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Le billet

[ 29 octobre 2014 ] Imprimer

Crise de l’aide juridictionnelle, est-ce seulement une question d’argent ?

Les professionnels du droit, et spécialement les avocats, contestent avec vigueur les conclusions du rapport parlementaire relatif à la réforme de l’aide juridictionnelle qui vient d’être remis au gouvernement et dont la conclusion principale consiste à proposer de transférer une partie de la charge financière de cette prestation sur lesdits professionnels du droit.

Débat récurrent depuis plus de vingt ans, le fonctionnement de l’aide juridictionnelle pose, nous semble-t-il, des questions plus fondamentales que ces seuls aspects budgétaires. Plus exactement, la dérive budgétaire est elle-même le symptôme de problématiques plus profondes et plutôt que de traiter à court terme le symptôme il vaudrait mieux chercher à en traiter les causes.

Partons de quelques données de base.

L’aide juridictionnelle constitue en France un budget de 347 M€ pour l’année 2015, qui croît avec constance sur une longue période (220 M€ en 2002, 307 M€ en 2008). Le nombre de personnes bénéficiant de cette aide croît également, quoique plus lentement au cours des périodes récentes : 521 000 admissions en 1993, 886 000 admissions en 2005, 919 000 en 2013. L’explication de la hausse des dernières années tient au développement de certains contentieux ou de certaines garanties : assistance de l’avocat pendant la garde à vue, contentieux « sociaux » devant le juge administratif tels que le droit au logement ou le droit des étrangers. Elle est compensée par des diminutions dans certains contentieux civils (notamment dans les procédures de divorce).

L’effort budgétaire est évalué par le Conseil de l’Europe à 5,90 € par an et par habitant, ce qui place la France au-dessus des pays européens de taille comparable (2,10 € en Italie, 4,70 € en Allemagne, 5,20 € en Espagne). Seuls les micro-États, les pays scandinaves et le Royaume Uni (pour des raisons très spécifiques) font mieux.

Du côté des professionnels du droit, le rapport qui vient d’être déposé montre une très forte disparité d’investissement dans le fonctionnement de l’aide juridictionnelle puisque 7 % des avocats réalisent plus de 50 % des missions d’aide juridictionnelle. Même si les statistiques fournies par le rapport ne sont pas suffisamment précises sur ce point, on peut considérer qu’il existe une « professionnalisation » croissante des avocats à l’aide juridictionnelle en fonction de la taille du barreau : plus le barreau est de taille restreinte, mieux l’aide juridictionnelle est répartie, plus le barreau est important, plus l’aide juridictionnelle est concentrée par certains avocats ou cabinets.

<s>Enfin, d </s>Dernières données à prendre en compte : la rémunération des prestations d’aide juridictionnelle est fixée à un niveau faible qui est très inférieur au coût de la prestation facturée ordinairement par un avocat et la qualité ressentie de la prestation d’aide juridictionnelle est globalement faible, que ce soit du côté des magistrats ou des justiciables.

Si l’on voulait résumer en un mot ces données on pourrait dire de l’aide juridictionnelle qu’elle est caractéristique d’un grand nombre de prestations sociales fournies en France : un coût élevé et qui s’accroît mécaniquement pour une prestation moyenne qui génère des effets de captation par défaut de pilotage stratégique.

Bref, la crise de l’aide juridictionnelle est le produit du refus de prendre des décisions sur les objectifs que l’on s’assigne, et le contexte budgétaire actuel fera que si l’on continue de ne raisonner qu’en termes de moyens et de nouvelles ressources à collecter face à cette augmentation mécanique, cette crise se posera de nouveaux tous les deux ou trois ans.

Le temps est donc venu d’essayer de poser les termes du débat autrement et de réfléchir à un nouveau statut de l’aide juridictionnelle tout en soulignant que malgré les demandes d’organes représentatifs de la profession d’avocat, cette évolution doit se faire à coûts budgétaires constants pour l’État puisque l’aide juridictionnelle dispose, comme on l’a dit, d’un budget acceptable au regard des comparaisons européennes.

▪ Première piste de réflexion

Qui doit supporter la charge du coût de l’aide juridictionnelle ?

Pour le moment, la réponse est claire. C’est l’État, et donc l’universalité des contribuables qui le supporte. Le timbre à 35 €, qui avait été institué (et supprimé en 2013) sur chaque instance pour financer l’aide juridictionnelle, avait transféré une partie de ce coût à la collectivité plus restreinte des justiciables. C’était un autre choix, qui avait ses justifications, mais il a été abandonné. Le rapport qui vient d’être remis propose, en ce qui le concerne, de transférer cette charge au moins pour partie aux professionnels du droit eux-mêmes en considérant, pour faire simple, que les avocats qui n’assurent pas de mission d’aide juridictionnelle doivent supporter le bénéfice qu’ils retirent de cet évitement. S’y ajoutent des propositions pour intégrer dans le circuit de financement soit les assureurs, par une taxation des contrats, soit les assurés, en renforçant les obligations de souscription de contrats de protection juridique.

