du cas et pas seulement de la règle », voilà les raisons très profondes de sa démarche. « Nous sommes entrés dans une civilisation du récit », et il faut en ce sens insister, comme c’était déjà le cas pour ceux de Charles Perrault et des frères Grimm, sur le rôle formateur de la pratique des contes. Formation « aux responsabilités éthiques et aux engagements politiques qui accompagnent les métiers juridiques – et aussi plus largement, la situation du citoyen, dès lors précisément que le droit est une culture générale et pas une technique réservée à une corporation particulière »8. Nous nous rapprochons de Kafka…

Les excellentes contributions réunies dans l’ouvrage qui lui est consacré se livrent à « cette lecture existentielle » requise par ses œuvres. Souvenons-nous que Kafka était juriste ! Docteur en droit, il a réalisé des stages dans le milieu juridique (cabinet d’avocats, juridiction). Il n’avait pas aimé ses études de droit9.

« Devant la porte de la Loi se tient un gardien. Ce gardien voit arriver un homme de la campagne qui sollicite accès à la Loi ». On le lui refuse. « L’homme de la campagne ne s’attendait pas à de telles difficultés ; la Loi est pourtant censée être accessible à tous à tout moment (…) »10. Ici se trouve mise en quelques mots une grande partie de l’œuvre de l’écrivain tchèque, et s’y élance le kafkaïen, cet absurde littéraire devenu le qualificatif type de tant de nos crises contemporaines. Les contes de François Ost incitent à franchir, avec son aide, les portes de la loi. Kafka nous laisse lui dans l’embarras interprétatif de ses écrits. Il faut alors applaudir toutes les tentatives qui toutes participent à accompagner le lecteur. Notons tout particulièrement ici la contribution d’Ulysse Manhes dans l’ouvrage que nous vous conseillons11. Convoquant Kafka mais aussi d’autres auteurs d’Europe centrale, contemporains de Kafka ou héritiers plus éloignés, l’auteur suggère que « le régime du procès (…), c’est le régime totalitaire de l’esprit de sérieux, où dans l’absurde même, plus aucune fenêtre ne s’ouvre sur la possibilité d’un espoir (…), ni même sur la possibilité d’une dérision, d’une légèreté critique ou la grâce d’une simple plaisanterie ». Il n’y a, en somme, « que des affaires sérieuses, et l’on ne badine pas dans le pays figé du procès ». Kafka et d’autres, comme Kundera, auront su révéler, « par une forme caractéristique d’humour et d’ironie (…) l’implacable gravité nichée dans l’absurde ». Notre époque n’en manque pas ! Demandez donc à Sylvain Tesson !

François Ost n’élude pas la face sombre de la raison narrative, particulièrement incarnée selon lui dans le storytelling qui procède au formatage narratif des esprits. Ce danger « ne rend que plus nécessaire la prise de conscience des puissances de la fiction, ainsi que la formation critique au récit, susceptible de distinguer les récits formateurs des récits aliénants et régressifs »12. Ils sont aussi parfois agressifs, en ce qu’ils supportent mal les pensées alternatives déployées dans des récits qui les contestent… Iris Murdoch distinguait pour sa part les œuvres d’imagination des fantaisies consolatrices (fantasy-consolation), lesquelles étant incapables de produire une « une vision du réel », se bornaient à produire une image qui viserait « le réconfort et l’exaltation de son auteur et la projection de ses obsessions et désirs personnels », le tout faute de savoir « taire le soi »13.

Taire le soi, rabattre notre esprit de sérieux, apprécier l’autre, son humour, son ironie, son altérité pleine et entière, en voilà un vaste programme pour la nouvelle année qui s’annonce !

Références :

1. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-humeur-du-matin-par-guillaume-erner/sylvain-tesson-est-il-contagieux-6706439

2. Le journal de Sylvain Tesson : poésie et mouvement, Le Point, n°202411, p. 3.

3. Mentionnons que François Ost a par ailleurs longuement réfléchi à l’œuvre de Kafka dans un texte magistral intitulé : « Kafka ou l'en deçà de la loi », in Raconter la loi Aux sources de l'imaginaire juridique (sous la dir. Sous la direction de François Ost, Laurent Van Eynde, Philippe Gérard et Michel Van de Kerchove), 2001, Paris, Odile Jacob,  Hors collection, p.337-405.

4. F. Ost, Le Congrès, Dalloz, p. 18.

5. Il était une fois...analyse juridique des contes de fées, Dalloz, 2018.

6. F. Ost, op. cit., p. 19.

7. Fabuleuse juridicité. Sur la littérarisation des genres juridiques, Classiques Garnier, 2015, p. 12.

8. F. Ost, Nouveux contes juridiques, Dalloz, p. 15 et suiv.

9. « Il s'agit donc de trouver la profession qui, sans blesser par trop mon amour-propre, autorisera le mieux mon indifférence. Ainsi, les études de droit allaient de soi (…) Je fis donc des études de droit. C'est-à-dire que, m'épuisant sérieusement les nerfs pendant les quelques mois qui précédaient les examens, je me suis nourri spirituellement d'une sciure de bois que, pour comble, des milliers de bouches avaient déjà mâchée pour moi »

10. F. Kafka, Le Procès, trad. Bernard Lortholary, Paris, Flammarion, coll. « GF » 1983, p. 256.

11. U. Manhes, « D’Abraham à Kafka – L’esprit du procès, l’esprit de sérieux et le refuge de la dérision », La justice selon Kafka, Dalloz, p. 121 et suiv.

12. F. Ost, Nouveaux contes juridiques, op. cit., p. 17.

13. Lecture en version originale ici : I. Murdoch, Existentialists and Mystics: Writings on Philosophy and Literature, Penguin, 1999, p. 352

 

Auteur :Yves-Edouard le Bos


  • Rédaction