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Le billet
Littérature, Économie… et Droit
Lectures pour temps difficiles…
Heureux qui comme Anne de Guigné a fait un beau voyage ! Des premiers temps à aujourd’hui, quelle aventure ! « Retrace[r] l’histoire de l’économie à travers le regard des plus grands écrivains, de l’Antiquité à nos jours » ! Quelle promesse ! Comme le note l’auteur, qui est grand reporter au Figaro et qui couvre la politique économique européenne, un tel programme « exige une certaine souplesse sémantique » (p. 13). En effet, de la Genèse ou l’Iliade et l’Odyssée d’Homère à Abel Quentin et Gaspard Koenig en passant par Balzac et Houellebecq, « des berges de la Bible aux champions de la tech contemporaine, l’organisation de la production, de la distribution et de la consommation des richesses a considérablement varié ! » (ibid.). Il en est de même, certainement, de la littérature et de son statut, qui ont évolué à travers les siècles. Relevons immédiatement le constat par Anne de Guigné d’une inquiétude littéraire qui ne cesse de croître depuis l’avènement du capitalisme. La bascule néo-libérale et l’emprise annoncée de l’intelligence artificielle sur nos vies pourraient la tourner en angoisse encore plus profonde.
En ce sens, lire ensemble l’essai d’Anne de Guigné et les derniers textes de Giuliano da Empoli s’avère passionnant, surtout pour un juriste.
Si le spectre économique et littéraire est immense, l’objectif de l’ouvrage d’Anne de Guigné est aussi simple qu’efficace : « mettre en lumière ce que les hommes ont su faire, au fil du temps, des progrès apportés par la sphère économique » (p. 15). Comment sélectionner les textes ? « J’ai opté pour des textes représentants leur époque, portant un regard original sur la production et les échanges, et qui m’avaient tout simplement enthousiasmé » (p. 15). Voilà d’excellents critères ! Anne de Guigné concède néanmoins une difficulté remarquable : « La sélection fut relativement simple jusqu’au XVIIIe siècle, puis nettement plus difficile, tant d’œuvres méritant d’être citées aux XIXe, XXe et XXIe siècles » (p. 15). Si le corpus est essentiellement européen, la mondialisation a imposé une certaine ouverture ! Le choix de procéder par fiches courtes, dynamiques et bien ordonnées, en fonction des époques, est très intéressant pour la dynamique de la lecture.
Les juristes trouveront stimulant de voir leur discipline si fréquemment évoquée, sous différentes formes, au cœur des analyses l’ouvrage. Que droit et économie entretiennent des liens étroits, personne ne devrait en douter. Seulement, l’enseignement universitaire n’a pas toujours bien su ménager cette relation privilégiée. Rares sont les cours d’économie qui figurent dans le cursus des juristes, rares sont les cours de droit dans celui des économistes, et plus problématique encore, les entrecroisements du droit et de l’économie ne sont pas toujours mis au jour quand cela serait pourtant nécessaire.
Anne de Guigné relève ainsi que le lent développement économique qu’initie l’Antiquité ne doit rien au hasard, mais « est rendu possible par deux grandes révolutions : la découverte de la vie politique comme horizon collectif, puis la création à Rome d’un droit protecteur des trajectoires individuelles » (p. 19). Progressivement s’impose la grande société des marchands, que les écrivains s’approprient tout en la vivant jusque dans leur propre biographie. Ainsi Shakespeare, dont le père eu des ennuis judiciaires pour avoir prêté avec usure avant qu’il en rencontra lui-même, met en scène dans Le Marchand de Venise, la commenda, « inventée par des juristes vénitiens », dont notre essayiste explique que prise comme forme d’association, elle « garantissait le partage des risques lors des expéditions commerciales entre l’investisseur qui restait à terre (…) et un marin, souvent de milieu plus modeste, acceptant les risques physiques de l’expédition (tempête, piraterie, maladies…) » (p. 80). Jean La Fontaine, le plus célèbre des maîtres des Eaux et des Forêts du duché de Château-Thierry, ne trouva sans doute pas dans l’achat de sa charge l’occasion de s’enrichir personnellement, mais s’y bâtit « un observatoire exceptionnel des évolutions économiques de son temps » (p. 101) et notamment quand, « chaque semaine il lui fallait (…) présider un tribunal spécial appelé "Table de marbre" où étaient jugés tous les délits liés au braconnage, à la pêche sauvage, aux coupes clandestines d’arbre » (p. 100).
