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[ 27 avril 2020 ] Imprimer

De la supériorité du juge judiciaire sur le juge administratif pour assurer la garantie des droits en période de pandémie

De mes amis se lamentent depuis quelques semaines : billets vengeurs sur des blogs, en commentaires affligés sur les réseaux sociaux ils déplorent la faiblesse du contrôle exercé par le juge administratif sur les mesures prises par les autorités publiques pour juguler la pandémie. Ils ont raison. Mais ils ont tort également. 

Ils ont raison car oui effectivement, le juge administratif a validé l’essentiel des mesures gouvernementales, il a refusé la plupart des demandes de mesures supplémentaires qui lui étaient soumises et il a censuré les initiatives, notamment locales, qui divergeaient par rapport aux mesures nationales. Mais ils ont tort de croire qu’il aurait pu en être autrement et ils ont tort d’appeler de leurs vœux des contrôles renforcés. 

Pourquoi ?

Pour répondre à cette question, il faut mettre en évidence la position structurelle du contrôle susceptible d’être exercé par le juge administratif. Sur quel type de mesures peut-il porter ? 

Sur des actes à caractère général et impersonnel qui définissent ou appliquent les grands cadres de la politique de santé publique définis par le Gouvernement. Ce contrôle lui-même, est un contrôle de légalité abstrait qui nécessite non seulement des normes de référence mais des données de référence. En particulier des données de fait, médicales ou de santé publique. Or, les données qui sont à disposition du juge sont les mêmes que celles qui sont à disposition des autorités publiques : avec les mêmes incertitudes sur les données épidémiologiques, avec les mêmes éléments sur les difficultés de production ou d’approvisionnement. Dans ce contexte, censurer une des mesures prises par les pouvoirs publics serait en réalité faire œuvre d’administrateur en lieu et place de l’administration. Or, au-delà de la répugnance traditionnelle du juge administratif à faire œuvre d’administrateur, c’est structurellement qu’il lui est impossible de le faire. Le contrôle objectif et abstrait qu’il exerce n’est pas outillé pour une telle mission alors que, comme nous le verrons, il en va différemment du contrôle concret que peut exercer le juge judiciaire.

Mais, me direz-vous, d’excellents auteurs ont souligné qu’il s’était justement produit des évolutions, notamment grâce à la mise en œuvre du « référé liberté ». Ainsi, commentant la première ordonnance rendue par le Conseil d’État en référé liberté à l’occasion de la pandémie (celle qui demandait au Gouvernement de préciser certaines conditions du confinement), Xavier Dupré de Boulois écrit : « le juge du référé-liberté se retrouve désormais en situation de prescrire aux autorités de police l’adoption de mesures de contrainte qui peuvent constituer des entraves importantes à l’exercice de différentes libertés. Il devient, si l’on nous permet l’expression, une « meta-autorité de police », en situation de faire la leçon aux autorités compétentes sur la « bonne mesure de police » au sens de son efficacité opérationnelle » (On nous change notre…. référé-liberté, obs. sous CE, ord., 22 mars 2020, n° 439674).

Je ne suis pas d’accord avec cette conclusion. Ce que montre au contraire cette ordonnance, et ce qu’ont montré également toutes les suivantes, c’est que même dans la procédure du référé liberté le juge face à ces mesures structurelles laisse le champ libre à l’administration pour définir les mesures. Dans cette ordonnance tout particulièrement, le Conseil d’État s’est borné à demander au premier ministre de « préciser », de « réexaminer », « d’évaluer ». Autant dire, aucune obligation concrète et positive alors pourtant que l’article L. 521-2 du Code de de justice administrative lui en donne en principe le pouvoir : « le juge des référés peut ordonner toute mesure ». Cela me semble bien montrer que, même dans le cadre de cet office qui est censé rompre justement avec la logique du contrôle objectif et abstrait face à une situation concrète qui requiert des mesures particulières de sauvegarde des libertés publiques, le juge administratif se met en retrait. 

Comment peut-on expliquer cette mise en retrait ? À mon sens, cela tient à un paradoxe. Lorsqu’il contrôle de telles mesures générales et impersonnelles, le juge tout en se refusant à faire acte d’administration, raisonne et statue en utilisant les cadres utilisés par l’administration pour prendre les mesures considérées : vérification des compétences, vérification des bases légales et de leur interprétation, vérification de la congruence entre la mesure qui lui est soumise et les données de fait. Bref, il exerce un magistère de l’art de faire du « bon droit administratif », rien de plus. Notamment, il ne parvient pas à intégrer dans son contrôle le point de savoir s’il aurait pu exister une meilleure mesure, une mesure plus adaptée que celle qui lui est soumise. On le sait bien dans le droit administratif des temps ordinaires, par exemple dans le contrôle des tracés de voies de communication : le juge contrôle l’utilité publique du tracé décidé par l’administration mais ne recherche pas s’il aurait existé un meilleur tracé. Et bien cette logique est maintenue dans le droit administratif des périodes extraordinaires, telle que celle que nous connaissons actuellement. 

