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[ 9 mars 2020 ] Imprimer

Derrière la menace turque, l’Union européenne prise à son propre piège

Le temps est aux menaces. L’Union européenne est aux premières loges. Menacée, tout d’abord, par le Royaume-Uni sur les conditions et le contenu du traité pour organiser l’après-Brexit, ensuite, de représailles par les Etats-Unis en raison de déséquilibres dans les relations commerciales, enfin par la Turquie, depuis quelques jours, sur l’ouverture de sa frontière aux migrants. Les menaces en provenance de la Turquie ont une résonance particulière liée à leur contenu et au contexte. Elles renvoient nécessairement l’Union européenne à ses propres faiblesses et à son absence d’anticipation depuis la crise de 2016. Cette menace résulte ainsi tout autant de la responsabilité immédiate de la Turquie que de l’inaction de l’Union.

Aujourd’hui, la Turquie menace l’Union européenne d’une situation de chaos à sa frontière grecque, en instrumentalisant les migrants massés sur son territoire, dont une partie souhaite gagner l’Union européenne. L’enjeu pour la Turquie est double, s’assurer dans le cadre du conflit avec la Syrie du soutien de ses alliés de l’OTAN face à la Russie, mais également desserrer sur son propre territoire les conséquences de l’accueil de populations déplacées qui déstabilise la politique interne turque. Cet Etat peut aisément jouer de cette situation au regard de la crise migratoire qui a secoué l’Union européenne en 2015 et 2016, les Etats membres et les institutions étant incapables de s’accorder face aux arrivées toujours plus nombreuses de demandeurs d’asile potentiels. La crise a fracturé les positions au sein des institutions, entre les Etats membres, principalement la Slovaquie et la Hongrie, notamment sur les décisions liées à la répartition des demandeurs d’asile entre les Etats membres. La Cour de justice a même été saisie, rejetant les recours en annulation formés (CJUE, 6 septembre 2017, Slovaquie contre Conseil, C-643/15 et Hongrie contre Conseil, C-647/15).

Cette crise a en partie été maîtrisée en s’appuyant sur la Turquie, donnant une résonnance particulière à la situation de ces derniers jours. En effet, le choix de l’Union européenne a été de déléguer à la Turquie la gestion des migrants entrant sur son territoire. Ainsi un accord international entre les chefs d’Etat et de gouvernement des Etats membres et la Turquie a été conclu le 18 mars 2016, sans que l’Union en soit partie, évitant tout contrôle juridictionnel par la CJUE. Cet accord organise à la fois le retour vers la Turquie de migrants arrivés illégalement en Grèce depuis la Turquie, tout en garantissant le traitement de leur demande de droit d’asile déposée en Grèce. De plus, la Turquie accepte de contrôler sa frontière pour éviter les franchissements irréguliers en contrepartie d’un soutien financier. Cet accord a été appliqué immédiatement. Il a fait par la suite l’objet d’une application plus chaotique au gré de tensions entre la Turquie et l’Union européenne. Ainsi l’accord a été suspendu en juillet 2019 en raison de sanctions contre la Turquie sur l’exploration de gisements de gaz dans les eaux chypriotes. Aujourd’hui, l’accord est plus directement remis en cause, la Turquie favorisant directement et volontairement l’arrivée de migrants aux frontières grecque et bulgare.