L’avènement capitaliste bouleverse en profondeur la société, et la littérature qui l’accompagne, estime Anne de Guigné, à tel point que les écrivains auraient été confrontés, devant cette grande bascule, à une question fondamentale, anthropologique : « le capitalisme va-t-il changer l’âme humaine ? » (p. 119). En France, Stendhal et Balzac sont notamment évoqués. Ici, les juristes retrouvent deux références littéraires qui leur sont bien connues. La lecture par Stendhal du Code civil, pour prendre le ton, lors de la rédaction de la Chartreuse de Parme, est bien sûr évoquée (p. 132), et si le droit n’est pas immédiatement présent dans les analyses de l’œuvre de Balzac, c’est que tout le monde sait la puissance romanesque qu’il a su lui donner ! En Angleterre, Dickens donne de nouveau l’occasion de montrer les liens entre économie et droit : « journaliste parlementaire, Dickens s’intéressa de près au vote de la loi sur les pauvres de 1834 » (p. 143). Si Anne de Guigné met en avant pour son propos le roman Les temps difficiles, les juristes pourront compléter sa lecture par celle de La Maison d'Âpre-Vent (1853) (v. également, et notamment, V. Caron, et J. Torres-Ceyte, « Imaginaire littéraire et réalité judiciaire Regards sur l’héritage juridique de Charles Dickens », Revue Droit & Littérature, 2018, p. 243-254). En Russie, Dostoïevski, que les juristes connaissent bien, est retenu comme auteur de référence avec son Crime et Châtiment (« Tous les romans de Dostoïevski pourraient s’appeler Crime et Châtiment » relevait d’ailleurs Marcel Proust), critique radicale et violente du « capitalisme naissant et de la philosophie utilitariste » (p. 150).
Le questionnement critique du XIXe siècle est remplacé, au XXe siècle, par le grand procès littéraire du capitalisme ! Les juristes pourront lire notamment pages intéressantes de l’essai qui sont consacrées à Kafka dont l’analyse de la bureaucratie est ici utilement corrélée à son rôle au sein de l’Office d’assurances pour les accidents des travailleurs du royaume de Bohême (p. 189).
Le XXIe siècle ? Il commence à peine, pourtant Anne de Guigné constate chez nos écrivains contemporains comme une angoisse de fin des temps ! On ne s’étonnera pas de retrouver l’important Michel Houellebecq comme auteur de référence. Bernard Maris, cité par Anne de Guigné, avait en effet relevé que l’auteur des Particules élémentaires avait « surpris cette musique économique, ce fond sonore de supermarché qui (…) pollue notre existence, ces acouphènes de la pensée quantifiante – gestion, management, placement, retraite, assurance, croissance, emploi, PIB, concurrence, publicité, compétitivité, commerce, exportations… – qui tombent goutte à goutte sur notre tête et rongent notre cerveau au point de nous rendre fous » (Bernard Maris, Houellebecq Économiste, Flammarion, 2014, p. 21). Il n’a, du reste pas échappé, à Michel Houellebecq que le droit est le bras armé de cette économie destructrice…
Le tournant numérique pris par l’économie, désormais confrontée aux graves enjeux de la destruction de la biodiversité et du réchauffement climatique, est déjà saisi par la littérature. Cabane d’Abel Quentin et Humus de Gaspard Koenig sont ainsi mentionnées à raison par Anne de Guigné.
