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[ 13 novembre 2018 ] Imprimer

De l'ambiguïté de la situation du lanceur d'alerte

L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 6 novembre 2018 (n° 17-80.485), non promis à publication au bulletin, ne marquera sans doute pas par sa portée jurisprudentielle. Il est pourtant fort intéressant en ce qu'il permet de réfléchir au caractère très fragile de la protection que le droit offre aux lanceurs d'alerte ou du moins à ceux qui en revendiquent le statut.

L'affaire qui est à l'origine de cette décision a fait l'objet d'une forte médiatisation, justifiée par des faits peu ordinaires.

Une inspectrice du travail de Haute-Savoie était chargée du suivi d'un établissement de l'entreprise Tefal. Celle-ci se montra fort hostile aux résultats de ces contrôles et s'en plaint à la hiérarchie de l'inspection du travail. Le supérieur de l'inspectrice lui reprocha alors de façon virulente son attitude, ce qui conduisit à un premier litige dans lequel le tribunal administratif reconnut l'exercice d'une violence verbale à l'encontre de la salariée. Mais l'affaire ne devait pas en rester là. L'inspectrice reçut par un envoi anonyme (ultérieurement identifié comme provenant d'un salarié de l'établissement) une copie de courriels montrant que la direction de Tefal cherchait à obtenir de la hiérarchie de l'inspectrice sa mutation, ses supérieurs montrant une attitude ambivalente à cet égard. L'inspectrice transmit ces documents à des syndicats de l'inspection du travail qui révélèrent l'affaire dans la presse. L'entreprise porta alors plainte contre X et l'inspectrice fut poursuivie à la fois pour délit de recel de biens provenant d'un délit (C. pén., art. 321-1) et violation du secret professionnel (C. pén., art. 226-13). La Cour d'appel de Chambéry la déclara coupable de ces deux délits et la condamna à une peine d'amende de 3.500 € d'amende avec sursis. 

La Chambre criminelle casse cette décision de la Cour d'appel de Chambéry au regard des règles concernant l'application de la loi pénale dans le temps de l'article 112-1 du Code pénal. Postérieurement aux faits en question avait en effet été adoptée la loi du 9 décembre 2016, qui créé une cause d'irresponsabilité pour les « lanceurs d'alerte » qui dénoncent les faits selon une procédure détaillée par la loi (L. n° 2016--1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie, art. 6). Faute d'avoir examiné si ce texte ne pouvait s'appliquer à l'espèce, la décision de la Cour d'appel est cassée et l'examen de l'affaire est renvoyée à la Cour d'appel de Lyon. 

L'arrêt montre indubitablement la volonté de la Chambre criminelle que ce genre d'affaire soit examinée au regard de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, qui institue une protection particulière pour les lanceurs d'alerte contre certaines poursuites pénales et, dans le secteur privé, une protection contre les discriminations (C. trav., art. L. 1132-3-3). L'intérêt que le législateur apporte à la lutte contre la corruption et les délits économiques ou environnementaux justifie que les juridictions se montrent vigilantes à l'égard de la protection de ceux qui revendiquent un statut de lanceur d'alerte. 

Pourtant l'affaire montre toute la complexité de l'application d'un tel texte. Du côté du lanceur d'alerte, on voit, dans l'affaire concernant l'inspection du travail, que la diffusion de l'information peut s'exercer dans un contexte compliqué dans lequel se mêlent à la fois un conflit hiérarchique entre un salarié et son supérieur hiérarchique, et des relations sociales tendues entre les syndicats et la direction de l'inspection du travail, mis en avant en l'espèce par un rapport de l'IGAS. Le lanceur d'alerte n'est pas forcément le « chevalier blanc » qui découvre au hasard une affaire grave pour la collectivité : il peut être lui-même pris dans un conflit d'intérêt, peut être tenté de régler des comptes, ou, comme en l'espèce tenter de se sortir d'une situation intenable. La vertu publique de ces affaires ne se nourrit pas forcément que de dénonciations motivées par des intentions pures... La dénonciation « désintéressée » et de « bonne foi » exigée par la loi du 9 décembre 2016 n'est somme tout pas si évidente à caractériser dans ce genre d'affaire.

Par ailleurs, le cadre de protection institué à l'égard des lanceurs d'alerte dans ce texte est-il bien adapté aux difficultés que ces derniers rencontrent ? La loi, en son article 8, exige que le signalement soit porté à la connaissance du supérieur hiérarchique, et, faute de diligence de celui-ci, qu'il soit soumis à l'autorité judiciaire ou à l'autorité administrative ; en dernier ressort le lanceur d'alerte peut rendre l'information publique. Le caractère étroit de cette procédure et donc de la protection du lanceur d'alerte apparaît nettement quand on le confronte aux données de l'espèce. Le supérieur hiérarchique était directement impliqué dans le supposé délit dénoncé : le lanceur d'alerte peut-il en ce cas s'en affranchir et directement s'en référer à l'autorité administrative ou judiciaire ? Mais qu'en est-il lorsque, visiblement il existe un conflit entre les salariés et l'autorité administrative dont ils relèvent ? D'autres voies sont-elles envisageables ? Il ne serait pas absurde de laisser la salariée s'adresser à ses représentants du personnel pour résoudre ce genre de question : la transmission de l'information ne mérite-t-elle pas en ce cas un minimum de protection ? Les syndicats eux-mêmes ne pourraient-ils avoir un rôle à jouer dans les alertes ? 

Ces différents aspects mériteront d'être explorés. Il est à craindre, s'agissant d'un litige pénal, que la Cour de renvoi ne se tienne à une lecture stricte des textes et qu'elle écarte en conséquence la protection de la lanceuse d'alerte. 

L'ensemble de l'affaire permet en tout cas de comprendre combien est précaire la protection procurée au lanceur d'alerte. Face à la dénonciation publique, il apparaît que ce sont les lanceurs d'alerte qui font les frais de « procédures baillons » engagées par des entreprises qui sont à l'origine de comportements douteux, et qui sont exposés au risque de condamnation. 

Références 

■ Articles de presse sur l'affaire

Le Monde 8 février 2017

Le Figaro 5 septembre 2018 

L'Humanité 5 septembre 2018 

Mediapart 

■ Pour aller plus loin

Lanceurs d'alerte et entreprises : les enjeux de la loi « Sapin II » – Emmanuel Daoud – Solène Sfoggia – AJ pénal 2017. 71

 

Auteur :Frédéric Guiomard


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