Le choix entre ces différentes propositions ne peut pas se faire uniquement sur le produit attendu de ces prélèvements ou taxations. C’est bien ici la conception même que l’on se fait de l’aide juridictionnelle qui est en cause : 

– si elle est avant tout une prestation sociale, il est alors normal qu’elle soit d’abord prise en charge par l’État ;

– si c’est au premier chef une prestation juridique, il est plus normal qu'elle soit prise en charge par les différents acteurs : justiciables et professionnels du droit.

Il y quelques années je m’étais attiré de vertes critiques de mes confrères avocats en considérant qu’il n’était pas illogique de taxer les avocats qui ne concouraient pas à l’aide juridictionnelle (F. Rolin, « Crise de l'aide juridictionnelle ou crise des professions judiciaires ? », D. 2001. Chron. 6 s.). Je ne renie pas aujourd’hui l’idée générale de ces propos, mais je considère que la contribution des professionnels par la taxation est sans doute une erreur car elle ne remédie en rien à l’évolution mécanique de la masse de l’aide juridictionnelle.

En revanche, une idée essentielle ici est de revenir sur l’abandon du droit de timbre. L’étude de la CEPEJ du Conseil de l’Europe montre, en effet, que l’ensemble des pays du Conseil de l’Europe, seuls deux, le Luxembourg et la France, offrent une complète gratuité de la Justice. Dans les autres États, les revenus liés à la taxation des justiciables peuvent couvrir entre 10 et 40 % du budget de la Justice.

Certes, nous visons en France sur une idée reçue selon laquelle le droit d’accès à la Justice serait corrélé à sa gratuité, mais cette conception idéale doit céder devant une logique fonctionnelle plus efficiente : taxer l’accès à la Justice, outre les moyens accordés à l’aide juridictionnelle, est aussi un instrument de régulation de l’encombrement des juridictions. Si l’on y réfléchit un instant, est-il si illogique de taxer la société qui demande une injonction de payer de quelques centaines d’euros, le fonctionnaire qui conteste sa notation, le voisin qui conteste l’entretien du mur mitoyen ? Dans chacun de ces cas, c’est le faible coût de l’accès à la Justice qui concourt au choix du Tribunal plutôt que d’un autre mode de règlement du litige. Sans être une solution miracle, la taxation oblige le potentiel justiciable à réfléchir sur la véritable utilité de la saisine d’un juge.

▪ Seconde piste de réflexion

Comme je l’ai indiqué plus haut, la gestion de l’aide juridictionnelle au sein de la profession d’avocat pose aussi de sérieux problèmes : pour une frange de la profession l’aide juridiction est un mode de subsistance, pour une autre, elle est un coût à éviter absolument. Et globalement, cette prestation, traitée à la chaîne, peu rémunérée, est d’une qualité assez faible.

Il est illusoire de vouloir résoudre ces problématiques par la taxation ou plus globalement au niveau de l’État. Il me semble, en effet, que la régulation de cette problématique doit être avant tout professionnelle : l’assistance aux justiciables les plus modestes est historiquement un des devoirs de l’avocat, il serait donc logique que les Ordres, gardiens de la moralité professionnelle jouent un rôle de régulation renforcé en cette matière. Les Ordres se verraient attribuer une enveloppe budgétaire globale (rappelons que nous raisonnons toujours à moyens budgétaires constants outre le produit de la taxe mentionnée au point précédent) qu’ils attribueraient, ensuite, aux avocats en définissant eux-mêmes les unités de valeur et les modes d’attribution.

Deux logiques pourraient alors être envisagées.

La plus simple consisterait en un système d’obligation/taxation : en obligeant les avocats de leur barreau à réaliser un certain nombre de prestations d’aide juridictionnelle chaque année et en prévoyant une augmentation des cotisations ordinales pour les avocats qui souhaitent se soustraire à cette charge commune. Cette logique vise à assurer une meilleure répartition entre les cabinets de la charge d’AJ et à l’intégrer dans les process normaux des cabinets.

La seconde, plus ambitieuse, consisterait à prendre acte de la professionnalisation de l’aide juridictionnelle au sein de certains cabinets et à considérer que cette solution peut être intéressante à condition que la qualité de la prestation soit garantie. Il faudrait alors créer une certification voire une spécialité « aide juridictionnelle » reposant sur la démonstration de critères de qualité de traitement des dossiers sur la base d’une norme, soit définie par la profession, soit par un organisme de certification, et qui serait réexaminée périodiquement.

Ce ne sont là que quelques propositions soumises au débat. Il y en bien d’autres qui ont été explorées dans les multiples rapports relatifs à la réforme de l’aide juridictionnelle. Mais une chose est certaine : la réforme de l’aide juridictionnelle n’est pas qu’une question d’argent, elle est d’abord un choix qui doit être fait par la société dans son ensemble et par les professionnels du droit sur la manière d’assurer l’accès au droit des plus fragiles de nos concitoyens.

 

Auteur :Frédéric Rolin


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