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Dépistage des consommations d’alcool et de drogue dans l’entreprise : un subtil dosage entre sécurité et libertés
L’employeur peut-il procéder à des tests salivaires dans l'entreprise afin de dépister la consommation de drogue ou d’alcool parmi ses salariés ?
De façon ancienne, le Conseil d’État avait exclu la légalité de contrôles systématiques à l’égard de l’ensemble des salariés de l’entreprise. Dès 1980, le célèbre arrêt Peintures Corona (n° 06361) avait reconnu que ces contrôles « excèdent par leur généralité l’étendue des sujétions que l’employeur pouvait légalement imposer en vue d’assurer la sécurité dans l’entreprise ».
La période contemporaine, obsédée par la question de la maîtrise des risques, conduit-elle à un durcissement des règles? La montée en puissance de l’obligation de résultat en matière de santé et de sécurité y conduit presque inévitablement. Le décès des 150 passagers et membres d’équipage du vol de la Germanwings en 2015 à la suite de la consommation d’anxiolytiques par le co-pilote témoigne, s’il en était besoin, de la gravité des enjeux que suscitent ces questions.
Un important arrêt rendu par le Conseil d’État le 5 décembre 2016 (n° 394178) montre qu’il n’y est pas insensible. L’affaire concernait le contrôle des clauses introduites dans le règlement intérieur d’une entreprise de bâtiment, secteur dans lequel les accidents demeurent excessivement nombreux.
L’inspecteur du travail avait demandé le retrait à la fois des stipulations qui interdisaient de façon générale d’introduire de l’alcool ou de la drogue dans l’entreprise ou d’être sous l’emprise de ces substances ainsi que de celles qui organisaient des tests salivaires aléatoires pour les salariés affectés à des postes jugés « hypersensibles ». Le premier aspect n’est pas discuté devant le Conseil d’État: une prohibition générale pour tous les salariés serait une restriction aux droits et libertés sans rapport avec la nature de la tâche à accomplir, contrairement à ce qu’exigent les articles L. 1121-1 et L. 1321-1 du Code du travail. L’arrêt apporte en revanche des précisions sur la manière dont des tests peuvent être mis en place pour les postes qui peuvent l’exiger. Le Conseil d’État, sans surprise, considère que des impératifs de santé et de sécurité peuvent légitimer des contrôles aléatoires. Néanmoins le caractère justifié et proportionné d’une telle mesure est conditionné au respect de trois types de garanties : En premier lieu, le contrôle ne peut être pratiqué que pour des postes pour lesquels « l'emprise de la drogue constitue un danger particulièrement élevé pour le salarié et pour les tiers ». De tels contrôles peuvent ensuite être opérés directement par un supérieur hiérarchique: aucune règle ne les réserve à une profession médicale. N’étant pas destinés à apprécier l’aptitude médicale, ils ne relèvent pas de la compétence du médecin du travail. Toutefois, le Conseil d’État relève que l’employeur et le supérieur hiérarchique devront ici respecter le « secret professionnel » sur le résultat du test. Enfin, les tests salivaires sont relativement peu fiables: le Conseil d’État indique en conséquence que le salarié peut demander une contre-expertise, à la charge de l’employeur.
La cause est ainsi entendue: l’employeur pourra, d’une façon relativement souple, procéder à des dépistages sur les postes les plus sensibles de l’entreprise, afin de pouvoir assurer le respect de son obligation de sécurité de résultat. Les règles dégagées par le Conseil d’État permettent de clarifier les conditions de la pratique de ces tests. On pourra regretter qu’il ne soit pas allé très loin dans la protection des salariés notamment en exigeant que les tests soient pratiqués par des professionnels de la santé et non par un supérieur hiérarchique tenté d’instrumentaliser de tels contrôles aux nécessités du moment.
Pour autant, chacun peut comprendre que la pratique des tests salivaire est loin de résoudre les problèmes soulevés par les consommations de drogue et d’alcool au travail. D’un point de vue juridique, la détection d’un cas de consommation n’autorise pas automatiquement le licenciement: il faudrait que celui-ci soit justifié par la consommation, ce qui demande à prendre en compte la nature et l’intensité de la consommation et son incidence sur les aptitudes du salarié. Du côté de la politique des ressources humaines enfin, les obligations de l’entreprise sont loin de se limiter à une sanction des contrevenants. La lutte contre les addictions au travail n’a rien de simple, et les entreprises, tenues de déployer des politiques préventives en matière de santé et de sécurité ne pourraient se dégager de leurs obligations en déployant des politiques purement répressives appuyées sur des contrôles systématiques de leurs salariés.
Références
■ CE 5 déc. 2016, Sté Sogea Sud, n° 394178, Lebon ; AJDA 2016. 2353.
■ CE, ass, 1er févr. 1980, Min. du travail c/ Sté des peintures Corona, n° 06361, Lebon 59.
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