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Le billet

[ 27 juin 2022 ] Imprimer

Commentaire comparé de deux films

En rentrant de mission à l’étranger, mal installé durant 13 heures dans un siège étroit, je visionne – entre autres – le film français Goliath (sortie en 2021, réalisation de Frédéric Tellier, avec Pierre Niney, Gilles Lellouche, Emmanuelle Bercot). Pour celles et ceux qui ont déjà vu et revu autre film – Erin Broncovitch, seule contre tous –, la filiation est frappante.

Sorti en 2000, réalisé aux États-Unis par Steven Soderbergh, avec Julia Roberts, ce film est également tiré de faits réels : l’héroïne se met à enquêter pour le compte d’un avocat sur les causes des multiples cancers touchant les habitants des alentours d’une usine. Réalisant que ce sont les eaux rejetées par l’usine qui sont à l’origine des cancers par pollution de la nappe phréatique, Erin Broncovitch convainc son employeur avocat et les victimes d’intenter une action. Le juge leur donne raison, prononçant de généreuses indemnisations. Le film Goliath s’inscrit dans cette veine, et surprend d’autant plus que le cinéma français ne nous a pas habitués à décrypter des procès non criminels (pour les affaires criminelles, on rappellera entre autres le magistral Section spéciale de Costa-Gavras, sorti en 1975, Intime conviction, d’Antoine Raimbault, sorti en 2019, ou L’Affaire Dominici de Claude Bernard-Aubert, 1973).

Le « pich » de Goliath : une histoire de gens ordinaires touchés par des cancers liés à l’emploi massif de pesticides dans l’agriculture, luttant avec leurs moyens dérisoires (pétitions, manifestations locales), contre le lobby agrochimique qui manipule les pouvoirs publics pour obtenir ou maintenir une réglementation permissive, et qui s’en prend violemment à toute forme de contestation. Un sombre avocat incarné par Gilles Lellouche tente, en bon David – contre Goliath on l’aura compris –, de renverser cet ordre des choses devant la justice. Mais il échoue (ou presque : ne divulgâchons pas).

Invitons à une comparaison entre les deux films, sous l’aspect juridique, avec les similitudes et les différences (annonce de plan).

■ Au titre des similitudes (1re partie), commençons par la forme, avant d’aborder le fond (annonce de sous-plan).

Dans les deux cas, mais bien plus encore dans le cas américain, la forme (1re sous-partie) pâtit de la complexité du fond : il faut expliquer, réexpliquer, et surtout éviter l’implicite. Cela explique d’ailleurs la durée de ces deux films : 2h11 pour Erin Broncovich, 2h10 pour Goliath, sans cascades ni effets spéciaux. Le côté larmoyant est présent dans les deux cas, même si les Américains sont les maîtres du genre. Le méchant est très, très méchant jusque dans l’apparence dans les deux cas, et les victimes toujours très dignes : manichéisme garanti, de même que le moralisme, avec dans chaque cas un méchant repenti.

Sur le fond (2e sous-partie), la trame est cousue de fil blanc. Erin gagne le procès aux États-Unis, et si Patrick perd le sien en France, il gagne autrement. Reste que dans le cas français, la fin est plus mitigée, car nous ne sommes pas américains (!), mais aussi en raison de la portée différente des deux affaires (v. infra). La connivence – ou l’impuissance – des autorités publiques ressort bien, tant les intérêts économiques en jeu sont puissants : cancers ou prospérité économique, le choix est vite fait et les dégâts collatéraux mis sous le tapis. Dans les deux cas, une entreprise connaît la nocivité de son activité, mais soit celle-ci rapporte énormément (cas de la production de pesticides), soit il serait trop coûteux de reconnaître les faits et d’y remédier (cas de l’eau polluée). Les deux films font enfin ressortir l’inégalité frappante devant la justice, les moyens de défense des pollueurs étant sans commune mesure avec ceux des « pollués ».

■ Quant aux différences entre les deux films (2e partie), elles sont tout aussi instructives. En se concentrant sur les aspects juridiques, nous aborderons les différences quant aux instruments mis en œuvre, et quant à l’époque, le droit et les mœurs ayant évolué entre 2000 et 2021 (annonce de sous-plan).

Les instruments juridiques (1re sous-partie) au service des deux héros sont très différents. Alors que le David français défend un couple victime parmi tant d’autres qui ont renoncé, Erin Broncovich convainc la quasi-totalité des victimes de se lancer dans une action de groupe (class action). Bien sûr, l’action de groupe n’est pas inconnue du droit français au moment où se tourne Goliath. Mais elle fait l’objet d’un encadrement si strict qu’elle n’a connu à ce jour qu’un succès réduit, alors même que l’action de groupe à la française date de 2014 (L. n° 2014-344 du 17 mars 2014) et qu’elle a été étendue au domaine de la santé (L. n° 2016-41 du 26 janv. 2016). On peut imaginer qu’une action de groupe moins entravée par les textes qui l’ont créée aurait permis une fin plus heureuse pour le film Goliath, même si le groupe de victimes françaises des pesticides est bien plus diffus que celui des victimes d’une pollution locale sur un territoire donné des États-Unis. On attend d’ailleurs le film qui expliquera comment les mêmes lobbies qui maquillent les effets néfastes de certaines industries s’emploient aussi à tuer dans l’œuf tout instrument juridique apte à contrecarrer leur action.

Il faut aussi noter le changement d’époque entre les deux films (2e sous-partie). Les mœurs juridiques ont évolué, avec les « fuites » organisées et la consécration du lanceur d’alerte (wistleblower), qu’il soit anonyme ou pas. Les fichiers sensibles duplicables à l’infini ont une tendance toujours plus prononcée à s’évader de leur coffre-fort numérique. Là où il fallait user de séduction pour obtenir quelques renseignements (Erin), les fuites anonymes sont aujourd’hui monnaie courante (Goliath). S’ajoutent les « procès médiatiques » qui se sont multipliés avec les chaines d’information continue, et qui entravent le cours de la justice. Car une autre différence tient dans le rythme de la justice, qui en France en particulier est sans commune mesure avec la détresse des victimes et la capacité des lobbies à influencer le droit. Et c’est là probablement la plus grande différence entre les deux films. Le choix français a porté sur la manière dont les lobbies interviennent à la racine même du droit, en intoxiquant au sens figuré cette fois les décideurs publics, y compris les ministres et les parlementaires. Cette influence s’exerce à grands coups de rapports scientifiques biaisés, achetés auprès de chercheurs si appâtés par le gain qu’on ne peut plus seulement parler de conflits d’intérêts. Ces rapports permettent aux lobbies de dicter les éléments de langage aux autorités, ce que montre parfaitement le film. Goliath nous emmène dans la fabrique même du droit, y compris européen, pour y disséquer en longueur les méthodes des lobbies, tandis qu’Erin Broncovitch nous décortique un procès, dont va dépendre plus directement le sort des victimes.

C’est aussi toute la différence entre deux systèmes juridiques : d’un côté un pouvoir judiciaire, de l’autre une simple autorité (ouverture).

 

Auteur :Jean-Paul Markus - Les surligneurs


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