C’est ici que les écrits passionnants de Giuliano da Empoli peuvent permettre de prolonger les réflexions intéressantes initiées par l’essai d’Anne de Guigné. Les titres de ses deux ouvrages les plus récents en disent long sur les secousses à venir : Les ingénieurs du chao (Jean-Claude Lattès, 2019), L’heure des prédateurs (Gallimard, 2025), voilà qui n’annonce rien de bien réjouissants.
Giuliano da Empoli synthétise bien une partie de la perplexité littéraire devant les tensions provoquées par le libéralisme triomphant : « Le grand dilemme qui a structuré le XXe siècle est le rapport entre l’État et le marché : quelle part de notre vie doit être sous le contrôle de l’État et quelle part doit être laissée au marché et à la société civile ? » (L’heure des prédateurs, p. 129). Or, le XXIe siècle renouvelle le clivage, qui devient une tension entre l’humain et la machine : « dans quelle mesure nos vies doivent-elles être soumises à de puissants systèmes numériques – et à quelles conditions ? » (ibid.). Faramineuse interrogation ! N’imaginons pas que ceux qui mènent les puissants systèmes en question, Google, OpenAI, Amazon, Meta, Microsoft, et d’autres encore, attendent patiemment nos réponses avant d’agir. Nos atermoiements sont leurs alliés.
Or, Giuliano da Empoli montre de manière assez convaincante – et c’est à nouveau ici, dans cette mise en lien de l’économie et du droit, que les juristes devront être attentifs – que le « parti des avocats » pourrait déjà être le grand perdant des luttes à venir. Qui compose ce parti ? Les technocrates et les responsables politiques traditionnels qui évoluent dans des cadres très normés, nous explique l’auteur : « les avocats ont beaucoup de qualité, mais ils n’ont jamais été capables d’arrêter une révolution » (L’heure des prédateurs, p. 84). Y sont inscrits tous ceux qui répondent « règles, démocratie, protection des minorités… » (p. 83), quand les ingénieurs du chao annoncent pour leur part s’attaquer à « la vie chère, l’immigration, le mépris de classe » (p. 84). Il y aurait une menace très sérieuse que « la promesse du miracle » (Dossier, « Les visionnaires », L’Express, 16 oct. 2025) l’emporte partout sur l’État de droit dans un moment où « le chao n’est plus l’arme des rebelles, mais le sceau des dominants » (L’heure des prédateurs, p. 75).
Que peut alors la littérature ? Que peut alors le droit ? Anne de Guigné expose la capacité de certains écrivains à saisir la réalité économique de leur temps et à lui dire ses faits, puissance inattendue du comme si de la fiction qui joue alors le rôle fondamental du grand révélateur du réel. Giuliano da Empoli démontre et démonte les rouages des constructions des ingénieurs du chaos et des prédateurs en mettant en évidence leur capacité à produire des fantaisies consolatrices (fantasy-consolation) pour reprendre l’expression d’Iris Murdoch que nous évoquions dans un précédent billet. « Le vrai roman d’anticipation sur l’IA, estime encore Giuliano da Empoli, est Le Procès de Kafka, dans lequel personne ne comprend ce qui se passe, ni l’accusé, ni même les juges (…) et pourtant les évènements suivent leur cours inexorable » (L’heure des prédateurs, p. 138, nous soulignons).
À la littérature, pourrait alors revenir, contre les récits affabulés, le rôle d’« extraire le réel de sa gangue d’illusions, de convenances et de mensonges autoprotecteurs » (R. Debray, « L'actualité du "18 juin" », Le Débat, vol. 162, n° 5, 2010, p. 49). Au droit, reviendrait, contre les prédateurs et leurs tactiques fondées sur le cours inexorable des évènements, celui de « "dévoiler", c’est-à-dire montrer le plan servi par cette stratégie, (…) », puis de « parler et dire : Non » (M.-A. Frison Roche, « Sophistique juridique et GPA », D. 2016. 85).
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