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[ 8 novembre 2010 ] Imprimer

Dépaysements

Le mot a connu un grand succès dans l’actualité judiciaire avec la désormais fameuse saga tragicomique de l’affaire Bettencourt. Les solides amitiés élyséennes du procureur en charge du dossier jointes aux non moins solides inimitiés du même avec le juge d’instruction chargé d’un des volets — non politique — de l’affaire plaidaient incontestablement, selon certains hauts magistrats, pour que l’affaire fût « dépaysée », c’est-à-dire « renvoyée » à une autre juridiction.

L’entreprise est désormais envisageable, mais suscite des difficultés juridiques : si les articles 662 et 665 du Code de procédure pénale prévoient bien la possibilité de solliciter le renvoi d’une affaire à une autre juridiction dans des situations telles que celle ici évoquée, le premier n’envisage le dessaisissement pour cause de suspicion légitime, que d’une juridiction d’instruction ou de jugement, là où précisément l’affaire n’en était demeurée qu’au stade de l’enquête préliminaire du fait du refus persistant du procureur de déclencher une instruction…

Restent les termes plus accueillants de l’article 665 et la possibilité de renvoi à une autre juridiction pour une « bonne administration de la justice », mais la chambre criminelle de la Cour de cassation a jusqu’à présent estimé — à tort ou à raison — que la restriction de l’article 662 (n’appliquant le dessaisissement qu’aux véritables « juridictions ») devait être étendue au cas de l’article 665.

Du moins ces inquiétudes manifestées jusqu’au sein de l’Institution judiciaire elle-même auront-elles débouché sur l’ouverture d’une information judiciaire et la désignation de magistrats instructeurs, ce qui dans le contexte du moment s’apparente à une manière de « dépaysement » sans changement de ressort…

Voilà qui aura été bien laborieux tout de même, et l’on se prend à se dire qu’il est des « dépaysements » ou autre « délocalisations » qui prennent moins de temps. De mauvais esprits disposés à jouer sur les mots diront qu’il faut beaucoup plus de temps au pays des Lumières pour faire désigner un juge indépendant que pour faire expulser un camp de Roms ; que la France délocalise plus promptement ses déchets nucléaires (nonobstant les efforts des manifestants pour en ralentir l’acheminement vers l’Allemagne) et exporte plus facilement ses Airbus qu’elle ne réussit à porter les droits de l’homme au-delà de ses frontières (le président chinois emportera probablement quelques contrats signés dans ses valises, mais sans doute pas la DDHC, que le président français n’a pas mis trop d’insistance semble-t-il à lui proposer … ) .

Les plus sévères jugeront, en voyant des députés voter un amendement au budget destiné à priver de sa rémunération le président de l’agence du service civique, dans le seul but de châtier un ancien membre du gouvernement pour avoir eu l’outrecuidance de dénoncer les conflits d’intérêts, ou en voyant un pouvoir donner pour toute réponse à des accusations de « barbouzeries » contre la presse — justement pour des investigations relatives à l’affaire Bettencourt — émanant d’un hebdomadaire, une plainte pour diffamation, que notre République, à défaut de savoir faire diligence avec célérité pour les dépaysements judiciaires nous donne quasi quotidiennement une impression de « dépaysement » : entendez l’exotisme de ces méthodes empruntées dit-on aux Républiques bananières…

 

Références

Diffamation

« Allégation ou imputation d’un fait, constitutive d’un délit ou d’une contravention selon son caractère public ou non, qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne ou d’un corps constitué. »

Enquête préliminaire

« Enquête diligentée d’office ou à la demande du parquet par la police ou la gendarmerie avant l’ouverture de toute information et permettant au ministère public d’être éclairé sur le bien-fondé d’une poursuite. »

Suspicion légitime

« Un plaideur qui a des motifs sérieux de penser que ses juges ne sont pas en situation de se prononcer avec impartialité, en raison de leurs tendances ou de leurs intérêts, peut demander que l’affaire soit renvoyée devant une autre juridiction.

Le doute concernant l’impartialité des juges peut également concerner une juridiction pénale d’instruction ou de jugement. Le dessaisissement de la juridiction, sollicité soit par les parties soit par le ministère public, ne peut être décidé que par la chambre criminelle de la Cour de cassation. »

Lexique des termes juridiques 2011, 18e éd., Dalloz, 2010.

■ Code de procédure pénale

Article 662

« En matière criminelle, correctionnelle ou de police, la chambre criminelle de la Cour de cassation peut dessaisir toute juridiction d'instruction ou de jugement et renvoyer la connaissance de l'affaire à une autre juridiction du même ordre pour cause de suspicion légitime.

La requête aux fins de renvoi peut être présentée soit par le procureur général près la Cour de cassation, soit par le ministère public établi près la juridiction saisie, soit par les parties.

La requête doit être signifiée à toutes les parties intéressées qui ont un délai de dix jours pour déposer un mémoire au greffe de la Cour de cassation.

La présentation de la requête n'a point d'effet suspensif à moins qu'il n'en soit autrement ordonné par la Cour de cassation. »

Article 665

« Le renvoi d'une affaire d'une juridiction à une autre peut être ordonné pour cause de sûreté publique par la chambre criminelle, mais seulement à la requête du procureur général près la Cour de cassation.

Le renvoi peut également être ordonné, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, par la chambre criminelle, soit sur requête du procureur général près la Cour de cassation, soit sur requête du procureur général près la cour d'appel dans le ressort de laquelle la juridiction saisie a son siège, agissant d'initiative ou sur demande des parties.

Dans les dix jours de la réception de la demande et s'il n'y donne pas suite, le procureur général près la cour d'appel informe le demandeur des motifs de sa décision. Ce dernier peut alors former un recours devant le procureur général près la Cour de cassation qui, s'il ne saisit pas la chambre criminelle l'informe des motifs de sa décision.

La chambre criminelle statue dans les huit jours de la requête. »

 

Auteur :Ph. Brun


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