Pour que cela change, il faudrait sans doute introduire du dialogisme entre l’administration et son juge. On ne va pas ici reprendre un des antiennes les plus connus des critiques que l’on adresse au Conseil d’État, mais force est de constater que si les actes essentiels des pouvoirs publics (projets de lois, de décrets et d’ordonnances) n’étaient pas soumis au Conseil d’État avant leur édiction, si les rouages de la coordination gouvernementale n’étaient pas dirigée des membres du Conseil d’État, si le Directeur des libertés publiques du ministère de l’intérieur n’était pas systématiquement un membre du Conseil d’État si le Premier Ministre n’était pas membre du Conseil d’État, il serait sans doute plus facile de créer cet écart de logique entre le juge administratif et l’administration et d’envisager de nouveaux paradigmes de contrôle. 

Car justement, cet écart de logique, cette distance entre le contrôleur et le contrôle, elle me paraît avoir été mise en œuvre de manière très opportune et efficace par le juge judiciaire dans les ordonnances de première instance et d’appel rendues au sujet de la société Amazon et pour essayer de le démontrer, je voudrais confronter l’ordonnance rendue en appel à une ordonnance du Conseil d’État sur la requête de l’ordre des avocats de Marseille et de Paris (CE 20 avr. 2020, n° 439983, 440008). L’intérêt de cette confrontation tient à ce que dans ces deux cas, la question posée au juge est celle des modalités de mise en œuvre de protection des personnes participant, pour les unes, à une activité commerciale, pour les autres, au service public de la justice.

Commençons par l’ordonnance Amazon, et commençons par nuancer quelque peu les informations qui ont été données dans la presse : non la justice n’a pas interdit à Amazon de vendre des produits autres que de « première nécessité ». En réalité, ce qu’a constaté le juge c’est que dans ses différents entrepôts, la société Amazon n’avait pas mis en œuvre une évaluation des risques que la diffusion du virus faisait peser sur ses salariés, notamment en ne mettant pas à jour suffisamment rapidement le « Document unique d’évaluation des risques » prévus par les articles L. 4121-1 et R. 4121-1 du Code du travail, ni mis en œuvre, par voie de conséquences les mesures suffisantes pour protéger la santé physique et mentale des travailleurs. L’ordonnance en déduit que, tant que cette évaluation et que ces mesures n’auront pas été mises en place il faut limiter le nombre de personnes travaillant simultanément dans les entrepôts. D’où il résulte que pour rendre effective cette limitation, il faut réduire l’activité de la société Amazon à la vente et à la distribution des produits qui s’avèrent de première nécessité dans le contexte de confinement. En revanche, quand les mesures nécessaires auront été prises, la société Amazon pourra reprendre son activité pour toutes les autres gammes de produits.

Mais au-delà de la décision elle-même, c’est la méthode utilisée par l’ordonnance qui est intéressanteEntrepôt par entrepôt de la société, elle procède à une analyse détaillée de l’état d’avancement concret de l’évaluation des risques, avec l’analyse de l’intervention des différentes parties prenantes, les dates des différentes réunions et documents établis, et les perspectives d’avancement de ces mesures dans les jours à venir. Et c’est sur base ces analyses très méticuleuses que le juge constate que l’état d’avancement de l’évaluation des risques dans la quasi-totalité des entrepôts est encore insuffisant pour permettre de redémarrer une activité complète de la société. 

Examinons maintenant l’ordonnance rendue par le Conseil d’État sur la requête des Ordres des avocats de Marseille et de Paris. Elle est significativement motivée également mais en revanche elle ne fait référence à aucune circonstance locale ou concrète. Elle rappelle les ordonnances prises pour adapter le fonctionnement de la justice, les différentes « notes et circulaires » invitant au respect des gestes barrières, quelques données sur les volumes de gels hydroalcooliques livrés par les « réseaux du ministre de la justice » (je ne puis résister à un petit calcul : 4000 litres diffusés chaque semaine, dont 28 % au profit des magistrats et agents de greffe, soit 1120 litres par semaine, soit 10 litres par département ou encore 3.5 centilitres par agent. Même avec le télétravail on peut être saisi d’un doute…), ou sur les volumes de masques achetés par les autorités. Mais aucune vérification opérée sur les situations locales. Et de ces constats très généraux le Conseil d’État déduit que globalement la situation est sous contrôle et que les avocats qui ne sont pas des agents de l’État peuvent bien acheter eux-mêmes masques et flacons de gel.

L’opposition des méthodes est frappante : là où le juge judiciaire part de la situation concrète des entrepôts et remonte aux obligations de sécurité pesant sur l’entreprise, le juge administratif part du cadre normatif et de sa mise en œuvre par voie de circulaires pour en déduire que la sécurité est assurée dans la limite des capacités de l’administration. Et la confrontation des résultats l’est également : là où le juge judicaire garantit aux salariés d’Amazon une évaluation de leurs risques professionnels et des modalités de prévention des risques de contamination, le juge administratif fait confiance à l’organisation administrative générale pour assurer cette protection. 

Alors oui, on doit conclure à la supériorité du juge judiciaire sur le juge administratif pour assurer la garantie des droits en période de pandémie.

 

Auteur :Frédéric Rolin


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