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Coût des normes, coût du droit
Parmi les mesures d'économies « structurelles », pour reprendre la novlangue des institutions financières internationales, qui sont demandées à la France, figure ce qu'il est convenu d'appeler la réduction du « coût des normes ».
L'idée serait que la complexité des normes juridiques constituerait un obstacle à la compétitivité de l'économie d'un pays. Mais si l'on essaye d'approfondir ce sujet on se rend compte que les choses sont très loin d'être aussi simples et que derrière « le coût du droit » figure un ensemble d'enjeux fort complexes.
Observons tout d'abord que « coût du droit » et « coût des normes » ne sont pas nécessairement synonymes. Bon nombre d'acteurs économiques, comme des collectivités publiques, se plaignent avant tout de la complexité et du coût des « normes techniques », plus que de la complexité des normes juridiques : réglementation anti-incendie ou d'accessibilité aux handicapés pour les établissements recevant du public, réglementation thermique pour les constructions d'immeubles, réglementation de la sécurité des jeux d'enfants dans les parcs, de la sécurité des véhicules, de la traçabilité des produits alimentaires ne sont que quelques illustrations de la multiplicité de ces normes.
Qui décide de ces normes, comment en décide-t-on et pourquoi en décide-t-on ?
Voila des questions qui n'appellent pas de réponses univoques : certaines sont le produit de normes juridiques, d'autres sont décidées par des organismes de normalisation, d'autres encore combinent les deux modèles.
En règle générale, le choix de faire évoluer ces normes est la conséquence d'un objectif de sécurité ou d'une politique publique (l'accessibilité des personnes handicapées est illustrative de ce dernier point).
Ces normes ont-elles un coût ? Oui, de toute évidence. Les professionnels de construction considèrent que la réglementation thermique (RT) 2012 renchérit de 5 à 10 % le coût de la construction, les nouvelles obligations en matière d'accessibilité renchérissent très fortement les transformations d'immeubles existants, par exemple en imposant des ascenseurs d'une taille plus importante que celle des cages d'escaliers, etc.
Mais il est également possible de considérer que derrière ces coûts apparents et immédiats se cachent des économies ou des bénéfices sur le long terme : par exemple, un appartement à la norme « RT 2012 » précédemment évoquée sera plus économe en énergie et bénéficiera sans doute également d'une valeur supérieure de revente.
Aussi bien, agir sur ces normes techniques suppose une double réflexion.
D'abord une réflexion sur leurs coûts et avantages par rapport aux politiques publiques qu'elles mettent en œuvre : droit des personnes handicapées contre coût de la construction, voilà un débat qui, lorsqu'il est posé dans ces termes et plus que délicat à trancher et rend difficile les fameux « moratoires » sur les normes techniques, évoqués depuis quelque temps.
Mais ensuite, c'est sans doute sur le mode de production de ces normes techniques qu'il convient d'agir : aujourd'hui très largement aux mains des professionnels concernés et de leurs groupes de pression — qui ont un réel intérêt à l'évolution des normes qui conduit à une forme d’obsolescence programmée des équipements anciens et donc à la nécessité de leur renouvellement —, il conviendrait d'introduire une surveillance économique accrue, en imposant en particulier aux évolutions de normes de démontrer sinon leur neutralité économique, du moins que leur bénéfice est supérieur à leur coût. Voilà une mission qui mériterait de relever d'un État stratège.
Si l'on s'intéresse maintenant aux normes juridiques stricto sensu, les questions qui se posent sont de nature différente.
Commençons d'abord par poser que les idées reçues sur la complexité du droit français méritent d'être sérieusement tempérées : les études du rapport Doing Business (avec toutes les réserves méthodologiques liées à cet instrument) de la Banque mondiale montrent que si les performances du système français ne sont pas exceptionnelles elles sont en général dans la moyenne des pays de l'OCDE.
Mais une fois posé ce constat, cela ne veut pas pour autant dire qu'il n'y a pas de fortes réformes à mener pour améliorer la performance du système juridique français, et par voie de conséquence en limiter les coûts.
L'un de ses défauts essentiels tient à ce que le système juridique français est construit sur une logique de protection des rentes économiques et professionnelles : reposant sur l'idée que toute activité de cette nature doit être encadrée et contrôlée, il crée en réalité des barrières à l'entrée qui renchérissent le coût de l'activité et des produits ou services qu'elle dispense. Sans vouloir susciter les protestations de tous mes confrères et collègues juristes, constatons que la réglementation des professions juridiques en fournit une illustration très frappante. Et constatons également que l'économie de la rente dispose de bonnes raisons (qualité de la prestation, garanties juridiques...) et de forts réseaux de soutien pour maintenir ces barrières. Parvenir à les lever est une entreprise fort difficile et montre que résoudre les questions du coût du système juridique n'est pas nécessairement une question purement juridique, loin de là.
L'un des autres défauts essentiels de notre système juridique tient à ce que notre système de production de normes est incapable de jouer le jeu des « études d'impact » sur les conséquences bénéfiques ou non des réformes proposées : pour un projet mûri et réfléchi comme celui de la réforme du droit des obligations, combien de lois ou de décrets dont personne n'est capable de mesurer la pertinence ou les incidences économiques sinon avec une sorte de premier degré naïf (faussement naïf car il dissimule souvent les véritables enjeux de la réforme) sur le fait que le neuf c'est mieux que l'ancien...
Là encore, l'évolution est loin d'être évidente, car on mesure qu'elle repose sur des logiques culturelles plus que purement juridiques.
En définitive, cela nous ramène aux réflexions des sociologues de l'école de Michel Crozier « on ne réforme pas une société par décret » et débouche sur une conclusion paradoxale : la question de l'amélioration des performances et la réduction des coûts du système juridique français n'est sans doute pas une question principalement économique mais davantage culturelle et administrative. Il n'est pas certain que cela incite à l'optimisme...
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