La situation des migrants déjà précaire est aggravée par les comportements des autorités turques et ne peut être ignorée. Cependant au-delà de ces questions humanitaires, le positionnement et la gestion de ces questions par l’Union européenne interpellent sous plusieurs angles :

- le premier est sur le choix d’avoir délégué ou transféré le contrôle de sa frontière et des flux migratoires à l’est de l’Europe à la Turquie. Ce choix, dépassant la seule gestion de l’urgence, pose des difficultés quant à la capacité de l’Union européenne à maîtriser elle-même ses frontières et dans ce cadre l’Espace Schengen. Cette critique, vaut par rapport à la Turquie, mais elle vaut également par rapport à la solution envisagée des hot spot sur le sol de pays africain, afin d’opérer un tri entre les migrants par un examen de leur situation à l’extérieur de l’Union. Ce choix de gestion place l’Union européenne dans une situation de dépendance et de chantage, situation qui n’apparaît pas compatible avec la défense de ses propres intérêts dans la région. Concrètement, cette crise a des implications sur les positions de l’Union à l’égard de la Syrie et de l’Iran et plus largement sur la capacité de l’Union a déterminé en fonction de ses propres intérêts sa politique étrangère et de sécurité commune (PESC).

- le deuxième angle est que cette crise met en évidence la difficulté de l’Union européenne à s’emparer durablement de la question des migrants. L’accord avec la Turquie en mars 2016 a mis fin à une crise aiguë, sans que des actions majeures aient été menées parallèlement par les institutions et notamment le Conseil de l’Union européenne. Les représentants des Etats membres demeurent très attentistes. Ainsi, l’Union européenne demeure prisonnière du règlement de Dublin III qui est inopérant face à une arrivée massive de migrants demandeurs d’asile (règlement du Parlement européen et du Conseil européen n° 604-2013 du 26 juin 2013). L’Etat par lequel entre le migrant est dans l’incapacité de faire face à ce flux, créant des situations humanitaires terribles comme sur l’île de Lesbos en Grèce, dont les camps d’accueil sont sous-dimensionnés. La CJUE et la CEDH ont admis tour à tour que l’application du règlement de Dublin III aboutissait à une violation des droits fondamentaux au regard des conditions d’accueil dans cet Etat (CJUE 16 févr. 2017, C.K., H.F., A.S. c. Slovénie, C-578/16, PPU). De plus, l’Union européenne n’a pas précisé davantage sa politique migratoire et notamment l’accès au droit d’asile, laissant une part d’appréciation aux Etats membres. Ainsi, il n’a pas été établi une liste commune de pays d’origine sûrs, malgré des propositions. De même, il n’existe pas de mécanismes, de supports administratifs afin de traiter les demandes d’asile dans un délai raisonnable. Ces quatre dernières années auraient dû être mises à profit pour élaborer une véritable politique d’asile, le constat est inverse.

- le troisième angle est celui de la mise en œuvre du principe de solidarité, visé à l’article 80 TFUE. Il est décisif pour les politiques relatives aux contrôles aux frontières, à l’asile et à l’immigration. Pourtant, cette solidarité apparaît très en retrait au regard des moyens mis à disposition de la Grèce et relève plus de l’incantation derrière l’expression « toute l’aide nécessaire » promise par la Présidente de la Commission européenne, alors que la Grèce s’est déclarée en alerte maximale depuis plusieurs jours. Les discours, la communication des présidents du Conseil européen et de la Commission européenne sont rodés, mais manquent de preuves concrètes, y compris par l’agence Frontex. Cette situation semble se répéter à chaque poussée migratoire en méditerranée sans qu’un plan d’action d’urgence existe comme pour d’autres crises (catastrophes naturelles, technologiques, attentats par exemple).

L’accord de mars 2016 avec la Turquie ne pouvait être qu’un répit temporaire, laissant la possibilité de l’adoption de textes par l’Union, quant à la définition d’une politique renouvelée et harmonisée en matière de droit d’asile, mais également d’immigration. L’ensemble aurait sans doute été imparfait sur un sujet d’une complexité et sans solution de consensus, mais l’Union européenne devait saisir l’occasion pour ne plus laisser les Etats membres agir à sa place, au besoin en définissant un nouvel accord avec la Turquie. Loin de là, au sein du Conseil de l’Union, l’attentisme a été privilégié, les désaccords maintenus, prenant aujourd’hui l’Union à son propre piège.

 

Auteur :Vincent Bouhier


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